Intervention de Nicolas Thierry

Réunion du mercredi 14 février 2024 à 15h00
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaNicolas Thierry, rapporteur :

Je suis heureux de vous soumettre aujourd'hui une proposition de résolution européenne transpartisane. La diversité des signataires de ce texte montre que nous pouvons trouver des points de convergences, notamment sur un sujet aussi important que celui de la lutte contre la pollution chimique de l'environnement.

Cette proposition de résolution européenne se fonde sur un paradoxe que je souhaite que nous résolvions collectivement aujourd'hui. D'un côté, le nombre de substances chimiques n'a jamais été aussi élevé sur le sol européen. 300 millions de tonnes de substances chimiques sont produites chaque année dans l'Union.

L'Agence européenne pour l'environnement nous enseigne que 74 % de ces substances sont considérées comme dangereuses pour la santé ou les écosystèmes, tandis que 18 % sont classées potentiellement cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques. L'initiative européenne de biosurveillance humaine a relevé que la population est ainsi exposée à des niveaux « alarmants », ce sont les mots de l'agence, de substances chimiques dangereuses, en particulier chez les enfants.

Parmi ces substances figurent par exemple les per- et polyfluoroalkylées, appelés PFAS. Créés de façon artificielle pour leurs vertus antiadhésives et imperméabilisantes, les PFAS contiennent des liaisons carbone-fluor qui ne se dégradent pas dans l'environnement : ce sont donc des polluants éternels. Dans les Cévennes en janvier, des analyses inédites révèlent par exemple des taux spectaculaires de PFAS dans l'eau potable. Les PFAS, comme d'autres substances ciblées par REACH, peuvent être à l'origine de pathologies graves tels que des cancers, des problèmes cardio-vasculaires, une baisse de la fertilité… Et cela touche tout le monde : adultes, enfants, consommateurs, travailleurs, riverains des usines chimiques. Le constat est donc sans appel : l'Union européenne n'échappe pas à la civilisation des toxiques, et les PFAS en sont un exemple criant.

Je reviens au paradoxe que je mentionnais pour vous en présenter le second aspect. L'Union européenne dispose depuis 2007 d'un règlement européen dit « REACH » pour sécuriser la fabrication et l'utilisation des substances chimiques dans l'industrie européenne. Le règlement repose sur deux principes : toutes les substances doivent être enregistrées pour être mises sur le marché ; et la charge de la preuve de la sécurité de ces substances repose sur les industriels.

Ainsi, lors de l'évaluation de la toxicité des substances mises sur le marché, les plus nocives obéissent à un régime d'autorisation et les plus dangereuses à un régime de restriction. Ce règlement a permis à l'Union de disposer d'une solide base de données, la plus développée au monde, avec 23 000 substances chimiques enregistrées. La mise en œuvre de ce règlement repose notamment sur une agence européenne, l'ECHA, qui formule des recommandations aux autorités politiques sur la toxicité des substances.

L'acquis du règlement REACH n'est pas négligeable, mais face à l'ensemble des risques que je mentionnais, il n'est pas suffisant. Ce texte doit en effet besoin d'être révisé pour être pleinement utile. Le règlement REACH n'a pas été révisé depuis 2007. Imaginez un règlement en matière numérique qui daterait de 2007 ! Un règlement rédigé avant Chat GPT, avant le succès de Facebook, et avant même le premier iPhone. Un règlement qui ignorerait donc les enjeux de l'intelligence artificielle, de la protection des données et les risques liés aux réseaux sociaux. Sur des sujets aussi évolutifs, il n'est pas concevable de passer 17 ans de progrès scientifique sous silence.

Lors de mes travaux, j'ai eu l'occasion d'auditionner des acteurs au fait des difficultés de mise en œuvre de la politique européenne de lutte contre les toxiques. J'ai notamment rencontré des dirigeants de l'ECHA et une éminente toxicologue française, Laurence Huc. Ces auditions m'ont amené à identifier les principales difficultés qui devraient selon moi guider la révision du règlement REACH.

La première difficulté tient au manque de ressources de l'ECHA pour effectuer convenablement sa mission. Par exemple, l'agence est dans l'impossibilité d'évaluer les substances correctement et de vérifier les données fournies par les industriels, puisqu'elle ne dispose que d'un délai de 3 semaines pour évaluer la toxicité d'une substance et ne peut pas travailler en un temps aussi court. La plupart du temps, la décision de l'ECHA se borne ainsi à une reprise des conclusions de l'étude produite par l'industriel, sans contre-expertise. Par ailleurs, l'ECHA évalue les substances une par une et non par famille de substances : l'évaluation par familles permettrait de couvrir un nombre plus important de substances et d'accroître le niveau de protection, tout en allégeant la charge pesant sur les structures d'évaluation. Je reviens à l'exemple des PFAS, qui recouvre environ 10 000 substances : plutôt que de procéder à 10 000 évaluations, une seule analyse approfondie globale serait à la fois plus logique et plus utile. Le cadre actuel du règlement REACH permet d'envisager d'agir sur l'ensemble des PFAS tel que cela a été proposé par plusieurs pays européens. Néanmoins, comme l'ont souligné les représentants de l'ECHA, cette procédure à l'échelle de plus de 10 000 substances va véritablement mettre à l'épreuve le cadre actuel du règlement REACH.

La deuxième difficulté, en lien avec la première, tient au fait que les propriétés de nombreuses substances demeurent inconnues : dans les deux tiers des dossiers contrôlés, les informations fournies sont insuffisantes pour évaluer la dangerosité des substances. Les critères doivent également être actualisés : le potentiel de perturbation endocrinienne des substances est par exemple absent des études et des données à fournir par les industriels au moment de l'enregistrement d'une substance.

La troisième difficulté est la prise en compte de l'exposition à des mélanges de substances, dite aussi « effet cocktail ». Ce sujet est exclu de l'analyse que doivent fournir les industriels au moment de la demande d'enregistrement du produit.

La révision du règlement est donc nécessaire et la Commission européenne en convenait puisque dès 2020, la modification de REACH était annoncée. Et c'est là que se noue tout le paradoxe que je vous annonçais : alors que le niveau d'exposition des Européens aux substances chimiques n'a jamais été aussi élevé, que nous n'avons jamais été aussi renseignés sur leur probable toxicité, la Commission européenne a reporté sine die la révision de REACH, notamment sous la pression des grands groupes de l'industrie chimique et pharmaceutique allemande.

Je ne m'explique pas cette décision et la proposition de résolution européenne que je porte aujourd'hui a un seul objectif : inviter la Commission européenne à proposer une initiative de révision du règlement REACH, afin de permettre au Parlement européen et au Conseil de déterminer ensemble des modalités à mettre en œuvre pour protéger le plus efficacement possible notre santé et notre environnement.

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