C'est un honneur pour moi que de rapporter cette proposition de loi, tant parce qu'il s'agit du premier texte que je rapporte devant cette commission que parce qu'elle est le fruit des efforts du sénateur Joël Labbé, dont je tiens à saluer la qualité du travail et l'engagement en faveur de la lutte contre la précarité en matière de mobilité. La proposition de loi reprend un dispositif qui avait été adopté à son initiative au Sénat lors de l'examen, en séance publique, du projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dit « climat et résilience », et malheureusement supprimé en commission mixte paritaire. Je remercie le rapporteur au Sénat, Jacques Fernique, dont le travail rigoureux et minutieux a permis l'adoption de ce texte à l'unanimité des sénateurs, le 13 décembre 2023.
Cette proposition de loi concrétise une idée, simple en apparence mais empreinte de bon sens, qu'un garagiste avait soufflée à Joël Labbé en ces termes : « Je vois presque tous les jours des voitures destinées à la casse qui sont encore en bon état de marche, quel gâchis ! Ces voitures pourraient servir à des personnes ou à des ménages qui n'ont pas forcément l'argent pour en louer ou en acquérir une neuve. Puisque tu es sénateur, ce serait bien que tu fasses quelque chose. »
Cette idée consiste à prendre deux problèmes pour en faire une solution. D'un côté, les garages solidaires peinent à mener à bien leur mission d'utilité publique – proposer des véhicules, à la location ou à la vente, à petit prix, aux personnes en situation de précarité, notamment là où n'existe aucune autre solution que la voiture – faute de dons de véhicules suffisants pour faire face à une demande en hausse. Leur flotte de véhicules disponibles est vieillissante et de plus en plus polluante, si bien qu'à l'enjeu environnemental s'ajoutent les questions de sécurité routière et de dignité sociale. De l'autre, la prime à la conversion (PAC) alimente un flux important de véhicules envoyés à la casse, dont certains sont encore en bon état de fonctionnement. Quelque 50 000 véhicules classés Crit'Air 3 sont ainsi mis au rebut chaque année dans le cadre de ce dispositif. Puiser dans ce vivier de véhicules promis à la casse, en récupérant les moins polluants de ceux encore en état de rouler pour les mettre à disposition des garages solidaires constituerait une mesure d'intérêt général.
Selon le baromètre de la Fondation pour la nature et l'homme (FNH) de 2022, 13,3 millions de personnes étaient en situation de précarité en matière de mobilité en France. Cela signifie qu'un quart de nos concitoyens, âgés de plus de 18 ans, n'ont pas, ou difficilement, accès à un véhicule individuel ou à un mode de transport collectif. Parmi eux, 4,3 millions de Français ne disposaient tout simplement d'aucun moyen de transport – une réalité très concrète dans tant de nos campagnes. Pour ces personnes, se déplacer rime trop souvent avec renoncer : à un rendez-vous médical, à un dîner avec les amis, à voir la famille pour nos aînés, à une offre de formation, à un entretien d'embauche ou à une opportunité professionnelle… Toujours selon le même baromètre, 28 % des demandeurs d'emploi ont renoncé au moins une fois à un travail lors des cinq dernières années pour des raisons de mobilité. Beaucoup sont des femmes ; elles constituent, par exemple, plus de 70 % des bénéficiaires du garage de Saint-Nazaire où cette idée est née.
Le droit à la mobilité, consacré par la loi d'orientation des mobilités (LOM) du 24 décembre 2019, reste malheureusement théorique. La LOM entendait pourtant garantir la mobilité pour tous et faire de la mobilité solidaire un objectif de politique publique et l'une des compétences principales des autorités organisatrices de la mobilité (AOM). Dans les territoires ruraux, les services de mobilité solidaire – garages solidaires ou plateformes de mobilité d'intérêt général en majorité – forment les maillons essentiels de la chaîne de solidarité. Ces initiatives, le plus souvent associatives ou privées, parfois soutenues par les collectivités, contribuent à lutter contre les inégalités d'accès à la mobilité. En offrant des services de location de véhicules à tarif réduit, ces associations permettent, par exemple, à leurs bénéficiaires de se rendre à un rendez-vous de travail ou de formation. Elles luttent, à leur échelle, contre la circulation de véhicules dangereux, ne respectant pas le cadre légal. Rendez-vous compte que quelque 2 millions de véhicules circulent sur nos routes sans contrôle technique – parce que ça coûte cher, qu'on n'est pas sûr de pouvoir récupérer sa voiture après et qu'on ne saurait pas, de toute manière, financer sa réparation. Il est urgent de remplacer ces véhicules dangereux et indignes.
Malheureusement, les services de mobilité solidaire sont en grande difficulté : d'une part, les dons de véhicules, sur lesquels repose leur modèle économique, tendent à se tarir ; d'autre part, l'âge de plus en plus avancé des véhicules reçus pose des problèmes de sécurité pour les bénéficiaires, de pollution et, parfois, de dignité de la personne. Ainsi, les membres d'Essonne mobilitéS, association gérant des garages solidaires à Orsay et Savigny-sur-Orge, constatent que l'âge moyen des véhicules leur parvenant est d'environ 17 ans ; ils nous confiaient aussi avoir « du mal à pouvoir répondre à l'ensemble des demandeurs d'emploi pour l'acquisition de véhicules ». Or, depuis sa création en 2015, la PAC exacerbe ces deux tendances. Ce dispositif visant un objectif vertueux – accompagner et accélérer le renouvellement du parc automobile en favorisant les véhicules moins polluants – comporte en effet un point aveugle d'importance : on envoie à la casse tous les véhicules concernés, sans tenir compte de leur ancienneté, de leur kilométrage, de leur état de fonctionnement ou de leur taux d'émissions. Plus de 1 million de véhicules ont ainsi été détruits, dont 59 % étaient classés Crit'Air 3, score supérieur ou égal à celui de 32 % des voitures particulières du parc en circulation. Tout le paradoxe est là : les garages solidaires fonctionnent difficilement, avec un modèle économique menacé et des véhicules très anciens et polluants et nous envoyons chaque année au broyage des voitures souvent plus récentes, moins polluantes et en bon état de marche.
Entendons-nous bien, il ne s'agit pas de remettre en cause le cercle vertueux de la PAC. La présente proposition de loi n'en menace nullement le système, elle y introduit simplement davantage de rationalité, en permettant de maintenir en circulation les véhicules les moins polluants, pendant une durée limitée, au profit des personnes qui en ont le plus besoin. Le bénéfice est donc social et environnemental : l'immense majorité des véhicules reçus par les garages solidaires grâce au dispositif proposé seraient bien moins polluants que ceux, très anciens, dont ils disposent actuellement.
Par ailleurs, en matière d'automobile, rouler pollue, mais produire aussi. Là encore, le dispositif proposé est vertueux : maintenir les véhicules concernés en circulation laisse plus de temps pour en amortir le coût environnemental de fabrication. Il permet, en somme, de s'extraire quelque peu de la logique consumériste qui prévaut actuellement.
L'article 1er de la proposition de loi constitue le cœur du dispositif. Il prévoit la possibilité pour les AOM de se voir remettre, à titre gracieux, des véhicules voués à la destruction dans le cadre de la PAC, afin de développer des services de location solidaire. Pour exercer cette faculté, les AOM concernées concluent une convention locale avec les associations reconnues d'utilité publique ou d'intérêt général, et les concessionnaires automobiles, centres de traitement des véhicules hors d'usage (VHU) agréés et départements se portant volontaires.
Pour garantir l'équilibre entre justice sociale et préservation de l'environnement, le Sénat a prévu des garde-fous qui encadrent le dispositif. J'insisterai sur trois d'entre eux. Premièrement, seuls les véhicules les moins polluants, classés Crit'Air 3 ou mieux, pourront être maintenus en circulation. Les véhicules diesel, sur lesquels la PAC réalise la majorité de ses bénéfices environnementaux, en sont bien évidemment exclus. Deuxièmement, chaque véhicule sera maintenu en circulation pour une durée définie, à l'issue de laquelle il sera retiré de la circulation et détruit, comme le prévoit la PAC. Troisièmement, afin de garantir la mise en œuvre effective de ce retrait et la parfaite traçabilité des véhicules, l'AOM en sera l'unique propriétaire jusqu'à leur destruction.
L'article 1er bis de la proposition de loi prévoit que le Gouvernement remettra au Parlement un rapport d'évaluation du dispositif, dans un délai de trois ans à compter de la publication du décret d'application. Ce rapport constituera un point d'étape important : analyser la mise en application du dispositif, notamment en mesurant ses incidences sanitaires et environnementales, permettra d'évaluer la pertinence des critères d'éligibilité choisis et d'envisager les modifications législatives à apporter.
L'article 2 prévoit la remise au Parlement d'un rapport du Gouvernement sur les mesures permettant de soutenir et favoriser le développement du rétrofit en faveur du déploiement de services de mobilité solidaire. En effet, le rétrofit, c'est-à-dire la conversion d'un véhicule thermique en véhicule électrique, représente manifestement une option prometteuse qui diminue les coûts environnementaux liés à la production de nouveaux véhicules, tout en minimisant ceux résultant du maintien en circulation des anciens. Les travaux menés à ce sujet montrent toutefois qu'en France, cette solution n'a pas encore la maturité industrielle requise, notamment pour laisser les services de mobilité solidaire en dépendre : le coût des opérations est trop élevé, la filière insuffisamment développée, et beaucoup de bénéficiaires actuels n'ont, tout simplement, pas la possibilité de charger des véhicules électriques à leur domicile – quand ils en ont un. Ce rapport contribuera donc à éclairer la réflexion à ce sujet.
Je remercie chacun de nos collègues qui ont pris la peine d'étudier le texte, de s'intéresser au sujet, et souhaité apporter leur contribution avec des amendements. Cependant, mes avis seront défavorables, pour deux raisons. Premièrement, le Sénat a su trouver entre les différents objectifs visés par cette proposition de loi un équilibre que je ne souhaite pas voir bouleverser. Je m'opposerai notamment à tout amendement qui viserait à revenir sur la gestion du dispositif par l'AOM, garantie essentielle de son caractère vertueux, ou le rendrait inopérant, par exemple en le restreignant aux véhicules rétrofités.
Deuxièmement, de nombreux acteurs – garages solidaires, associations spécialisées ou luttant contre l'exclusion en général – attendent cette loi, urgente pour eux et pour les Français confrontés à la précarité en matière de mobilité. Voilà pourquoi je veux défendre ce texte en l'état, dans l'espoir d'une adoption conforme en séance publique.
Aussi, je m'en remettrai à votre esprit de concorde pour retirer les amendements visant à ajuster le dispositif à la marge, dans l'attente de l'évaluation qui en sera faite en application de l'article 1er bis. Faute de quoi, je leur opposerai un avis défavorable. Le texte a vocation à être évalué, à évoluer, à être renforcé par des budgets correspondants, notamment pour la mise en œuvre de dispositifs de mobilités solidaires par des AOM situées dans des territoires enclavés et sans moyens, ou pour faire face à la charge administrative de France titres.
J'ai commencé cette prise de parole en vous rapportant la naissance de cette idée. Je la terminerai en vous présentant les personnages de l'histoire, en vous disant leur détermination, leurs sourires si communicatifs, leur manière de se plier en quatre pour que cette idée aboutisse : Jacques Mathieu, président du garage solidaire de Saint-Nazaire, Bernard Dèche, président du réseau Agil'ess et Michèle Morgan, sa directrice générale, Jean Giraudeau, le directeur de Solidarauto, Joël Labbé, sénateur désormais honoraire, à qui nous devons tant, Jacques Fernique, rapporteur de cette proposition de loi au Sénat… Il serait trop long de tout vous raconter. Derniers personnages à paraître dans cette histoire, nous contribuerons peut-être, au cours de cette semaine transpartisane, à changer la vie de milliers de nos concitoyens.