Mes chers collègues, nous sommes réunis ce matin pour examiner, selon la procédure d'examen simplifiée, le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord global dans le domaine du transport aérien entre les États membres de l'association des nations de l'Asie du Sud-Est et l'Union européenne et ses États membres. Cet accord a été signé le 17 octobre 2022 à Bali, à l'issue de six années de négociations menées par la Commission européenne au nom des vingt-sept États membres de l'UE. À ce jour, l'accord a été ratifié par six États de l'UE – l'Estonie, la Lituanie, l'Irlande, les Pays-Bas, l'Autriche et la Roumanie – et par deux États de l'ASEAN – Singapour et le Vietnam. Le projet de loi que nous examinons a été adopté par le Sénat le 28 février dernier.
Si la France a déjà eu l'occasion d'approuver des accords aériens conclus par l'UE, dans le cadre de sa politique de voisinage, ainsi qu'avec les États-Unis en 2007 et le Canada en 2009, l'accord du 17 octobre 2022 est inédit car il a été conclu entre deux ensembles régionaux. Cet accord bloc-à-bloc a vocation à s'appliquer à trente-sept États où vivent 1,1 milliard d'habitants.
Ayant exercé la profession de contrôleur aérien à Paris et en Polynésie française pendant plus de trente ans, je porte naturellement un vif intérêt aux enjeux relatifs à l'aviation civile. Le rôle majeur du transport aérien dans le rapprochement des femmes, des hommes, des familles et des amis, par-delà les continents, est une évidence depuis près d'un siècle. Il est assorti, plus que jamais, de défis incontournables liés au développement économique et à la lutte contre le changement climatique. Il convient de tenir compte de tous ces aspects dans l'analyse des accords internationaux en la matière.
L'accord entre l'UE et l'ASEAN que nous examinons s'inscrit dans le cadre du partenariat stratégique noué entre ces deux organisations depuis décembre 2020. Il vise un objectif bien identifié : élaborer un cadre juridique commun applicable au transport aérien. Il se substituera à l'intégralité des accords bilatéraux en vigueur à ce jour entre les vingt-sept États membres de l'UE et les dix États membres de l'ASEAN.
S'agissant de la France, la plupart des accords bilatéraux avec ces États du Sud-Est asiatique ont été conclus au cours des années 1960 et 1970. Ils prévoient un plafonnement hebdomadaire du nombre de liaisons aériennes autorisées pour le transport de passagers et pour le fret. Concrètement, l'accord entre l'UE et l'ASEAN procède à la libéralisation totale des droits de trafic relevant des troisième et quatrième libertés de l'air, qui offrent aux compagnies la possibilité de débarquer dans un État étranger des passagers ou des marchandises acheminées depuis l'État dont elles ont la nationalité, d'une part, et d'embarquer des passagers ou des marchandises depuis un État étranger à destination de l'État dont elles ont la nationalité, d'autre part.
L'accord prévoit aussi une libéralisation partielle des droits relevant de la cinquième liberté de l'air, qui permet aux transporteurs aériens de débarquer et d'embarquer des passagers en provenance ou à destination d'un État tiers à la suite d'un premier vol à destination de l'un des États de l'UE ou de l'ASEAN. La fréquence de ces vols est plafonnée à sept vols hebdomadaires par État membre ; elle pourra doubler deux ans après l'entrée en vigueur de l'accord. Le nombre de ces vols avec escale est illimité pour le transport de marchandises. Par exemple, cela permettra à Air France-KLM d'opérer une liaison entre Paris et Singapour, puis entre Singapour et un autre État.
De façon inédite, l'accord prévoit également des engagements en matière environnementale et sociale, qui figurent à ses articles 18 et 22. Il s'agit de promouvoir la lutte contre le changement climatique et la garantie des droits liés aux conditions de travail, à la protection sociale et au dialogue social, dans le respect de la législation des États parties.
À l'issue du travail d'auditions que j'ai mené, je porte un regard distancié et lucide sur l'utilité réelle de cet accord entre l'UE et l'ASEAN. Il existe un certain décalage entre les ambitions initiales ayant motivé sa conclusion et la réalité de sa plus-value. J'évoquerai successivement les deux principaux enjeux que sont les perspectives économiques et commerciales de croissance du trafic aérien et la portée des dispositions relatives à la protection de l'environnement et aux droits sociaux.
Premièrement, les estimations de bénéfices réalisées par la Commission européenne en amont de l'ouverture des négociations s'avèrent très difficiles à expertiser et semblent surévaluées, comme l'ont admis les services de la direction générale de l'aviation civile (DGAC) et les responsables d'Air France-KLM que j'ai auditionnés. En 2015, on prévoyait des retombées financières comprises entre 1,3 et 2,8 milliards d'euros pour le transport de passagers et entre 250 et 700 millions d'euros pour le fret, ainsi que la création de 5 700 emplois.
La crise du Covid-19 a bouleversé ces projections, dans la mesure où le trafic aérien entre l'UE et l'ASEAN a été divisé par deux entre 2019 et 2022. L'année 2024 devrait permettre de revenir à la situation prévalant avant la pandémie mais la DGAC reconnaît que l'optimisme des prévisions de 2015 n'est plus d'actualité à court terme.
De façon encore plus nette, les responsables d'Air France-KLM ont indiqué que l'accord ne révolutionnerait pas le marché aérien avec l'Asie du Sud-Est. D'une part, il ne remettra pas en cause la très forte concurrence des compagnies aériennes des pays du Golfe, qui profitent d'une situation géographique stratégique et d'une manne financière illimitée leur assurant une position résolument dominante dans ce secteur. D'autre part, si l'accord entre l'UE et l'ASEAN offre de nouvelles potentialités de trafic, elles ne correspondent pas à des besoins réellement exprimés par Air France-KLM, qui n'envisage pas de modifier à court terme la structure de son réseau ni sa stratégie commerciale, qu'il s'agisse du transport de passagers ou du transport de marchandises.
Deuxièmement, les engagements environnementaux et sociaux de l'accord n'ont aucun caractère contraignant. Ils sont donc des déclarations d'intention. Louables en principe, ils ne sont pas articulés à des objectifs de maîtrise du trafic. Par exemple, l'accord fait l'impasse sur l'obligation d'incorporation de carburant durable d'aviation (SAF) et se contente d'encourager l'échange d'informations et le dialogue entre experts sur la recherche et développement (R&D) en la matière.
Ces limites sont regrettables car les défis à relever pour accélérer la transition écologique dans le domaine aérien, renforcer les droits sociaux et lutter contre toute forme de concurrence déloyale sont des objectifs qui doivent nous rassembler. Toutefois, les progrès sur ces questions impliquent par essence une véritable coopération internationale, pour laquelle les accords de bloc-à-bloc sont un atout. Nous devons assumer d'en passer par une politique de petits pas pour lui donner ensuite des prolongements plus ambitieux.
Sans naïveté, souvenons-nous que, comme disait la marquise du Deffand : « Il n'y a que le premier pas qui coûte ». Gageons que ce texte sera l'élément déclencheur d'un effort collectif qu'il conviendra d'intensifier dans les années à venir. Malgré ses insuffisances et la réalité du contexte économique d'après-Covid, cet accord entre l'UE et l'ASEAN peut être un premier pas salutaire – certes loin d'être révolutionnaire – en faveur d'une coopération internationale renforcée.
Il me semble souhaitable de l'approuver, en demeurant particulièrement attentifs à sa mise en œuvre, afin d'en évaluer précisément les bénéfices, sociaux et environnementaux en particulier. Je vous invite donc à adopter le projet de loi autorisant l'approbation de cet accord.