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Intervention de Henri Alfandari

Réunion du mercredi 7 février 2024 à 15h00
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaHenri Alfandari, rapporteur :

Mon intervention sera brève et se résumera à une question, que j'ai voulue volontairement provocatrice : sommes-nous en train de tuer notre industrie française et européenne avec la réforme du marché carbone européen ?

Évidemment, nous devons nous féliciter de l'aboutissement des réformes du Pacte vert européen, parmi lesquelles l'évolution du marché des crédits carbone. Évidemment, nous pouvons être satisfaits que l'Union européenne soit le leader mondial dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre, avec un mécanisme propre à fixer un prix du carbone de plus en plus ambitieux. Évidemment, nous ne pouvons que nous réjouir de la création du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, qui permettra à l'Europe de sortir d'une forme de naïveté climatique en incitant les autres États membres à respecter des normes protectrices du climat par la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Néanmoins, en travaillant sur ce sujet, je me suis rendu compte qu'au-delà des motifs de satisfaction de façade, l'ensemble de ces évolutions présentait des dangers pour notre économie. Nous avons en effet « sauté sans parachute » et élargi un dispositif qui n'avait pas vraiment convaincu jusqu'ici.

Je m'explique. Le marché carbone européen, créé en 2005, avait un objectif principal : la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Toutefois, afin de permettre aux secteurs exposés à la concurrence internationale de rester compétitifs, les institutions de l'Union européenne ont prévu l'allocation de quotas carbone gratuits. Cette allocation, particulièrement généreuse, couplée à la récession de 2008, a ainsi fait chuter le prix du quota carbone autour de 5 euros la tonne en 2013. Il était alors beaucoup plus intéressant de payer pour les émissions produites, que d'investir dans la décarbonation des processus de production. Si des réformes paramétriques et une reprise de l'activité économique depuis 2021 ont permis d'atteindre aujourd'hui le prix de 90 euros la tonne, la plupart des études montrent tout de même les effets très limités du marché carbone sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre depuis sa création.

Face à ce constat, une décision s'imposait : la réforme du système d'échange de quotas carbone, de manière à atteindre des objectifs climatiques de plus en plus ambitieux avec le Pacte vert pour l'Europe. Nous ne pouvons que souscrire à cette nécessité. Ce sont les modalités de la réforme qui suscitent néanmoins notre inquiétude : nous avons créé de nouveaux instruments, sans être certains qu'ils fonctionnent. Si, et personne ne le souhaite, le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières ne fonctionnait pas en pratique, l'industrie européenne se retrouverait nue, sans protection, face à la concurrence des pays tiers, au premier rang desquels figurent les États-Unis et la Chine.

La réforme du marché carbone prévoit en effet la suppression progressive des quotas gratuits dans l'Union européenne, de manière à rehausser le coût de la tonne de carbone et à atteindre nos objectifs climatiques et environnementaux. La réforme prévoit également l'extension du marché carbone à de nouveaux secteurs : le transport routier, le transport maritime et le bâtiment.

La contrepartie de la suppression de ces quotas, qui expose donc l'industrie européenne à la concurrence internationale, est la création du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières. Mais ce mécanisme est vicié dès sa création pour trois raisons.

La première raison tient au fait que ce mécanisme ne couvre pas les produits finis. Ainsi, si un importateur fait venir de Chine une tonne d'acier, l'entreprise exportatrice chinoise paiera alors des certificats carbone correspondant aux émissions. En revanche, si un importateur fait venir de Chine une voiture dans laquelle se trouve une tonne d'acier transformé, l'entreprise exportatrice n'aura pas à payer les certificats carbone correspondant aux émissions. Cette lacune est extrêmement préoccupante pour tous les secteurs aval de notre industrie. Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières pose un problème pour la compétitivité à l'export des produits européens : c'est la seconde raison. Les secteurs couverts par le MACF ne bénéficient plus de quotas gratuits et voient leur compétitivité réduite à l'export du fait du renchérissement de leurs coûts de production. En revanche, la concurrence extra européenne ne sera pas soumise à une tarification carbone équivalente pour les produits ne franchissant pas les frontières européennes. La troisième raison est en lien avec les méthodes de vérification des émissions dans les pays tiers. Comment s'assurer que les méthodes de mesure des quotas refléteront fidèlement l'intensité carbone des produits ? Les conclusions du rapport vont même plus loin : les bureaux de certification pourraient en effet être captifs d'un nombre limité de clients industriels dans les pays tiers, produisant ainsi des comptes carbone en deçà des émissions réelles. Les acteurs en charge de l'audit, rémunérés par les acteurs audités, seront ainsi sujets à d'importants conflits d'intérêts qu'il faut prévenir.

Je crois donc qu'il y a un consensus politique sur les objectifs à atteindre : la décarbonation de l'économie pour atteindre les objectifs climatiques d'une part, et la préservation de la compétitivité de note industrie d'autre part. Le rapport que je vous soumets aujourd'hui ne remet évidemment pas en cause ces deux cibles.

Mais dans le climat d'auto-satisfaction générale autour de la réforme du marché carbone, je crois qu'il est important que des voix s'élèvent pour faire connaître la possibilité d'un péril pour l'industrie européenne. Le bon fonctionnement de cette réforme relève du pari, et nous espérons tous qu'il sera payant. Mais la croyance n'est pas un moyen efficace pour la conception de politiques publiques : il est absolument nécessaire, face à l'ensemble des écueils que je viens de mentionner, si nous ne parvenons pas à effectuer les ajustements nécessaires, de prévoir une porte de sortie du marché carbone et du mécanisme d'ajustement carbone aux frontières en cas d'échec.

Sans remettre en cause la nécessité de donner un prix au carbone, ce rapport s'interroge donc sur le choix des instruments choisis pour parvenir à cet objectif : inefficace dans ses premières phases, potentiellement dangereux pour la compétitivité européenne à l'avenir, le marché carbone européen suscite de nombreuses interrogations critiques.

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