Intervention de Gérald Darmanin

Séance en hémicycle du lundi 18 mars 2024 à 16h00
Report du renouvellement général des membres du congrès et des assemblées de province de la nouvelle-calédonie — Présentation

Gérald Darmanin, ministre de l'intérieur et des outre-mer :

Permettez-moi de dire ma satisfaction d'échanger avec la représentation nationale au sujet de la Nouvelle-Calédonie, magnifique archipel qui se trouve au cœur des évolutions politiques et institutionnelles françaises depuis très longtemps. Je sais que votre chambre suit avec une attention particulière les enjeux relatifs à ce territoire.

Avant de présenter plus en détail le projet de loi organique que le Gouvernement a souhaité vous soumettre, je commencerai par rappeler les objectifs politiques que nous cherchons collectivement à atteindre.

À la suite des accords de Matignon et de Nouméa, la Nouvelle-Calédonie a connu trente années de statut transitoire, dans l'attente de l'exercice par les Calédoniens de leur droit à l'autodétermination prévu par la Constitution. Ces trois référendums d'autodétermination se sont déroulés sous le premier mandat du Président de la République dont je tiens à souligner le courage – ainsi que celui de ses Premiers ministres successifs – car ces consultations, imaginées jadis, n'avaient jusqu'alors jamais été organisées. Elles se sont tenues dans des conditions de parfaite régularité, sous le contrôle d'experts de l'ONU. Par trois fois, les Calédoniens ont dit « non » à l'indépendance.

L'accord de Nouméa prévoyait que les différentes parties se réunissent, si le « non » l'emportait à l'issue des trois consultations, afin d'« examiner la situation ainsi créée », sans toutefois donner de précisions supplémentaires quant à la suite du processus. Au lendemain du troisième référendum, qui s'était tenu après la réélection du Président de la République, la Première ministre Élisabeth Borne a donc invité l'ensemble des parties prenantes à une convention des partenaires, à Matignon, le 22 octobre 2022 – les représentants du FLNKS, le Front de libération nationale kanak et socialiste, n'ont malheureusement pas souhaité s'y rendre.

Le Président de la République et la Première ministre m'ont alors confié la mission de renouer les fils du dialogue entre tous les partenaires politiques, dont l'État bien sûr fait partie, afin de créer les conditions permettant de bâtir un nouveau statut du territoire, à l'intérieur de la France et de la République, par la voie du consensus, ce qui se concrétiserait par un accord politique global.

Le Gouvernement n'a pas ménagé ses efforts pour atteindre cet objectif. Je me suis moi-même rendu en Nouvelle-Calédonie sept fois en trois ans. De nombreuses réunions ont été organisées à Nouméa ou à Paris, dans différents formats – réunions bilatérales, trilatérales ou même en aparté, je mentionne là des nuances que seuls les Calédoniens, sans doute, perçoivent parfaitement – avec l'ensemble des forces politiques locales afin de les accompagner dans la démarche d'élaboration d'un nouvel accord, conforme à la trajectoire prévue par l'accord de Nouméa. Il s'agissait donc de prendre en considération la nouvelle situation et d'accueillir, bien sûr, la Nouvelle-Calédonie au sein de la République, en respectant le choix des Calédoniens.

Ces réunions visaient également à expertiser différentes options concernant l'organisation institutionnelle du territoire, particulièrement complexe. Il compte en effet cinq institutions – trois provinces, un Congrès et un gouvernement – pour moins de 300 000 habitants. Parfois, les objectifs de politique publique sont difficilement atteignables : songez qu'il existe en Nouvelle-Calédonie trois codes de l'environnement, un par province, ce qui rend difficile la lutte contre le réchauffement climatique.

L'État a pris toute sa part dans la recherche d'un accord. Le Gouvernement a déjà proposé un texte, un document dit martyr, dans lequel sont présentées de nombreuses dispositions, sur de multiples sujets, y compris les modalités d'autodétermination.

Les accords ont également introduit dans notre droit la notion de citoyenneté calédonienne, concrétisant le destin commun des communautés qui vivent sur le territoire. Fait exceptionnel : la Constitution reconnaît deux citoyennetés, française et calédonienne – l'une n'étant bien sûr pas exclusive de l'autre sur l'archipel.

La citoyenneté calédonienne, telle qu'imaginée par l'accord de Nouméa, ne se définit que par le droit de voter en Nouvelle-Calédonie. Or nous serons tous d'accord ici pour considérer que la citoyenneté ne se résume pas au vote sur un territoire. Je précise au passage que la citoyenneté calédonienne se conçoit au sein de la citoyenneté française. Il faut savoir qu'aujourd'hui, pour certains scrutins, le corps électoral est restreint aux habitants ayant la légitimité d'une durée suffisante de résidence sur le territoire.

De fait, trois listes électorales coexistent en Nouvelle-Calédonie. La première, la liste électorale dite générale, applicable dans l'ensemble du territoire de la République, est utilisée pour les élections nationales, la présidentielle et les législatives, et pour les élections municipales. La deuxième est la liste dite référendaire, celle qui permet aux Calédoniens de voter pour ou contre l'autodétermination prévue par la Constitution – souhaite-t-on ou non rester Français ? Il n'est pas question de modifier ces deux listes.

La troisième liste, dite provinciale, sert à élire les représentants aux assemblées des trois provinces – qui ont les mêmes compétences que les régions dans l'Hexagone, avec peut-être davantage de pouvoir encore –, dont certains élus sont aussi membres du Congrès, sachant que ces derniers décident de la majorité qui gouverne la Nouvelle-Calédonie, territoire autonome dans la République.

Le scrutin provincial est important à double titre. D'une part, ces assemblées locales disposent d'un pouvoir local considérable dans le cadre de l'autonomie très large qui est reconnue au territoire ; d'autre part, les résultats de ces élections déterminent également les rapports de force politiques qui permettent de savoir qui dirigera le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie.

Depuis la révision constitutionnelle de 2007, seules les personnes inscrites sur les listes électorales au moment de l'accord de Nouméa de 1998 ont le droit de voter aux élections provinciales. Autrement dit, certains Calédoniens, nés en Nouvelle-Calédonie, de parents calédoniens, ne peuvent pas voter pour désigner ces élus locaux. De même, si vous allez vivre, travailler, payer des impôts ou fonder une famille en Nouvelle-Calédonie, même si cela dure quinze ou vingt ans, vous ne pourrez pas davantage voter pour le représentant qui décidera de la politique économique ou environnementale dans votre province, alors même que ces assemblées, comme celle du Congrès, adoptent les lois du pays qui régissent votre quotidien, recouvrent l'ensemble des impôts et déterminent des choix politiques fondamentaux pour le territoire. Seuls les pouvoirs régaliens – police, justice et armée – sont encore à la main de l'État français.

Pour être complet, il faut préciser que le corps électoral prévu pour les référendums d'autodétermination est, lui, paradoxalement, plus large que celui des élections provinciales. Autrement dit, moins d'électeurs peuvent voter pour les élections provinciales que pour ou contre l'autodétermination de la Nouvelle-Calédonie alors même que cet enjeu est plus identitaire. Singulier paradoxe, reconnaissez-le. Ainsi les personnes qui comptent vingt années de résidence en Nouvelle-Calédonie peuvent-elles voter au référendum, et ce sans justifier d'une inscription sur les listes électorales à une période donnée. En résumé, il est plus facile de voter pour ou contre l'indépendance que pour choisir son représentant local – voilà, monsieur le rapporteur, le paradoxe calédonien.

Si le gel du corps électoral provincial ne concernait, lors de son vote par le Parlement réuni en Congrès en 2007, que 8 338 électeurs, soit 7,5 % de l'électorat calédonien, ce chiffre est passé à 42 596 en 2023, soit un électeur sur cinq tout de même. Pour accepter cette dérogation au principe constitutionnel d'égalité devant le suffrage, le constituant s'était appuyé sur ces données initiales ainsi que sur son caractère « transitoire » – le mot figure dans le texte constitutionnel de ces dispositions, prévu expressis verbis par l'accord de Nouméa. Comme mon prédécesseur Dominique de Villepin l'avait lui-même précisé devant le Congrès réuni à Versailles en 2007, ce gel ne valait, strictement, que pour les élections provinciales de 2009 et de 2014, dans le cadre des accords.

Tout en restant fidèle à l'esprit de l'accord de Nouméa et sans vouloir revenir sur la notion de citoyenneté calédonienne, le Gouvernement a pris ses responsabilités et s'est donc engagé à corriger cette distorsion, qui n'est en aucun point conforme à l'exercice du droit de suffrage dans une démocratie, et encore moins sur le territoire de la République française.

Le Président de la République et le Gouvernement ont en effet toujours affirmé leur intention de procéder à un élargissement du corps électoral par une initiative unilatérale si aucun accord n'était atteint avant la fin de l'année 2023. Cette initiative, annoncée à de multiples reprises, n'est donc en aucun cas une surprise. Elle favorise, me semble-t-il, les discussions – n'est-ce pas, monsieur le rapporteur ? –, dans la mesure où les indépendantistes et les non-indépendantistes se sont enfin réunis seuls, sans la présence de l'État, depuis le dépôt de ces deux projets de loi. D'aucuns estimeront que c'est un hasard, je préfère y voir la main heureuse de l'État.

Cette réunion constitue une première depuis quatre ans. D'ailleurs, j'ai encore appris récemment que l'Union calédonienne avait informé le groupe dit loyaliste qu'il se réunirait vendredi prochain – la discussion de ce jour au sein de votre assemblée n'est sans doute pas pour rien dans ces hasards calédoniens. Je souhaite très sincèrement que cette dynamique ne s'éteigne pas et que le dialogue puisse continuer et aboutir à un consensus, une hypothèse que ne vient nullement refermer le projet de loi que je présente devant vous.

Ce texte retient une voie médiane pour dégeler le corps électoral provincial en fixant à dix ans la durée de résidence, comme le prévoyaient déjà les accords de Matignon et de Nouméa de Lionel Jospin, ce qui représente un compromis acceptable par les deux parties, comme le démontrent les textes signés lors de ma venue à Nouméa.

Il s'agissait, vous le savez, de la première interprétation, faite par le Conseil constitutionnel, de la lettre de l'accord de Nouméa. Le Gouvernement propose également d'y ajouter les natifs, qu'ils soient Kanaks ou non – je tiens à le souligner car certains Kanaks naissent aujourd'hui sur leurs terres en étant privés du droit de vote en raison de ces règles juridiques devenues paradoxales –, une demande formulée par le FLNKS. Le nouveau corps électoral accueillera ainsi près de 25 000 électeurs supplémentaires.

Vous en conviendrez, exiger d'une personne qu'elle ait vécu pendant dix ans, de façon continue, sur un territoire – imaginons par exemple qu'elle y ait payé ses impôts, qu'elle y ait résidé et mené une vie de famille – pour lui donner le droit de voter à des élections locales est déjà une mesure extraordinaire, hors du droit commun. Nous ne connaissons pas d'autres démocraties qui imposent, sur une parcelle de leur territoire, une telle dérogation au régime électoral – lequel constitue pourtant une règle de droit commun. Nous ne connaissons pas d'autres pays qui interdisent à certains, nés sur leur sol, de voter à des élections locales alors même qu'ils en ont acquis la citoyenneté. Je le répète, certains habitants de l'archipel ne peuvent voter aux élections locales alors même qu'ils sont citoyens calédoniens.

Il ne s'agit donc pas, contrairement à ce que l'on entend dire parfois, d'imposer l'option d'un camp au détriment d'une autre mais de retenir, faute d'accord intervenu dans l'année précédant le renouvellement des assemblées de province – en l'occurrence, l'élection doit se tenir au mois de mai –, une formule de compromis équilibrée, respectueuse de notre démocratie et de nos engagements internationaux.

J'en viens à la question qui nous occupe directement aujourd'hui, celle du report de la date du scrutin des élections provinciales. À l'heure où je vous parle, le mandat des membres du Congrès et des assemblées de province arrivera à son terme le 12 mai prochain qui est donc, en l'état, la date la plus tardive possible pour l'organisation d'élections locales en Nouvelle-Calédonie. Le Gouvernement – en particulier votre serviteur, en raison de ses fonctions – est tenu de convoquer les électeurs quatre semaines au moins avant la date du scrutin, c'est-à-dire au plus tard le 12 avril 2024.

La loi constitutionnelle prévoyant le dégel de ce corps électoral ne pourra manifestement pas être définitivement adoptée et promulguée d'ici le 12 avril, ni même d'ici le 12 mai, en raison des délais incompressibles d'une révision constitutionnelle et de sa mise en œuvre pour réviser la liste et organiser le scrutin – j'en profite pour saluer le travail du haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie et de toutes ses équipes. Le Gouvernement souhaite donc reporter l'organisation du scrutin, conformément à l'avis du Conseil d'État, pour le tenir avec un corps électoral partiellement dégelé puisque fixé à dix ans de résidence minimum, critère conforme aux accords de Nouméa signés sous Lionel Jospin. Le Conseil d'État, toujours sourcilleux sur les questions électorales, a eu l'occasion de confirmer que l'examen en cours du projet de loi constitutionnelle constituait un motif d'intérêt général largement suffisant pour motiver le report de l'élection. Soyons clairs : l'alternative, à savoir tenir les élections à l'heure initialement prévue avec le corps électoral gelé actuel nous exposerait à un risque juridique majeur puisqu'il ne fait aucun doute que le décret de convocation des électeurs serait attaqué et le résultat des élections à coup sûr contesté avec des arguments solides. Il faudrait reconvoquer les électeurs après avoir modifié le corps électoral, ce qui nous ferait perdre beaucoup de temps alors que les résultats de ces élections sont importants dans ce territoire encore en proie à une grave crise économique, notamment du fait de la chute du cours du nickel.

C'est la raison pour laquelle le Gouvernement de la République propose de décaler le scrutin au plus tard au 15 décembre 2024, grâce à ce projet de loi organique que vous ne manquerez pas, je l'espère, mesdames, messieurs les députés, de voter comme l'ont fait les sénateurs. Cette échéance est à la fois ambitieuse – en raison des étapes préalables que j'ai évoquées, notamment celle de la révision des listes électorales –, mais réaliste. Elle permet de respecter, en tout état de cause, l'année civile où il était prévu que le scrutin intervienne.

Le principe du report et le nouveau délai prévus dans ce texte ont par ailleurs été approuvés à une très large majorité par le Congrès de Nouvelle-Calédonie où, je le répète, les indépendantistes sont pourtant majoritaires. Ainsi, l'UNI-Palika (Union nationale pour l'indépendance-Parti de libération Kanak) a contribué à ce qu'il le soit à trente-huit voix contre seize, et vous avez souligné dans votre rapport, monsieur Dunoyer, que même l'Union calédonienne admettait l'idée d'un report. Celui-ci fait donc consensus du côté des indépendantistes comme de celui des non-indépendantistes.

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