Vous avez souhaité entendre aujourd'hui le groupe Canal+. Pour cette première audition, je suis accompagné de Laetitia Ménasé, secrétaire général du groupe, et de Gérald-Brice Viret, directeur général de Canal+ France, en charge des programmes et des antennes. Je m'exprime devant vous en tant que président du directoire du groupe Canal+, groupe que j'ai intégré il y a vingt ans. À ce titre, j'ai la responsabilité de l'ensemble de ses activités en France et à l'international. Je suis également PDG de Dailymotion, président de l'Olympia, vice-président du groupe Lagardère et membre du directoire de Vivendi, notre maison mère.
Votre commission d'enquête s'intéresse à nos activités nationales d'édition sur la TNT. Je vais, si vous le permettez, d'abord les replacer dans le cadre du projet global de notre groupe. Avec 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires et une présence dans plus de cinquante pays, le groupe Canal+ est le premier groupe de télévision en Europe. Il se déploie sur trois activités principales : la télévision payante, dont la principale source de revenus est l'abonnement ; la télévision gratuite en France et à l'international, qui tire ses revenus de la publicité ; la production et la distribution de films et de séries, par le biais de StudioCanal.
Au cours des dernières années, le marché de la télévision a profondément changé. Nous sommes passés d'une compétition locale à une compétition mondiale, internet ayant offert la possibilité à de nouveaux opérateurs, essentiellement américains, d'investir massivement dans des contenus, essentiellement américains aussi, et d'amortir leurs coûts sur une base d'abonnés mondiale qui n'a cessé de croître. Netflix d'abord, puis Amazon avec Prime Video, bientôt suivis des studios hollywoodiens Disney avec Disney+, Paramount avec Paramount+, Universal avec Peacock et Warner avec HBO Max : des mastodontes se sont créés, affichant pour certains des parcs de plusieurs centaines de millions d'abonnés – 260 millions pour Netflix, désormais présent dans 190 pays.
Pour faire face à ces nouveaux géants, le groupe Canal+ a dû se réinventer et s'est totalement transformé en quelques années.
Premier pilier de cette transformation : le redressement économique. En France, en 2016, les chaînes Canal+ perdaient près de 400 millions d'euros par an et les chaînes gratuites plus de 60 millions. Si nous restons déficitaires en France, un plan d'économies de près de 1,5 milliard d'euros, accompagné de la sécurisation de nouveaux droits en sport et en cinéma et d'une refonte complète de nos offres commerciales, nous a permis de renouer avec une trajectoire économique positive.
Second pilier : l'accélération de la digitalisation du groupe. Créée en 2013, notre plateforme propriétaire française MyCanal, qui porte plus de 2 000 chaînes dans le monde, s'est développée pour atteindre les meilleurs standards du marché. Nous l'avons déployée dans plus de trente pays. Avec 1 milliard d'euros d'investissements annuels dans la technologie et plus de 1 000 ingénieurs, principalement basés en France, le groupe Canal+ est devenu un acteur majeur de la technologie. Cette digitalisation a permis au groupe d'ajouter une corde à son arc et de se positionner en agrégateur de plateformes. Pourquoi ? Parce que la multiplication des plateformes a abouti à une fragmentation des offres et des droits. Là où les foyers français choisissaient historiquement entre Canal+, TPS et Numericable, ils disposent désormais de près de trois offres de vidéos payantes en moyenne par foyer. C'est une opportunité pour le groupe Canal+ qui, fort de son expérience de distribution de chaînes thématiques tierces, est devenu l'un des premiers distributeurs de plateformes dans le monde : beIN Sports, Netflix, HBO Max Disney+, Paramount+, Apple TV+… nous distribuons au moins l'une de ces plateformes dans près de quinze territoires.
Dernière étape de cette transformation : l'internationalisation. En 2015, le groupe Canal+ rassemblait 11 millions d'abonnés ; il en compte aujourd'hui 26 millions dans cinquante pays. Canal+ est le seul groupe média à avoir intégré le top 50 des marques françaises les plus puissantes dans le monde. Notre objectif est désormais d'atteindre à moyen terme un parc de 50 à 100 millions d'abonnés pour rejoindre le top 5 mondial des acteurs de contenus. Cette croissance passera par des prises de participation dans nos principales zones géographiques : en Europe avec Viaplay, le leader de la télévision payante dans les pays nordiques ; en Asie avec Viu, leader du streaming payant et gratuit en Asie du Sud-Est ; en Afrique avec la société sud-africaine MultiChoice, leader de la télévision payante en Afrique anglophone et lusophone.
Cela étant, la compétition avec les acteurs mondiaux américains n'est pas qu'une question de taille : nous partons avec un désavantage manifeste, puisque notre marché national représente le cinquième de celui des États-Unis. Nous avons ainsi choisi de jouer de nos forces et de cultiver nos différences.
Le premier axe de différenciation est un investissement massif et pérenne dans les contenus locaux. Dans chacun des territoires où il intervient, Canal+ a toujours eu à cœur de découvrir et de faire grandir les talents locaux. Alors que Disney, Netflix ou Apple TV affichent moins de 10 % de titres français dans leur catalogue, Canal+ investit massivement dans les contenus français. Canal+ est le premier financeur de la création cinématographique en France, avec une contribution de 200 millions d'euros par an qui est supérieure à nos obligations, suite à un accord historique avec les syndicats représentant les professions du cinéma français. Canal+ contribue davantage que tous les autres acteurs réunis – chaînes gratuites et plateformes internationales. Et, parce que nous pensons qu'il est essentiel, pour nos partenaires comme pour nous, d'avoir une visibilité à long terme, nous proposons aujourd'hui de renouveler notre accord pour cinq ans, pour un montant total supérieur à 1 milliard d'euros. Canal+ est également – et c'est beaucoup moins connu – le premier financeur télévisuel du sport en France, sa contribution étant là aussi supérieure à celle de tous les autres acteurs réunis.
Deuxième axe de différenciation : notre rôle dans la structuration de la filière audiovisuelle. La diversité de cette dernière se retrouve autant dans le nombre des sociétés partenaires que dans la typologie des films de cinéma que nous accompagnons. Pas un seul de nos concurrents ne fait autant travailler le tissu industriel créatif français. Quelque 43 % des films financés par Canal+ sont des films dits de la diversité, c'est-à-dire avec un budget inférieur à 4 millions d'euros. Ils représentent 25 % de nos investissements, alors que notre obligation est de 17 %. Plus de 100 sociétés de production différentes et indépendantes de Canal+ produisent chaque année les films que nous finançons et que nous exposons avec amour sur nos antennes. Là encore, pas un seul autre acteur ne finance autant de sociétés de production de cinéma indépendantes. En 2023, 32 % de nos préachats étaient des premiers films de jeunes réalisatrices et réalisateurs, ce qui est essentiel dans le renouvellement des talents créatifs en France. Tout aussi important : la moitié de ces films ont été réalisés par des femmes, contre 33 % il y a trois ans. Ce n'est pas le fruit du hasard, mais le signe de l'attention particulière que nous accordons à l'accompagnement, au financement et à l'exposition des films de réalisatrices. C'est d'ailleurs avec ce souci de la place des femmes derrière la caméra que nous avons créé, au sein de StudioCanal, un fonds d'aide au développement de projets cinématographiques dirigés par des réalisatrices.
Troisième axe de différenciation : le travail sur l'accès à la culture, en particulier pour les plus jeunes. Le prix de toutes nos offres a été divisé par deux pour les moins de 26 ans. Nous nous sommes associés au pass Culture dès son lancement. Enfin, parce que le cinéma joue un rôle clé dans l'éveil des consciences, nous avons lancé une première mondiale avec notre partenaire UGC, en couplant un accès illimité aux salles de cinéma et aux chaînes Canal+ pour le tarif le plus bas possible. Mais l'accessibilité ne se résume pas au prix : nous allons systématiquement au-delà de nos obligations en matière de sous-titrage pour les sourds et malentendants, pour l'intégralité de nos chaînes gratuites et payantes de la TNT. Et nous avons récemment codéveloppé Dystitles, une police de sous-titres pour permettre aux personnes dyslexiques et non dyslexiques de profiter ensemble d'un contenu sous-titré. C'est là encore une première mondiale.
Comment envisageons-nous l'avenir et comment la TNT s'inscrit-elle dans notre projet ? Au cours des derniers mois, nous avons vu émerger des offres dites hybrides, c'est-à-dire des offres de plateformes qui mélangent abonnement et publicité. Netflix, Disney et Amazon ont lancé ce type d'offres qui les amènent à développer une compétence de régie publicitaire. Or le groupe Canal+ possède cette expertise depuis longtemps, et l'a renforcée par l'acquisition de chaînes gratuites de la TNT en 2016. La TNT est un moyen d'accès important, voire essentiel, à la télévision. C8 est actuellement la première chaîne TNT ; CNews est la deuxième chaîne d'information– et de plus en plus souvent la première ; CStar est la seule chaîne musicale gratuite en France. Le succès de ces chaînes a permis à notre régie de s'établir comme un acteur important du paysage audiovisuel français – elle est la troisième régie publicitaire en France, après celles de TF1 et de M6 – et d'être retenue par des tiers tels qu'UGC, le Grand Rex, RTL 9, Oqee ou Eurosport pour développer leurs revenus publicitaires en France. C'est là un gage ultime de la qualité de nos équipes et un atout incontestable pour l'avenir de Canal+. Cette expertise devrait se renforcer grâce à l'acquisition de la plateforme Viu, dont le modèle s'appuie notamment sur les revenus publicitaires, et au rapprochement envisagé avec Dailymotion, plateforme de vidéos avec un modèle de publicité présente dans 145 pays.
Malgré ces atouts indéniables, nous devons constater que nous n'avons pas les mêmes moyens ni surtout les mêmes règles que les géants américains : la réglementation nationale est devenue un frein à l'expansion et à la rentabilité des acteurs français, bien plus régulés que leurs concurrents internationaux. Il me faudrait la journée pour énoncer la liste des réglementations qui s'imposent aux acteurs français et auxquelles les acteurs internationaux échappent :
– Les plateformes américaines ont la possibilité de mutualiser leurs obligations cinématographiques et audiovisuelles. Pas nous.
– Nous devons respecter un quota de diffusion de 60 % d'œuvres européennes. Pas elles.
– Certains secteurs publicitaires nous sont interdits et la durée des publicités est encadrée. Pas pour elles.
– La liste des événements d'importance majeur – c'est-à-dire les compétitions sportives – qui doivent être impérativement diffusés en clair s'applique à nous. Pas à elles. Amazon aurait ainsi la possibilité d'acheter des matchs de l'équipe de France de football et de les réserver à ses abonnés payants. Impensable, mais pourtant possible.
Au-delà des plateformes payantes, il y a le cas des réseaux sociaux, plébiscités par toutes les tranches d'âge mais en particulier par les 15-24 ans, dont la consommation de vidéos sur internet représente déjà plus de 50 % du temps total de consommation de vidéos, contre 24 % pour la télévision. CNews, pourtant deuxième chaîne d'information en France, ne représentait que 2,3 % de l'audience de télévision en 2023. Mais combien d'audience pour Facebook, X, YouTube ou TikTok, qui échappent à toute réglementation, française ou européenne ? C'est une situation que je constate tous les jours en tant que président Dailymotion et membre fondateur de l'appel de Christchurch, lancé en 2019 par le président Emmanuel Macron et la Première ministre néo-zélandaise suite à la diffusion d'une tuerie en direct sur un réseau social.
Que les choses soient claires : j'ai le plus grand respect pour l'Arcom et pour son président, Roch-Olivier Maistre. Il n'est en rien question pour nous de nous soustraire à l'autorité de cette institution indépendante, que nous n'avons jamais contestée. Nous nous sommes toujours efforcés de respecter nos obligations sur l'ensemble de nos chaînes, payantes ou gratuites, et nous avons accepté les rares sanctions lorsque cela n'avait pas été le cas. Si les méthodologies et les conventions changent, nous continuerons à nous y conformer car il y va de notre responsabilité de premier groupe audiovisuel français et européen.
De même, je tiens à exprimer le profond respect que j'ai pour le travail du législateur et la mission que vous exercez au sein de l'Assemblée nationale et en dehors de ses murs, même si j'ai parfois l'impression que ce respect n'est pas mutuel. Vous avez été, monsieur le rapporteur, jusqu'à qualifier ailleurs d'« armée mexicaine » l'ensemble des personnes qui se rendent disponibles, aujourd'hui et demain, pour répondre avec sérieux à votre convocation. C'est regrettable. Vos propos, ainsi que la convocation de notre groupe pour une journée entière d'audition, prochainement suivie de celle de MM. Vincent Bolloré et Cyril Hanouna, alors que TF1, Altice, NRJ Group et M6 ont été convoqués pour deux heures en moyenne, soulèvent des interrogations sur l'impartialité de vos travaux. Là encore, c'est regrettable.
Mon sentiment est que l'enjeu national devrait d'abord être de permettre à des acteurs nationaux de rivaliser avec ceux qui échappent aux régulations locales, et non pas de tenter de supprimer des chaînes, comme certains ici l'ont clairement demandé, alors que celles-ci contribuent au pluralisme des médias et ont démontré leur intérêt auprès du public, remplissant ainsi deux des principaux critères d'attribution des fréquences de la TNT.
Je vous remercie de votre écoute et me tiens à votre disposition, avec Laetitia Ménasé et Gérald-Brice Viret, pour répondre à vos questions.