…a autorisé l'utilisation du chlordécone en Martinique et en Guadeloupe de 1972 à 1990, autorisation prorogée jusqu'en 1993. Cette situation est d'autant plus choquante que plusieurs produits de substitution au chlordécone existaient et étaient disponibles avant même 1993.
Fait troublant, l'interdiction du chlordécone décidée par l'État français en 1993 est arrivée dans le contexte de l'application d'une nouvelle législation européenne, qui visait à priver les États membres de leur pouvoir d'autoriser des substances actives et de décider la mise sur le marché des produits phytosanitaires. Même après l'interdiction finalement décidée par l'État en octobre 1993, aucun dispositif spécifique n'a été prévu pour détruire les stocks non utilisés de curlone. La gestion de ces stocks par l'État a ainsi été clairement et gravement défaillante jusqu'en 2002.
L'État a donc autorisé puis laissé faire l'empoisonnement au chlordécone durant au moins trente ans en Martinique et en Guadeloupe. Grâce à plusieurs rapports, notamment celui de la commission d'enquête créée en 2009 à l'initiative du groupe socialiste, présidée par le député Serge Letchimy et dont la rapporteure fut Justine Benin, les responsabilités publiques et privées ont pu être formellement établies. Cette commission a également permis d'évaluer l'ampleur du désastre écologique, sanitaire et économique, ainsi que l'insuffisance et l'inefficacité des politiques publiques menées depuis les années 2000 au moyen des plans Chlordécone successifs.
En effet, les actions de réparation conduites n'ont pas été du tout à la hauteur du drame humain, sanitaire, écologique et économique subi. Le rapport de la commission précisait l'impact de l'utilisation du chlordécone, ainsi que les très graves conséquences associées : la pollution durable et généralisée des sols, des eaux, des eaux marines, une rémanence qui diffuse le chlordécone dans les produits alimentaires, agricoles et animaux, la présence de chlordécone dans le sang de 95 % des Guadeloupéens et de 92 % des Martiniquais, le risque de prématurité, les troubles cognitifs et de motricité chez l'enfant, les malformations cardiaques et génitales, une propension accrue à l'obésité infantile, des pathologies multiples, telles que des cancers, des leucémies ou des maladies endocriniennes et neurodégénératives, la mise en danger de filières économiques, particulièrement la pêche et l'agriculture.
Face à ce scandale d'État, le Président de la République a lui-même reconnu, lors de son déplacement à la Martinique le 27 septembre 2018, le scandale environnemental, la responsabilité de l'État et la nécessité d'accorder des réparations ; les ministres auditionnés ont fait de même. Il est désormais clairement établi que l'État est le premier responsable ; il est pleinement et entièrement responsable, même s'il n'est pas le seul.
Aux souffrances durables et profondes imposées aux Martiniquais et aux Guadeloupéens s'ajoute l'incompréhension consécutive au non-lieu prononcé par la justice pour des raisons de prescription. Cette décision laisse s'installer l'impunité, l'injustice et une colère froide, collective et profonde, dont l'État devra assumer les conséquences. Elle démontre encore davantage l'importance et l'urgence de la présente proposition de loi. Cette dernière, une fois adoptée, accompagnera et consolidera la poursuite du combat judiciaire, pour que justice soit faite ; nous éviterons ainsi que se reproduise ce type de drame et de violence.
La proposition de loi répond à la réalité historique que je viens de rappeler en effectuant le premier acte de réparation politique qui s'impose : celui de la reconnaissance, par la loi, de la responsabilité de la République française dans les préjudices sanitaires, écologiques et économiques subis par les peuples et pays de Guadeloupe et de Martinique après l'autorisation par l'État de mise sur le marché de produits à base de chlordécone.
À l'instar de la proposition de loi relative au suivi des conséquences environnementales des essais nucléaires français en Polynésie française, ce texte fait un premier pas sur le chemin des réparations nécessaires, à la hauteur d'une catastrophe à dimensions multiples. De manière opérationnelle et concrète, ces réparations passent fondamentalement par la dépollution des sols et des eaux, par l'indemnisation et par l'accompagnement des victimes au sens large – personnes physiques et ayants droit, entreprises – sur les plans sanitaire et économique.
L'empoisonnement des hommes et de l'environnement par le chlordécone se poursuivant, il est indispensable que la recherche scientifique sur ce sujet vital devienne une priorité nationale.
Les obligations prévues par la proposition de loi permettront aussi d'élaborer un programme global et structurel de sortie du chlordécone, sur la base des quarante-neuf préconisations formulées par le président de la commission d'enquête, Serge Letchimy. En adoptant ce texte, nous nous inscrirons dans la lignée de celles et ceux qui ont œuvré pour la dignité humaine, pour la justice et pour le progrès dans leur acceptation humaniste et universelle.