Intervention de Danielle Simonnet

Réunion du mercredi 7 février 2024 à 15h00
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDanielle Simonnet, rapporteure :

J'aimerais dédier cette proposition de résolution européenne à Frank, coursier Uber eats de 18 ans, fauché par un camion pendant une course à Pessac. Tant de livreurs travaillent 12 heures par jour, 7 jours sur 7 pour des courses à moins de 5 euros. Je voudrais la dédier également aux chauffeurs VTC, dont Emmanuel Macron, alors ministre de l'économie, avait expliqué qu'il valait mieux être chauffeur Uber plutôt que de vendre de la drogue à Stains et qui se retrouvent endettés car sous-payés et épuisés. Je voudrais la dédier également aux artisans taxis qui, eux aussi, sont victimes de cette concurrence déloyale. Je pense à Mohamed, taxi parisien, qui m'avait adressé un courrier poignant en 2017 m'alertant sur la faillite de nombre de ses collègues, plongeant certains dans la détresse et d'autres jusqu'au suicide. Je souhaite la dédier à celles et ceux qui, dans beaucoup d'autres secteurs, n'ont plus droit à un CDI ni même à un CDD et à qui on demande de se créer un statut d'auto-entrepreneur pour aller travailler en tant que caissière à Monoprix, aide-soignante dans un EHPAD, agent de nettoyage. Je souhaite la dédier aux chefs d'entreprise, de la livraison et d'autres secteurs, qui ne peuvent plus suivre cette concurrence déloyale à moins de plonger eux-mêmes dans l'illégalité et de ne plus déclarer leurs salariés.

Je souhaite, mes chers collègues, que tous ensemble nous puissions la dédier à tous les députés européens français, tous groupes confondus, qui depuis 2021 travaillent sur ce sujet et ont réussi à s'accorder ensemble en février dernier sur une directive en faveur de la présomption de salariat, à l'instar de l'actuel ministre Stéphane Séjourné alors président du groupe Renew. Je souhaite tout particulièrement dédier cette résolution à Mme Sylvie Brunet, députée européenne du MODEM, auteure du premier rapport à l'origine de cette bataille politique et bien évidemment à ma collègue insoumise, Mme Leïla Chaibi, qui n'a pas ménagé ses efforts pour la voir aboutir, ainsi qu'au commissaire européen à l'emploi, Nicolas Schmit, qui attend beaucoup du vote de cette résolution.

Depuis une quinzaine d'années, l'essor des plateformes numériques d'emploi est exponentiel. Il touchera plus de 45 millions de personnes en 2025 et ne cesse de s'étendre à de nouveaux secteurs. Les conséquences de cette « ubérisation » de l'économie sont désastreuses et hélas bien documentées.

Elles sont économiques : le manque à gagner est considérable pour nos comptes sociaux, estimés à plusieurs milliards d'euros, autant d'argent qui ne bénéficie pas à notre système de santé et de protection sociale – sans compter les formes d'optimisation voire d'évasion fiscale pratiquées par ces plateformes. Les professions réglementées, les artisans, sont également les premiers à souffrir de cette concurrence déloyale.

Les conséquences sont aussi et surtout sociales. Non seulement les plateformes détournent le statut d'indépendant afin d'échapper à leurs obligations d'employeur, mais les travailleurs subissent les conséquences néfastes de ces pratiques dérogatoires au droit commun : absence de protection sociale, précarisation, management algorithmique dangereux. Leurs conditions de travail constituent ainsi un véritable retour au tâcheronnat du XIXe siècle.

Aujourd'hui les seuls gagnants de l'absence de régulation sont les grandes plateformes, notamment américaines. C'est pourquoi la Commission européenne a présenté le 9 décembre 2021 une directive relative à l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme. Son objectif est notamment de créer une présomption de salariat et une régulation du management par algorithmes. Le Parlement européen a également proposé des mesures protectrices pour les travailleurs.

Au terme d'âpres discussions entre les États membres, le Conseil est revenu en grande partie dans son accord du 12 juin 2023 sur les avancées proposées par la Commission. Le Parlement européen a de son côté consenti de nombreuses concessions afin de parvenir à un accord équilibré bien que très éloigné des ambitions initiales du texte.

Un accord a enfin été trouvé lors du trilogue du 13 décembre 2023, permettant d'établir un texte équilibré. Celui-ci a été salué par un grand nombre d'acteurs, dont les membres de la majorité présidentielle du groupe Renew Europe au Parlement européen. Cet accord prévoit que si un travailleur satisfait à deux indicateurs de subordination sur cinq, ce dernier sera présumé salarié, et il reviendra à la plateforme d'apporter la preuve qu'elle n'est pas son employeur.

Or, à la surprise générale, cet accord n'a pas été validé en COREPER et depuis décembre 2023, les négociations ne parviennent pas à aboutir, notamment du fait de l'opposition du gouvernement français, qui ne cesse depuis 2021 de proposer des amendements vidant le texte de son contenu normatif ou établissant des exceptions le rendant inopérant.

Où en est-on aujourd'hui ?

Nous sommes à la veille du trilogue qui va réunir les trois institutions européennes et décider du texte.

Selon le commissaire européen Nicolas Schmit, à ce stade de la négociation, « on se heurte à des demandes inacceptables pour le Parlement mais aussi pour la Commission, telle que la demande de dérogation générale, soutenue par la France. » Non seulement parce que cette disposition rendrait la directive inopérante, mais parce qu'elle créerait un terrible précédent. Selon M. Schmit, « il serait particulièrement grave qu'un accord collectif dont la représentativité est discutable puisse déroger à des règles européennes. Ce serait affaiblir la législation sociale européenne dans son ensemble. Jusqu'ici la Commission européenne s'y est toujours refusée. »

Pour résumer, au terme de deux ans de discussions et alors que la fin de la législature se profile, deux scénarii catastrophes pourraient se produire. Soit une absence d'accord, du fait des positions irréconciliables du Conseil et du Parlement européen. Soit l'adoption d'un accord a minima qui serait moins protecteur pour les travailleurs des plateformes.

Dans les deux cas tout le monde serait perdant : les travailleurs bien sûr, mais aussi les vrais indépendants, les professions réglementées, les comptes de la sécurité sociale, les États qui tenteraient d'adopter une réglementation protectrice et les plateformes qui accordent des droits à leurs travailleurs.

En réalité les seuls gagnants seraient les plus grandes plateformes. Cela en dit long sur les capacités de lobbying de certaines d'entre elles. Le sujet n'est pas nouveau, notre Assemblée y a consacré une commission d'enquête dont j'ai été la rapporteure. La question était alors : comment Uber, une multinationale américaine qui a érigé l'illégalité en principe de fonctionnement, a-t-elle pu bénéficier d'un soutien direct et opaque d'un ministre contre l'avis même de son Gouvernement pour s'implanter en France ? À l'approche des élections européennes, la question est : quels sont les intérêts que défend aujourd'hui la majorité présidentielle ?

Nous sommes à la veille d'une décision historique. Soit un texte ambitieux est adopté, qui respecte notre modèle social européen, soit c'est le modèle des grandes plateformes américaines de dérégulation sociale sauvage qui s'impose. C'est une question de politique majeure. Veut-on casser le salariat et rétablir une nouvelle forme d'exploitation ? L'Allemagne avait annoncé s'abstenir en raison de l'absence d'accord au sein de la coalition gouvernementale, et ne participe que peu aux discussions, ce qui modifie l'équilibre des voix au sein du Conseil. Dès lors le poids de la France et sa responsabilité sont centraux dans l'adoption de la directive.

Hélas, aucun débat n'a été proposé à l'Assemblée nationale sur ce texte pourtant capital. Nous pensons que la représentation nationale doit se saisir du sujet et qu'il faut absolument revenir à l'accord trouvé en trilogue le 13 décembre 2023 sous présidence espagnole.

C'est ce que propose ce projet de résolution européenne. Soutenir cette résolution c'est soutenir l'accord européen qui pourra changer la vie de million de travailleurs et travailleuses. Soutenir cette résolution, c'est aussi soutenir un travail européen transpartisan, mené et voté par l'ensemble des députés européens français, tous groupes confondus.

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