Merci de nous accueillir dans un cadre doublement neuf : nous venons de prendre nos responsabilités ministérielles et c'est la première fois que l'Assemblée nationale mène, dans ce périmètre et dans ce format, le contrôle démocratique nécessaire, exigeant et indispensable des exportations d'armements. Je salue à mon tour le travail de Jacques Maire et de Michèle Tabarot, ici présente.
L'acceptabilité sociale, sociétale et démocratique des exportations d'armements n'est pas une affaire nouvelle sous la Ve République. Elle suppose que le Gouvernement en rende compte au Parlement. Si certains instruments sont couverts par le secret de la défense nationale, inscrit dans la loi que le Parlement vote, nous ne devons pas nous complaire dans une forme d'opacité, s'agissant de sujets particulièrement susceptibles de nourrir la caricature.
Nous vous devons des excuses pour avoir remis en retard à l'Assemblée nationale le rapport sur les exportations d'armement. Nous avons tous trois été nommés lors du dernier remaniement et avons tenu à endosser le contenu du rapport, même s'il porte sur l'année 2021, au cours de laquelle nous n'avions pas ces responsabilités. Continuité de l'État et de la Représentation nationale obligent, nous venons en rendre compte devant vous.
Quelques grands principes régissent les exportations d'armement.
Tout d'abord, leur mobile n'est pas uniquement économique, ce qui est une constante depuis 1958, quelles que soient les opinions de nos dirigeants, du président de Gaulle au président Macron en passant par le président Mitterrand. Il s'agit, selon la formule du général de Gaulle, d'être « amis, alliés mais pas alignés ».
Ne pas être condamné à acheter des armes soit à Washington, soit à Moscou nécessitait de disposer d'une BITD française. Tel est le pari que font, après-guerre, les gaullistes et les communistes. Dès avant 1958, la IVe République a commencé à constituer une autonomie stratégique à la française, considérant qu'elle gouverne celle de notre modèle d'armée, donc celle de notre diplomatie. Si une armée utilise des armes dont d'autres pays détiennent les clés, et en déterminent la qualité ainsi que la quantité, il s'agit d'une atteinte à la souveraineté, que le général de Gaulle a clairement refusée.
Ensuite, même si la présente audition ne porte que sur les armements conventionnels puisque la France n'exporte pas n'importe quoi n'importe comment, il va sans dire que la dissuasion nucléaire, et plus largement l'aventure des débuts de la Ve République visant à assurer notre autonomie stratégique, ont exigé des efforts soutenus. De ce principe découle la question suivante : le carnet de commandes de l'armée française suffit-il à équilibrer le modèle ?
La réponse, qu'il n'est pas inutile de rappeler, notamment devant nos concitoyens, est non. L'armée française ne peut, à elle seule, remplir le carnet de commandes des entreprises qui fabriquent des Rafale par exemple. Ce point, contrairement à l'autonomie stratégique, ne fait pas l'objet d'un consensus politique.
En effet, la question se pose de savoir quelle part de dépense publique nous sommes prêts à attribuer au financement de notre BITD. Je la pose d'autant plus facilement que mes collègues et moi-même appartenons à un gouvernement qui vous proposera dans quelques jours, lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2023, d'augmenter encore le budget des armées, en franchissant une nouvelle marche de 3 milliards d'euros. Toutefois, l'augmentation du budget de la défense n'épuise pas la question des équilibres économiques de la BITD, dont le modèle repose en partie sur l'export.
Je m'abstiendrai de citer Michel Debré ou Charles Hernu et me contenterai de rappeler qu'il existe, en matière de défense, une permanence française. Il faut le rappeler pour conjurer la tentation de la division sur des sujets ayant fait l'objet de consensus dans le passé. Nous travaillerons à définir systématiquement une logique de consensus dans les temps à venir.
Par ailleurs, ce modèle basé sur les exportations d'armement, qui permet de trouver des équilibres, permet aussi de garantir des lignes de production toujours disponibles, notamment pour l'armée française. Tel est par exemple le cas du modèle industriel du Rafale. Lorsque la commission de la défense auditionnera M. Trappier, dans le cadre des travaux sur la prochaine loi de programmation militaire (LPM), elle l'entendra dire que le Rafale, pour être viable, doit être produit à au moins onze exemplaires par an. L'armée de l'air française ne peut en acheter autant. Quand bien même elle le ferait, cela ne garantirait pas un modèle de chaîne de production sur une durée suffisante.
Tel est aussi le cas des missiles transportables anti-aériens légers (Mistral), dans un exemple inversé. L'armée française en a constitué des stocks importants, ce qui l'a dispensée d'en commander de 2006 à 2022. La chaîne de production a continué d'en construire pour l'exportation. Le retour d'expérience (Retex) du conflit en Ukraine nous enseigne que nous devrons compléter nos stocks en 2023. Nous procéderons à un réassort important en munitions mais la question de recréer une chaîne de production de Mistral ne se pose pas car elle n'a jamais cessé de fonctionner, grâce à l'exportation. Ces exemples concrets – le Rafale par le plancher, le Mistral par le plafond – démontrent que nous conservons des capacités industrielles propres.
J'en viens aux résultats obtenus en 2021, en donnant, à la cavalcade, les chiffres attendus dans le cadre du contrôle démocratique que vous exercez ce jour. L'industrie de défense représente 2,3 % des exportations françaises en chiffre d'affaires. Elle cumule 11,7 milliards d'euros de commandes à l'exportation en 2021, ce qui fait de cette année, pour l'industrie de défense française, l'une des trois meilleures avec les années 2015 et 2016, au cours desquelles le carnet de commandes du Rafale s'est rempli.
Ces bons chiffres s'expliquent par des contrats de gros volumes, notamment pour la vente de Rafale. Plus généralement, le secteur aéronautique, en forte hausse, représente pratiquement 70 % des prises de commandes en 2021. Les chiffres sont calculés sur la base des dates d'entrée en vigueur des contrats.
Six Rafale neufs et douze Rafale d'occasion seront vendus à la Grèce, trente Rafale seront vendus à l'Égypte et douze à la Croatie. Nous vendons également des pièces d'artillerie, notamment le désormais fameux canon Caesar, qui fait l'objet d'un contrat avec la Roumanie. Plusieurs contrats ont été signés pour la vente d'hélicoptères, notamment le modèle H145-M, et de systèmes de défense sol-air à la Serbie.
Une tendance mérite d'être signalée : en dix ans, la part des commandes à l'export vers l'Europe est passée de 10 % à 30 %, et même à 38 % pour l'année 2021. Les ventes de Rafale l'expliquent largement mais pas exclusivement. Ainsi, le type de pays vers lesquels nous exportons évolue, notamment en fonction de nos alliances. Du point de vue de l'acceptabilité sociale des exportations d'armement, la part de marché des pays européens et/ou membres de l'OTAN, est déterminante.
S'agissant des ventes de l'année 2022, qui ne sont pas inscrites à l'ordre du jour de la présente audition, je me contenterai d'indiquer que la vente de six Rafale et de trois FDI à la Grèce est en cours de conclusion et que le contrat d'acquisition de quatre-vingts Rafale par les Émirats arabes unis suit son cours.
Dans l'économie française, l'armement représente neuf grands groupes et surtout plus de 4 000 PME, auxquelles j'appelle la Représentation nationale à s'intéresser. Souvent, ce sont les grands arbres qui retiennent notre attention. Dassault ne produit pas le Rafale seul.
Ces PME forment un réseau très homogène sur le territoire national, à l'exception de l'outre-mer. On trouve des équipementiers et des sous-équipementiers travaillant dans les domaines les plus divers aux quatre coins du pays, donc dans chacune de vos circonscriptions. Cela représente 200 000 emplois de haute technicité, souvent non délocalisables et qui auront même de plus en plus vocation à être relocalisés, comme nous l'enseignent les Retex du conflit en Ukraine et de la pandémie de Covid-19. Depuis 2017, 35 000 emplois ont été créés dans l'industrie de défense, ce qui en dit long sur la dynamique dans laquelle nous nous inscrivons.
L'export d'armement a donc un impact significatif sur l'économie. Les régions qui en bénéficient le plus sont l'Île-de-France, qui compte 30 000 emplois directs, dont pratiquement 20 000 dans le seul département des Yvelines, la Nouvelle-Aquitaine – 12 500 emplois directs –, l'Occitanie – 10 000 emplois directs –, la région PACA – 13 500 emplois directs – et la Bretagne – 8 800 emplois directs.
Certaines de ces PME deviennent des championnes à l'export, notamment d'objets de haute technologie. Tel est le cas du fabricant de détecteurs infrarouges Lynred, installé à Grenoble, qui réalise 90 % de son chiffre d'affaires en export. Si les exportations que vous contrôlez cet après-midi cessent, cette entreprise ferme. Citons aussi le groupe Lohr, qui fabrique des véhicules de transport logistique à Strasbourg, et Piriou Naval Services, qui est un constructeur naval installé à Concarneau. Ces exemples, pour symboliques qu'ils sont, disent quelque chose des PME françaises.
L'analyse par zones géographiques fait ressortir un périmètre UE-OTAN dans lequel nous arrivons à travailler. L'existence de programmes d'armement communs à plusieurs pays européens implique, dans une certaine mesure, à des exports domestiques européens. Citons notamment les programmes Aster/Meteor et NH 90. Le fonds européen de défense (FED), qui est un instrument assez récent, commence à produire des effets en matière de carnet de commandes.
Par ailleurs, nous avons plusieurs partenaires privilégiés. Outre la Grèce, la Belgique en fait partie, notamment pour les équipements de l'armée de terre. Le programme Scorpion devrait y être déployé dès que possible, dans le cadre de l'accord intergouvernemental CaMo. Le canon Caesar présente une interopérabilité complète entre les deux armées de terre, ce qui, s'agissant d'un pays ami et frontalier, est plein de bon sens.
Le Royaume-Uni, est un grand partenaire de défense. Il représente pratiquement 1,3 milliard d'euros de commandes sur les dix dernières années. Les États-Unis comptent parmi nos partenaires, en dépit de la dissymétrie entre l'industrie de défense américaine et la nôtre. Neuvième client de l'industrie française de l'armement, ils représentent, en 2021, pratiquement 250 millions d'euros de livraisons d'armement et 150 millions d'euros de commandes.
L'autre théâtre important où se déploie un agenda d'exportation, c'est l'Indo-Pacifique, qui ne se confond pas avec la position stratégique française, que nous évoquerons avec le Parlement à l'automne dans le cadre de la mise à jour de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale. Nos grands anciens n'ont pas seulement fait le choix de l'autonomie ; ils ont aussi observé que d'autres pays n'avaient pas envie de se résoudre à faire un choix entre Moscou et Washington et ont acheté français pour cette raison.
Indépendamment de la qualité de nos matériels et des segments dans lesquels nous connaissons des réussites, pour de nombreux pays comme par exemple ceux de l'Indo-Pacifique Sud, choisir un produit français, c'est en creux ne pas avoir à choisir entre Moscou, Washington ou Pékin. Mon expérience de ministre des outre-mer me l'a confirmé. Proposer des productions « à la française » permet à certains pays de cranter une diversité stratégique. D'autres, comme l'Indonésie, acquièrent des systèmes d'armes de différents pays, dont la France, pour envoyer un signal de non-alignement, à tout le moins d'autonomie stratégique.
Cet aspect décisif de la question n'est pas assez nettement affirmé dans les rapports remis par le Gouvernement au Parlement au cours des dernières années. Quoi qu'il en soit, c'est aussi souvent pour ne pas en choisir d'autres que l'industrie française est choisie. Je souhaite qu'une réflexion soit menée à ce sujet. Si nous sommes amenés, un jour, à changer de doctrine, nous condamnerions ces pays à entrer dans un schéma binaire, et désormais ternaire.
S'agissant des Émirats arabes unis, je vous rappelle que la conclusion de nos contrats d'armement est guidée par nos partenariats stratégiques et nos accords de défense. Or, nous avons une base prépositionnée dans ce pays.