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Intervention de Jean-Marie Guéhenno

Réunion du mercredi 20 mars 2024 à 11h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Marie Guéhenno, professeur à l'Université Columbia, ancien secrétaire général-adjoint de l'ONU en charge du département des opérations de maintien de la paix :

Je suis honoré de parler devant vous aujourd'hui, ce qui me permettra d'évoquer l'évolution de l'ONU, les questions spécifiques du maintien de la paix et les enjeux de la sécurité européenne.

S'agissant de l'évolution de l'ONU, la question essentielle est selon moi la suivante : le multilatéralisme peut-il fonctionner dans un monde multipolaire ? L'ONU a existé dans le monde bipolaire de la guerre froide, où son rôle très limité consistait à empêcher les conflits de connaître une escalade mais aussi à constituer un forum de contacts. À la fin immédiate de la guerre froide, nous avons connu une période exceptionnelle, où le monde était réellement dominé par l'Occident et où la Chine n'avait pas de posture incisive ; au contraire, elle s'efforçait d'aider. La Russie était quant à elle effacée, sauf sur quelques dossiers qui lui tenaient particulièrement à cœur, comme le Kosovo par exemple. À l'époque, le maintien de la paix était envisagé comme une séquence de stabilisation, avant la démocratisation via des élections. Cet arrière-plan « idéologique » de l'ONU facilitait grandement les choses.

Aujourd'hui, l'Occident ne domine plus le récit, le narrative pour reprendre une terminologie anglo-saxonne. Il s'agit là d'un bouleversement profond par rapport au moment unilatéral et même par rapport à une période plus longue durant laquelle la vision du monde a été largement façonnée par le monde occidental. Aujourd'hui, la situation est encore plus défavorable à l'Europe qu'aux États-Unis. En effet, les États-Unis disposent toujours de forces militaires considérables ; à défaut d'être toujours aimés, ils sont au moins respectés. De son côté, l'Europe dépend beaucoup plus de sa « puissance douce ». Si son soft power commence à disparaître, sa position s'affaiblit grandement.

À cet égard, la crise de Gaza affecte fortement l'image de l'Occident, dans la mesure où Israël partage un grand nombre de nos valeurs occidentales. Aux Nations Unies et dans une partie significative de l'opinion américaine – dont je peux prendre le pouls à l'université de Columbia où j'enseigne –, ce conflit est envisagé sous un prisme que l'on pourrait qualifier de « décolonial ». Or il est évident que réduire la question d'Israël à une question coloniale représente une vision très tronquée de la réalité. Cependant, cette vision pèse aujourd'hui dans le débat.

L'Occident ne domine donc plus le récit, ce qui explique à mon sens la tiédeur du soutien pour l'Ukraine. La plupart des pays condamnent l'agression russe, parce que la majorité d'entre eux n'apprécient pas qu'un gros poisson mange un plus petit que lui. Cependant, il existe une mauvaise joie, une Schadenfreude, de voir l'Occident en difficulté.

Le moment unipolaire a laissé des souvenirs particulièrement mauvais, en Irak ou en Libye. Par ailleurs, de manière pragmatique, de nombreux pays cherchent à jouer sur plusieurs tableaux, pour augmenter leurs marges de manœuvre. D'un point de vue politique, cette idée d'un monde où l'Occident n'est pas dominant avantage de nombreux pays, en particulier les puissances régionales, qui développent une approche non idéologique et transactionnelle. À cet égard, le non-alignement actuel est très différent du non-alignement d'hier, parce qu'il relève beaucoup plus d'un « multi-alignement », comme le relèvent avec beaucoup de justesse les Indiens.

En l'absence d'une idéologie qui consolide l'autorité des Nations Unies, qui reposent sur une organisation d'abord politique, ses fondations s'effritent et l'ONU se trouve en danger. On imaginait une montée en puissance des organisations régionales mais celle-ci a été très limitée, dans une large mesure. Seule l'Union africaine s'est dotée de moyens opérationnels mais son incapacité à disposer de moyens de financement robustes atteste des limites de l'engagement africain. Mes collègues africains à l'ONU me disaient que, de la même manière qu'en Europe les pays n'ont pas envie d'être dominés par l'Allemagne et la France, en Afrique il en va de même à l'égard du Nigéria, de l'Afrique du Sud ou de quelques grands pays du continent. En dépit de la mémoire commune du colonialisme, derrière cette unité africaine, il existe de très fortes tensions intra-africaines.

Aujourd'hui, comme vous le savez, les problèmes globaux sont de plus en plus présents et nécessiteraient donc une organisation globale plus puissante. Cependant, l'idée d'une réforme institutionnelle de l'ONU et de la Charte des Nations Unies n'est pas envisageable, compte tenu des divisions entre les membres permanents du Conseil de sécurité.

Dans un deuxième temps, je souhaite m'attarder sur l'activité la plus visible de l'ONU : le maintien de la paix. Il s'agit d'une activité pleine de risques, de dangers, mais aussi source de malentendus. La face visible du maintien de la paix – les troupes – importe car elle correspond aux attentes de la population qui veut être protégée. Mais à cette aune, l'ONU est toujours condamnée à décevoir car elle manque des ressources suffisantes en hommes pour protéger des populations sur de grandes étendues.

En conséquence, l'aspect le plus important d'une opération de maintien de la paix est en réalité le signal politique qu'elle envoie. Tout tient dans cet équilibre délicat entre, d'une part, la symbolique et, d'autre part, des actions plus concrètes sur le terrain. Dans ce cadre, la division du Conseil de sécurité est un facteur majeur d'affaiblissement de l'ONU, d'autant plus qu'elle intervient dans des conflits qui sont de moins en moins isolés de leur environnement.

À une période moins difficile, il était possible d'isoler un conflit comme un chirurgien isole la zone à opérer d'un malade. Aujourd'hui, les conflits comme ceux de la Syrie et de la Libye comportent des données locales, régionales, globales.

Lorsque j'ai repris du service aux Nations Unies auprès de Kofi Annan, qui n'était plus secrétaire général, pour être son adjoint sur la Syrie, ce dernier a traité ce dossier en ancien secrétaire général. Il a estimé que s'il parvenait à réconcilier la Russie et les États-Unis sur la question syrienne, ils feraient ensuite pression sur les acteurs régionaux, leurs différents clients régionaux – l'Iran, la Turquie, l'Arabie saoudite ­ qui à leur tour feraient pression sur les acteurs locaux. J'ajoute qu'à l'époque, les relations entre les États-Unis et la Russie étaient déjà dégradées mais moins qu'aujourd'hui. Désormais, un représentant spécial d'une mission de maintien de la paix voit s'affaiblir sa capacité politique de peser sur une situation.

Que faire dans de telles circonstances ? Il importe d'abord de réduire la voilure mais en étant conscient qu'il est impossible de se passer des troupes. Il faut nourrir de moindres ambitions dans un certain nombre de situations, parler plutôt de stabilisation que de démocratisation. Il est également nécessaire de venir en appui aux forces de sécurité nationales plutôt que de s'y substituer. En effet, les Nations Unies ont été prises au piège à de nombreuses reprises, en quelque sorte. Le cas de la République démocratique du Congo (RDC) est à cet égard très parlant. Dans ce pays, le gouvernement espérait que l'ONU réglerait le problème de la sécurité mais l'ONU est devenue un alibi alors que les forces de sécurité congolaises ne sont pas forcément irréprochables.

Aujourd'hui l'ONU est confrontée à un dilemme : lorsqu'elle doit s'en aller, elle laisse la place à des structures faibles. Nous l'observons en ce moment, avec les menaces qui pèsent sur la ville de Goma, dans l'Est de la RDC. Nous constatons bien qu'il faut modifier la posture et, probablement, travailler beaucoup plus avec les forces nationales, ce qui pose un grave problème quand ces forces nationales commettent des abus sexuels et ou violations variées des droits humains. Le risque est ainsi de se compromettre gravement à travers ce soutien mais également de perdre ses capacités de médiateur, en étant devenu partie au conflit.

Ensuite, il ne faut jamais abandonner la perspective politique. Aujourd'hui, je suis sceptique concernant le déploiement qui se déroulera en Haïti. En effet, la situation à Haïti dépasse la mesure d'une force de police. De plus, une police sans fondation politique, ni justice, ni système carcéral ne peut fonctionner. La réponse me semble donc insuffisante. Dès lors, nous nous dirigeons de plus en plus vers des opérations mixtes, à l'instar de la coopération avec l'Union africaine.

Enfin, en dernier lieu, je souhaite revenir sur la sécurité européenne. Vu depuis les États-Unis, quel que soit le prochain président – même si une réélection de Trump accélérerait le phénomène ­, la tendance en cours est fondamentalement celle d'un moindre engagement américain. Les Américains, qu'ils soient démocrates ou républicains, sont convaincus que l'Europe est un continent riche, que la mission est largement accomplie en Ukraine et que leur priorité porte sur la Chine. À cet égard, le seul argument qui porte vis-à-vis des Américains consiste à leur dire que s'ils lâchaient l'Ukraine, ils signifieraient à la Chine qu'ils peuvent aussi lâcher Taïwan.

Dans ce contexte, la tendance de fond consiste à vouloir transformer l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) en une alliance globale, en raison de la préoccupation chinoise. Cette alliance globale impliquerait le contrôle des technologies à double usage et risquerait de compliquer les relations avec l'Union européenne (UE). En effet, les États-Unis voudront probablement que l'OTAN soit le principal cadre de gestion des relations avec la Chine, dans leur dimension stratégique. Dès lors, les Européens se retrouveraient dans une situation difficile face à des Américains posant de plus en plus de conditions.

Enfin, la question de la dissuasion nucléaire doit être évoquée, notamment le rôle de la France et de la Grande-Bretagne dans ce domaine. Depuis un certain nombre d'années, les Américains n'ont eu de cesse de relever le seuil nucléaire car ils ne veulent absolument pas être les premier à le franchir. Il ne faut pas abandonner les armes nucléaires mais la France doit accepter de parler de sa dissuasion avec ses partenaires européens, tout en n'en faisant pas le centre de la discussion. Il me paraît beaucoup plus important de renforcer la priorité de la dissuasion et de relever le seuil. Il s'agit d'être finalement suffisamment robustes sur le plan conventionnel.

Aux États-Unis, je suis frappé par un contraste entre, d'une part, un système politique de plus en plus bloqué dans une crise profonde, gravissime, qui affaiblit considérablement le soft power américain et, d'autre part, une économie qui reste extraordinairement dynamique, à la pointe, dans de nombreuses questions de technologie et qui risque de creuser des écarts avec l'Europe. Aujourd'hui, toutes les grandes entreprises de la nouvelle économie sont américaines ou chinoises.

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