J'évoquerai, en complément, les questions de l'aménagement du territoire et du désenclavement.
L'aménagement du territoire n'est pas une science exacte, mais un domaine d'étude, un ensemble de pratiques comptant des experts, des scientifiques et des décideurs et qui n'est jamais neutre. En effet, l'aménagement du territoire traduit concrètement, par des interventions directes sur la croûte terrestre, l'imaginaire des pouvoirs publics et privés, leurs représentations, leurs projections, leurs idéaux. L'autoroute, en tant que projet d'aménagement du territoire, correspond à l'imaginaire si particulier dont a parlé Julien Milanesi.
La plupart des études reposent sur un modèle ancien qui ne prenait pas en compte les défis environnementaux, climatiques et énergétiques, ni les solidarités nouvelles à créer : c'est le paradigme de la compétitivité, entre villes au sein d'une région, entre régions au sein d'un pays, entre pays d'un même continent, etc. Les études actuelles en matière d'aménagement et d'urbanisme tentent d'inventer une manière pour les acteurs publics et privés de redonner un rôle au local dans de nouveaux modèles de planification.
Le cas de Castres-Mazamet est particulièrement intéressant à cet égard. Si on s'en tient au paradigme ancien de la compétitivité entre les territoires, on peut tout à fait comprendre que des acteurs espèrent qu'un projet de type autoroutier accélère l'intégration de Castres-Mazamet dans le grand marché mondial. Si on prend en compte les nouveaux défis et les nouveaux modèles de développement, plus endogènes, Castres-Mazamet a sans doute de très forts atouts à faire valoir en matière d'aménités, de capital social et de disponibilité foncière.
La notion d'enclavement dépend de l'imaginaire auquel on se rattache. En dehors d'un besoin vital d'intégration au grand marché mondial, Castres-Mazamet n'est peut-être pas si enclavé que cela. En géographie et en aménagement du territoire, l'enclavement est une notion et non un concept opératoire qui permettrait de décrire précisément ce qui se passe dans un territoire ; il est un sentiment, comme l'expliquent les scientifiques depuis des décennies. En 1985, lors d'un colloque consacré à la notion de désenclavement, le géographe André Vigarié insistait sur le caractère subjectif de la notion d'enclavement ; il observait que l'on parlait de sentiment de désenclavement. Il concluait, au sujet de l'usage politique de la notion d'enclavement, qu'il existe des mythes du désenclavement : chaque région, disait-il, a les siens. La formule peut sembler abrupte : j'entends déjà des habitants de petites communes des monts de Lacaune – comme Albine ou Arfons –, dans le sud du Tarn, dire que ce n'est pas très sérieux et qu'il suffit de passer un hiver chez eux pour sentir ce qu'est réellement l'enclavement. Ces remarques confirmeraient que l'enclavement n'est juste que s'il renvoie à quelque chose de vécu comme tel.
Des responsables politiques et des acteurs économiques du sud du Tarn présentent l'autoroute comme un outil de lutte contre les problèmes liés à l'enclavement, ce qui est, selon eux, une nécessité vitale. Ils ont parfaitement le droit de défendre le projet et l'imaginaire qui lui est associé. Le discours relatif au désenclavement mobilise principalement deux arguments : le gain d'attractivité démographique et la contribution au développement de l'emploi. Ce sont des registres de justification légitimes en soi, que l'on peut contester ou appuyer au moyen de chiffres.
Je voudrais insister sur un point méthodologique essentiel, pour que chacun réalise ce dont il est question lorsqu'on parle d'enclavement du bassin Castres-Mazamet. L'argument de l'enclavement repose sur plusieurs affirmations : premièrement, Castres n'attirerait pas de nouveaux habitants et la démographie y stagne – c'est un point très souvent invoqué pour justifier l'autoroute ; deuxièmement, l'emploi est en assez mauvaise santé ; on y connaît des taux de chômage et de pauvreté élevés. Pour établir ces chiffres, on n'a pris en considération que l'échelle de la communauté d'agglomération Castres-Mazamet, qui est un projet politique reliant ces deux villes et quelques communes alentour. Or les statisticiens s'efforcent de longue date de comprendre ce qu'il se passe sur les territoires en prenant en compte d'autres périmètres.
En l'occurrence, je me suis intéressé à l'aire d'attraction des villes, zonage conçu par l'Insee pour appréhender la relation qu'entretiennent des villages avec une ville où se rendent leurs habitants pour travailler. De fait, il est de plus en plus rare de travailler dans sa commune de résidence. Cette approche permet de décrire la dynamique de Castres, qui est la commune centre, en prenant en compte l'attractivité démographique des petits villages qui l'entourent et qui n'appartiennent pas à la communauté d'agglomération. On peut s'intéresser également à un zonage administratif comme celui de l'arrondissement de Castres, dont le sous-préfet a la charge. Le zonage en aire urbaine, quant à lui, englobe un territoire constitué d'un bâti continu. Un zonage très utilisé en statistique est celui de la zone d'emploi, qui prend en compte les mobilités entre le domicile et le travail des actifs. Enfin, le bassin de vie englobe les aires de chalandise, de loisirs, de culture, etc. Ces différents zonages correspondent à des populations distinctes et à des densités très variables, ce qui montre que l'on ne peut pas se fier à des statistiques reposant sur un seul périmètre.
À l'échelle de la communauté d'agglomération Castres-Mazamet, on constate qu'en effet, la population n'a pas augmenté entre 2014 et 2020, ce qui peut conduire à se demander si ce phénomène est lié à l'absence d'autoroute. En revanche, si on prend en considération les autres zonages, on voit que la population s'accroît à un rythme qui, sans être extraordinaire à l'échelle de la région, se situe dans la moyenne. Des communes comme Saint-Sulpice-la-Pointe ou Rabastens, par exemple, sont en pleine expansion démographique.
Quant au taux de pauvreté, il atteint 19 % dans la communauté d'agglomération Castres-Mazamet, ce qui le place à un niveau nettement supérieur à celui de la moyenne départementale, qui s'élève à 15,7 %. En revanche, si on prend en considération les autres zonages, on voit que le taux de pauvreté est un peu plus élevé que la moyenne du département mais reste proche de celle-ci.
Enfin, le taux de chômage était, en 2020 – les chiffres ont beaucoup baissé depuis –de 15,4 % dans la communauté d'agglomération et de 12,8 %, en moyenne, dans le département. Si l'on s'intéresse au territoire castrais dans son ensemble et non pas seulement à un découpage correspondant à un projet politique, on constate que les chiffres se situent dans des moyennes classiques.
Les cartes de l'Insee montrent que Castres connaît un essor démographique, ce qui n'est pas le cas d'Albi. À l'ouest d'Albi, en direction de Toulouse, on voit très nettement se dessiner un axe constitué de villes attractives en développement. La question est de savoir si c'est le projet pour l'axe Toulouse-Castres. Au sud-ouest de Castres, on voit une série de petites communes attractives, en développement, qui ne figurent pas dans les statistiques mobilisées habituellement.
Par ailleurs, on constate qu'en 2023, le taux de chômage dans les arrondissements d'Albi et de Castres se situe dans la moyenne de la région Occitanie.
La question de l'enclavement et le recours à un registre de justifications par la mobilisation de données démographiques et d'employabilité, ou de données sociales, méritent d'être précisément analysées d'un point de vue méthodologique. À défaut, on peut passer à côté des dynamiques réelles des territoires.