Je veux d'abord vous remercier pour votre invitation. Mes collègues ici présents et moi-même sommes des scientifiques, dont le rôle est avant tout d'informer et de partager la connaissance en la rendant la plus accessible possible, au service de la décision publique et de l'intérêt général. Déontologiquement, un scientifique ne travaille pas sur des opinions mais sur des faits transparents, dont les sources sont connues et que l'on peut retrouver dans des publications scientifiques publiques. Celles-ci sont évaluées de manière indépendante selon un cadre méthodologique commun à l'ensemble de la communauté de recherche internationale.
Ce simple rappel est important : à l'heure où les décisions politiques minorent les faits scientifiques, voire n'en tiennent absolument pas compte, il fait passer les chercheuses et les chercheurs pour des militantes et des militants. Souvent, les décisions s'accompagnent en outre de propos caricaturaux et galvaudés ainsi que de l'affirmation de vérités alternatives, dans le but de désinformer, de retarder l'action ou de maintenir le statu quo pour protéger des intérêts particuliers. Les historiens et les chercheurs en sciences humaines et sociales ont depuis longtemps analysé les ressorts du déni climatique, mais cette dérive s'aggrave particulièrement depuis quelques mois.
Si la science ne peut en aucune façon dicter la décision publique, nous considérons collectivement, au sein de la communauté scientifique, qu'il est problématique dans une démocratie de décider en ignorant sciemment les connaissances scientifiques clairement établies. Nous vous remercions donc une nouvelle fois de nous donner l'opportunité de partager ces faits scientifiques devant l'Assemblée. Aucun acteur ne pourra plus dire qu'il ne savait pas, et chacun pourra trouver les informations sur lesquelles nous nous fondons dans le document que nous allons commenter et que nous vous laisserons à l'issue de l'audition.
La première question qui nous a été posée porte sur les principales raisons qui nous ont conduits et nous conduisent toujours à nous opposer au projet d'autoroute A69.
Parmi ces raisons, il y a d'abord les avis d'autorités indépendantes. De façon unanime et sans appel, l'Autorité environnementale, le Conseil national de la protection de la nature (CNPN) et le Conseil d'orientation des infrastructures (COI), notamment, ont émis des avis défavorables. Sans doute serez-vous amenés à les entendre au cours de vos travaux.
Ces avis sans équivoque m'ont incité à me plonger dans le détail du dossier, qui a particulièrement résonné avec mon expertise et mes connaissances sur les enjeux climatiques au sens large. J'ai en effet acquis une vue d'ensemble sur le sujet en tant qu'auteur du dernier rapport du Giec, publié entre 2021 et 2023. L'A69 coche toutes les cases de ce qu'il ne faut plus faire si l'on veut respecter les engagements de l'accord de Paris tel qu'il est traduit dans la loi française et dans la stratégie nationale bas-carbone : ce constat se vérifie en matière de science physique, de préservation des écosystèmes, d'économie, d'aménagement du territoire, d'accès à la décision, de prise de décision, de transparence dans les choix politiques, de considérations sociales et de gouvernance. Le projet d'A69 m'est apparu comme un laboratoire en miniature de l'échec de la métamorphose sociétale et de la transition écologique, un échec qui convoque tous les alibis de l'inaction. L'Autorité environnementale utilise à son sujet les qualificatifs « obsolète » et « anachronique ».
Les nombreuses incohérences avec les trajectoires climat et biodiversité ainsi qu'avec les attentes sociétales expliquent la mobilisation sans précédent de toute la communauté scientifique. Chaque discipline a pu évaluer dans son domaine l'inadéquation entre le projet et les objectifs climatiques.
La communauté scientifique toulousaine s'est mobilisée la première au travers de l'Atecopol, unité d'appui à la recherche du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) rassemblant 200 chercheurs. Une lettre ouverte a été envoyée au ministre délégué chargé des transports de l'époque, Clément Beaune, ainsi qu'à la présidente de la région Occitanie, Carole Delga. Une pétition a ensuite mobilisé la communauté scientifique dans son ensemble et sa diversité, plus de 2 000 signatures ayant été enregistrées en un jour. Des urbanistes et des médecins ont ensuite rejoint cette dynamique. Une entrevue a eu lieu enfin avec Carole Delga, au cours de laquelle mes collègues de l'Atecopol et moi-même n'avons pu que constater l'échec des discussions et l'impossibilité de développer des espaces communs de dialogue.
Aujourd'hui, nous percevons et subissons le changement climatique dans notre vie quotidienne. Nous savons parfaitement où nous allons et nous avons une idée très précise de là où il ne faut pas aller. Les risques sont en effet bien documentés, et la justesse de nos projections climatiques depuis vingt à trente ans doit nous inciter à les considérer avec le plus grand sérieux.
Le projet d'autoroute A69 s'inscrit dans le cadre de risques croissants et menaçants : il nous maintient en effet dans une trajectoire où l'adaptation est plus complexe et pourrait devenir impossible. Chaque dixième de degré additionnel nous rapproche sans équivoque de limites irréversibles et de points de bascule au-delà desquels l'impact du réchauffement sera majeur et déstabilisant pour les sociétés humaines et les écosystèmes, à l'échelle régionale comme à l'échelle globale.
Par sa nature même, la construction d'une autoroute conduit à une augmentation des émissions de gaz à effet de serre et contribue à l'artificialisation des sols. D'après un tableau issu de l'étude d'impact réalisée par la société Atosca elle-même – en dernière page de notre document – les émissions additionnelles de gaz à effet de serre induites par le projet auront un coût collectif de 49,2 millions d'euros, auxquels il convient d'ajouter 5,2 millions liés à la pollution de l'air. Il est intéressant de constater que, d'après ce même tableau, les bénéfices économiques de l'A69 seront essentiellement induits par des gains de temps. Or personne ne doute qu'en raison du contexte géopolitique international et des tensions sur l'approvisionnement en énergie, la vitesse maximale sur autoroute sera très probablement ramenée à 110 kilomètres par heure au cours de la prochaine décennie. Le gain estimé de plus de 500 millions d'euros paraît donc hors sol ; il doit être mis en regard des coûts environnementaux, qui s'élèvent donc à plus de 50 millions d'euros.
Les qualificatifs d'autoroute verte ou du futur, que l'on entend souvent, ne résistent pas à ces faits opposables et chiffrés, issus de l'étude d'impact actualisée en 2022 par Atosca elle-même. En outre, les pertes liées aux excès d'émissions de CO2 sont largement sous-évaluées au regard de la révision à la hausse, dans le dernier rapport du Giec, des estimations de risques. Le graphe présent sur la même page de notre document montre ainsi qu'entre le rapport du Giec de 2013 – sur lequel reposent encore les normes actuelles – et le sixième rapport, le plus récent, tous les risques ont été revus à la hausse. Cela signifie que pour un même niveau de réchauffement global, ils surviennent beaucoup plus tôt et sont beaucoup plus importants.
En tant que géophysicien, je rappelle que chaque tonne de CO2 émise dans l'atmosphère compte, car c'est leur cumul qui détermine le niveau de réchauffement et les risques qui en découlent. Dit autrement, toute tonne de CO2 évitée réduit le risque tandis qu'à l'inverse, tout objectif non atteint en la matière l'accentue. Ce n'est pas mon opinion, mais une loi intangible et non négociable de la physique. Il n'y a pas de petites émissions : leur addition nous a conduits à la situation actuelle et détermine le niveau de risque climatique futur.
Dès lors, l'A69 compte ; minimiser son impact, c'est méconnaître le fonctionnement du système climatique. On retrouve pourtant des arguments relativistes à tous les niveaux de décision. Nous avons tous entendu celui selon lequel la France n'émet que 1 % du CO2 à l'échelle mondiale : pourquoi endosser le fardeau de l'action alors ? La France est en fait le deuxième pays le plus émetteur de l'Europe des Vingt-Sept, derrière l'Allemagne, dont les émissions représentent environ 2 % des émissions mondiales de CO2. Cela n'exonère en rien chaque pays européen d'agir pour limiter ses émissions et engager une transformation sociétale qui le permette : 100 %, c'est cent fois 1 %. Cela démonte que l'impact des projets considérés comme de petite taille est tout de même important.
L'éclatement des responsabilités rend l'action difficile et peut donner envie d'isoler les projets les uns des autres pour minimiser leur impact. L'A69 est un projet parmi d'autres. Sa particularité est d'être un projet d'infrastructure avec une longue durée de vie, qui verrouille les transformations immédiates, rapides, nécessaires et soutenues dans le temps – quatre qualificatifs issus du dernier rapport du Giec – que nous devons engager dans tous les secteurs pour respecter le cadre de l'accord de Paris.
C'est cet ensemble de raisons qui nous ont conduits à nous engager dans l'opposition à ce projet. Originaire de la région concernée, j'en connais les spécificités et les enjeux auxquels elle est confrontée. J'ai ainsi pu appliquer mon expertise globale à l'échelle régionale et locale ; mais je ne me serais pas engagé avec autant de détermination si je n'avais pas pris connaissance des évaluations de mes collègues dans des domaines éloignés de mon expertise, qui m'ont permis d'approcher l'objet A69 dans sa complétude.