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Intervention de Jean-Claude Driant

Réunion du mercredi 31 janvier 2024 à 16h30
Mission d'information de la conférence des présidents sur l'accès des français à un logement digne et la réalisation d'un parcours résidentiel durable

Jean-Claude Driant, professeur émérite à l'École d'urbanisme de Paris :

Je ne suis pas sûr que toutes mes réponses soient très précises cet après-midi, mais je vous communiquerai les données qui manqueraient dès mon retour.

Au risque d'être un peu banal, je considère que la crise du logement résulte de la superposition de deux phénomènes.

Faut-il d'ailleurs employer le mot « crise » ? Je l'ai moi-même beaucoup fait, notamment dans le livre que j'ai coécrit avec l'économiste Pierre Madec et intitulé Les crises du logement (2018). En réalité, la situation actuelle résulte d'abord d'un problème structurel qui s'est développé au cours des vingt-cinq dernières années, dès lors que les prix du logement ont commencé à augmenter plus vite que les revenus et l'indice des prix à la consommation.

Il faut distinguer deux périodes. Entre 1998 et 2008, les prix de l'ancien – ceux que l'on mesure le plus facilement, avec les données des transactions réalisées par les notaires – ont doublé partout. Je ne parle pas des loyers, qui ont évolué de façon beaucoup plus modérée. Il peut sembler étrange que les prix de vente doublent aussi bien à Saint-Étienne qu'à Paris ou à Nevers. Dans cette dernière ville, où j'ai travaillé avec les élus il y a quelques années, le marché immobilier est pourtant l'un des plus détendus de France – ce qui ne va d'ailleurs pas sans difficultés : on peut s'y loger assez facilement, mais le centre est vide !

Pendant cette période, les écarts territoriaux se sont donc considérablement creusés : si l'on a constaté un doublement partout, le prix du mètre carré est passé de 4 000 à 8 000 € à Paris, mais de 500 à 1 000 € à Saint-Étienne. Cela joue sur la capacité même des ménages à accéder au marché du logement : à revenu égal (ou quasi égal), les difficultés se sont davantage accrues à certains endroits qu'à d'autres. J'ai cité deux cas extrêmes, entre lesquels il existe une multiplicité de situations ; il n'empêche que les prix ont doublé partout.

La deuxième période commence en 2008, avec la crise financière, qui a entraîné un petit choc sur le marché immobilier. Je parle d'un « petit » choc, car la France a pris des mesures contracycliques très puissantes : je pense notamment à l'ouverture généralisée du prêt à taux zéro, sans plafond de ressources, dans le neuf comme dans l'ancien, ainsi qu'à la création du dispositif Scellier, qui est allé bien plus loin que les mesures de défiscalisation de l'investissement locatif existantes. En dépit de la fin du plan de cohésion sociale, les pouvoirs publics ont injecté de l'argent dans le logement social. Ce faisant, on a évité la crise : la courbe des prix de l'immobilier a marqué un petit creux, mais elle est très vite repartie à la hausse. Durant cette deuxième période, cependant, les évolutions se sont davantage différenciées : dans le Grand Paris et la plupart des métropoles, les prix ont repris leur hausse à pleine allure, tandis que dans d'autres territoires, comme à Nevers ou Saint-Étienne, ils se sont plutôt stabilisés – quand ils n'ont pas légèrement baissé. Les écarts ont donc continué à se creuser.

À cette dimension territoriale s'ajoute un deuxième élément, longtemps masqué par l'euphorie immobilière qui a duré jusqu'à la crise sanitaire – pendant cette période, on a vu des logements vendus en une journée. Dans la plupart des régions, on a beaucoup construit : on a compté près de 450 000 mises en chantier par an en 2017 et 2018, on a même approché la barre des 500 000 autorisations annuelles, on est monté à des sommets qui n'avaient pas été atteints depuis les années 1970. On a dépassé le million de transactions dans l'ancien en une année, ce qui n'était jamais arrivé. Les promoteurs ont vendu leur production sans aucune difficulté, ce qui leur permettait de balayer les critiques du rapport de François Leclercq et Laurent Girometti, publié en 2021 et mettant en cause la qualité des logements neufs. Cette euphorie masquait non seulement les disparités territoriales que j'ai évoquées, mais également l'éviction progressive d'une partie des ménages, notamment de ceux que l'on regroupe sous le terme très vague de « classe moyenne ».

Le doublement des prix partout – même à Nevers, donc ! – a été rendu possible par l'amélioration des conditions du crédit, les prix s'alignant sur la solvabilité des acquéreurs. Cependant, ces derniers, bien que toujours nombreux, se sont progressivement limités aux revenus les plus élevés et aux classes d'âge supérieures. Ainsi, l'âge moyen du primo-accédant à la propriété a augmenté de près d'une dizaine d'années en vingt ans. Les ménages déjà propriétaires ont contribué à alimenter le marché en vendant des biens, en rachetant, en investissant – c'est à ce moment-là que des patrimoines locatifs avec plusieurs propriétés se sont constitués. Le marché fonctionnait donc très bien, mais en évinçant une partie des ménages. C'est ce que j'ai contribué à qualifier de « crise », même si le terme n'est probablement pas le bon, puisqu'il désigne habituellement un phénomène brusque, violent, de courte durée et facteur de transformations – tel n'est pas le cas en matière de logement, c'est le moins qu'on puisse dire !

On a donc observé la montée structurelle de certaines inégalités liées au logement. Mais si l'on met de côté les locataires, qui n'arrivent plus à accéder à la propriété, cette situation profite à tout le monde : les ménages déjà propriétaires s'enrichissent et les collectivités voient leurs recettes fiscales augmenter, entre l'impôt sur la fortune immobilière et les droits de mutation. En somme, les prix élevés satisfont de nombreux intérêts convergents et ne nuisent qu'à ceux qui ne peuvent pas acquérir de logement.

Il faut bien réaliser que ces derniers sont désormais minoritaires dans notre pays. On cite assez peu un chiffre qui explique en partie les difficultés que l'on a eues à parler de crise du logement. Depuis une bonne quinzaine d'années, le taux de ménages propriétaires de leur résidence principale est très stable, à 58 % – il aurait peut-être tendance à baisser légèrement, à 57 %, mais on reste là dans l'épaisseur du trait. Ce qu'on dit peu, c'est que le taux des ménages « propriétaires non-accédants », c'est-à-dire qui possèdent leur résidence principale sans avoir d'emprunt en cours, est de 40 % – les deux tiers des propriétaires occupants. Autrement dit, 40 % des ménages français ne paient ni loyer ni mensualité pour leur résidence principale, ce qui ne les empêche pas de rembourser par ailleurs un crédit éventuellement souscrit dans le cadre d'un investissement locatif.

Propriétaire non-accédant est le statut d'occupation le plus courant dans notre pays, plus fréquent que celui de propriétaire accédant, de locataire du parc privé ou de locataire du parc social. Les propriétaires non-accédants sont en moyenne de vingt ans plus âgés que les propriétaires accédants, car beaucoup ont eu un crédit qu'ils ont fini de rembourser. Quoi qu'il en soit, pour eux, le fait que le logement soit cher n'est pas tellement un problème ! Voilà aussi pourquoi la question de la crise du logement a eu, jusqu'à présent, du mal à s'imposer dans le débat politique.

On voyait pourtant qu'une partie des ménages se faisaient évincer du marché immobilier. L'un des indicateurs majeurs pour suivre cette évolution est la mobilité dans les parcs locatifs, en particulier dans le parc social, où l'on trouve logiquement les locataires dont les revenus sont les plus bas. À ce propos, on dit souvent qu'il y a autant de pauvres dans le parc privé que dans le parc social. C'est statistiquement vrai, mais les locataires à faibles revenus logés dans le parc privé ont des profils sociaux et démographiques un peu différents : ils sont généralement jeunes, avec une perspective d'évolution de leurs revenus. Les ménages susceptibles de quitter le parc locatif pour accéder à la propriété sont principalement les locataires du parc social. Or, depuis vingt à vingt-cinq ans, les taux de rotation dans le parc social, surtout dans les zones les plus tendues comme l'agglomération parisienne, n'ont cessé de baisser. Autrement dit, les perspectives de sortie du logement social ont beaucoup reculé.

L'exemple de l'Île-de-France est particulièrement frappant. Selon les statistiques publiées il y a quelques jours par l'Agence nationale du contrôle du logement social (Ancols), le nombre d'attributions de logements sociaux en région parisienne est au plus bas – de l'ordre de 75 000 en 2022 contre 80 000 il y a encore quelques années. Ainsi, bien que le stock de logements sociaux ait considérablement augmenté en Île-de-France au cours des vingt à vingt-cinq dernières années – dans les années 2000 et 2010, le logement social était le moteur de la production de logements neufs – l'offre de logements à attribuer n'a cessé de baisser. Voilà un signe de l'éviction progressive des ménages du marché immobilier.

À cela s'ajoute, depuis dix-huit mois, une crise immobilière. Le déclencheur en a été la hausse des taux d'intérêt, qui ont quadruplé en un an et demi. Cependant, ces taux, aujourd'hui de l'ordre de 4 % ou 4,2 %, restent relativement bas dans la mesure où ils sont inférieurs à l'inflation. La véritable raison de la crise immobilière est le niveau des prix, qui demeurent adaptés à des taux d'intérêt de 1 %. Ainsi, la cause du problème conjoncturel est la même que celle du problème structurel des vingt dernières années : les prix sont trop élevés.

Les acteurs de l'immobilier parlent d'une crise de la demande, qui diffère un peu selon que l'on considère le marché du neuf ou celui de l'ancien, beaucoup plus volumineux. Sur le marché du neuf, on observe principalement une crise de solvabilité des ménages, lesquels n'arrivent pas à obtenir les crédits qui leur permettraient d'acquérir ces logements. Dans l'ancien, ce problème de solvabilité s'ajoute à l'attentisme des acquéreurs, qui espèrent une baisse des prix et considèrent donc, sauf urgence, que le moment n'est pas venu d'acheter.

Ainsi, les logements neufs ne se vendent pas. Des opérations sont abandonnées, tandis que celles qui ont été lancées laissent des invendus qui représentent, pour les promoteurs concernés, des problèmes majeurs. Contrairement à ce qui s'est passé en 2008 avec l'élargissement du prêt à taux zéro et la création du dispositif Scellier, la seule véritable mesure contracyclique constatée est la revente de 47 000 logements neufs à des bailleurs sociaux.

L'échec de ces opérations peut avoir des conséquences sur la construction de logements sociaux : c'est l'une des causes du recul de la production que l'on observe. Depuis une vingtaine d'années s'est développée la pratique de la vente en l'état futur d'achèvement (Vefa) pour les organismes HLM : en quinze ans, le taux de logements HLM produits en Vefa est ainsi passé de 20 % à 49 % l'année dernière. Cette évolution est à l'origine d'une dépendance réciproque entre les promoteurs et les bailleurs sociaux. Les seconds dépendent évidemment des opérations menées par les premiers : si elles sont abandonnées, c'est autant de logements sociaux en moins. Mais il y a aussi une dépendance des promoteurs à l'égard des opérations de logement social : pour équilibrer leurs comptes, ils ont en effet tendance à tirer le prix des logements libres vers le haut, ce qui réduit le nombre de leurs clients compte tenu des problèmes actuels de solvabilité. Il ne fait aucun doute que la Vefa-HLM a été un moteur de la production de logements sociaux, notamment dans les communes qui en comptaient peu et qui se sont engagées dans des opérations mixtes, et qu'elle a contribué à la mixité sociale : cette pratique comporte donc des aspects positifs. Elle n'en fait pas moins peser des risques sur l'activité.

Face à la crise de la demande, dans l'ancien, la solution est assez simple : les vendeurs vont finir par baisser leurs prix. Il est certes difficile de convaincre les particuliers, mais les agents immobiliers incitent les vendeurs à la modération. Le mouvement est d'ailleurs un peu amorcé, même si cela n'est pas encore flagrant.

Dans le neuf, la situation est beaucoup plus compliquée. Les coûts de construction ont subi une inflation significative. Les bailleurs sociaux et les promoteurs me disent, certes de plus en plus souvent, que les offres des constructeurs commencent à s'orienter à la baisse, mais je crains que cela ne résulte davantage de soldes que d'une baisse réelle des coûts, avec un risque in fine pour la santé de l'entreprise. Mais la véritable variable d'ajustement est le foncier. Dans une logique de marché libérale, il devrait se passer la même chose que dans l'ancien : les prix du foncier devraient finir par baisser. Cependant, cette évolution est beaucoup moins évidente et prendra beaucoup plus de temps : pour les logements qui sortiront de terre dans deux ou trois ans, la plupart des opérations sont déjà engagées et les transactions sont en cours, voire finalisées. Il faudra donc sans doute attendre plusieurs années avant qu'une éventuelle baisse des prix du foncier se fasse réellement sentir. À mon sens, le neuf aura donc beaucoup plus de mal à se remettre de la crise de la demande.

Cette crise de la demande entraîne, mécaniquement, une crise de l'offre, notamment dans le secteur locatif. Dans un contexte de marchés tendus, le secteur social a rarement connu des taux de rotation aussi bas, ce qui explique le recul du nombre d'attributions – je vous ai cité un chiffre de l'Ancols tout à l'heure. S'agissant du secteur locatif privé, je n'ai aucun moyen de mesurer la baisse, mais je me fie aux enquêtes effectuées l'année dernière par la Fédération nationale de l'immobilier auprès de ses membres et qui font ressortir un recul du nombre d'offres de 34 %, ce qui est énorme.

Les causes de cette baisse, dans le secteur locatif privé, sont multiples. Outre l'impossibilité, pour les locataires, d'accéder à la propriété, la réglementation relative aux passoires énergétiques dissuade probablement les propriétaires bailleurs de mettre leur bien en location – cet impact n'est pas mesuré, mais il suffit de regarder les vitrines des agents immobiliers pour s'en convaincre. À Paris et en région parisienne, le problème se révélera surtout après les Jeux olympiques : pour le moment, les propriétaires de passoires thermiques ne mettent pas leur bien en vente, car ils espèrent faire de beaux profits dans les mois qui viennent, dans le cadre de la location touristique.

Ce phénomène de la location touristique joue aussi un rôle : il fait partie de ce faisceau de facteurs qui provoquent une crise de l'offre, particulièrement dans le secteur locatif privé – élément clef du fonctionnement du système, parfois négligé, voire maltraité politiquement car vu comme un repaire de rentiers et de multipropriétaires. Or nous connaissons tous des gens qui n'ont les moyens ni d'accéder à la propriété, ni d'attendre un logement social, dont ils ne sont d'ailleurs pas forcément demandeurs : ce sont eux, les ménages les plus mobiles, qui ont besoin de ce parc privé locatif qui connaît actuellement une crise grave.

Quant aux chiffres que j'ai donnés à la FFB, Monsieur le président, je les avais calculés sur un coin de table ; je pourrai vous en transmettre une version un peu plus raffinée. Dans un échantillon de villes donné, j'ai calculé ce que pouvait louer ou acheter un couple avec un enfant à la recherche d'un T3, doté d'un revenu médian et appartenant à la tranche de revenu du troisième décile, en fournissant un taux d'effort de 30 % – j'ai été plus exigeant que la Banque de France. En juin 2022, avant la hausse des taux d'intérêt, notre ménage de référence pouvait se loger dans un appartement de plus de 64 mètres carrés dans des villes comme Saint-Étienne, Mende, Rodez ou Limoges, mais pas dans des villes comme Rennes ou Nantes, pour reprendre le rapport de MM. Girometti et Leclercq. Notre ménage se trouvait à peu près dans la même situation sur le marché locatif, pouvant s'offrir ce type d'appartement à Grenoble, par exemple, mais pas à Nantes. Il ne lui reste plus alors qu'à viser plus petit, à partir en périphérie de ville ou à demander un logement social – nous parlons du revenu médian, je le répète.

J'ai refait le calcul en décembre dernier, après la hausse des taux : notre ménage avait perdu environ 20 % de surface. En dix-huit mois…

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