Mes propos concerneront essentiellement le Maghreb, mais je commencerai mon intervention par quelques remarques d'ordre général.
Intervenir ou ne pas intervenir ? Agir ou ne pas agir ? Telles sont les questions qui se posent à la France. J'estime que la France a intérêt à intégrer un dilemme structurel dans sa politique africaine : lorsqu'elle intervient, on lui reproche son néo-colonialisme et lorsqu'elle n'intervient pas, on lui reproche de ne pas assumer ses responsabilités d'ancienne puissance coloniale. Puisqu'elle est critiquée dans les deux cas de figure, il vaut mieux parfois agir.
Les relations franco-maghrébines sont très complexes et ne peuvent être appréhendées d'un seul angle. Par exemple, il est très difficile de dissocier les aspects de défense et de sécurité des aléas de la relation politique franco-algérienne, comme le démontrent l'ouverture, la fermeture, puis la réouverture de l'espace aérien algérien aux forces armées françaises. Cette problématique doit donc être appréhendée dans son ensemble.
Les relations franco-maghrébines se caractérisent par une forme de proximité immédiate, y compris humaine et culturelle, et simultanément, une distanciation en termes de perception stratégique. Le Maghreb est aujourd'hui mis à distance. Ensuite, la configuration sécuritaire au Maghreb – j'emploie davantage la notion de sécurité que celle de défense dans la mesure où elle est plus large – est d'abord marquée par l'absence de menace stratégique d'ordre existentiel : aucun État ne perçoit son voisin comme une menace à sa survie. Par ailleurs, les insécurités au Maghreb sont essentiellement la conséquence de la faiblesse des États et non de leur puissance, comme cela est un peu partout le cas en Afrique. Mais elles résultent également de l'intervention en Libye, qui a « moyen-orientalisé » le Maghreb.
Le Maghreb est ensuite caractérisé par la problématique des relations algéro-marocaines. En matière sécuritaire, les deux pays s'arment depuis au moins une vingtaine d'années à un rythme très accéléré, en dépit de l'absence de menaces existentielles. Le principal déterminant de cet armement est donc d'ordre local ; il est lié à cette rivalité structurelle entre les deux pays et ne concerne en aucun cas la rive nord ou d'autres pays de la région. De fait, dans ces pays qui ne sont pas des puissances majeures, les logiques d'armement sont toujours déterminées par des considérations régionales ou sous-régionales.
De fait, en matière de sécurité, la perception de la menace compte plus que sa réalité. À ce titre, un discours tend à gagner de l'importance dans certains cercles militaires et académiques. Ainsi, certains think tanks français tendent à s'alarmer de l'armement de l'Algérie, notamment en matière de forces navales. Ils formulent cette fameuse hypothèse selon laquelle l'Algérie pourrait disposer de capacités suffisantes pour bloquer le détroit de Gibraltar. Le concept de déni d'accès est ainsi une notion utilisée aux États-Unis depuis 2003, mais il renvoie en fait à une réalité très ancienne.
Ici, le risque consisterait en une mise à jour de la thèse d'une menace en provenance du sud, qui date des années 1990 et qui avait conduit les pays européens et ceux de l'Alliance atlantique à lancer des dialogues en direction des pays de la rive sud, afin de dissiper cette menace. Ces initiatives avaient réussi à changer le climat perceptuel en Méditerranée, même si elles n'ont pas eu d'incidence sur les conflits non résolus dans la région.
Il me semble erroné de bâtir l'idée une nouvelle menace émanant de la rive sud, pour diverses raisons. D'abord, comme je l'ai indiqué, l'armement est déterminé par des considérations locales. Ensuite, aucun État arabe de la rive sud de la Méditerranée, y compris l'Algérie, l'Égypte ou le Maroc ne prétend à une parité stratégique avec les pays de la rive nord qui font partie de l'Alliance atlantique et qui bénéficient tous du fameux article 5 du Traité de l'Atlantique Nord. De plus, ces pays-là ne prétendent pas disposer d'armes nucléaires ou ne sont pas considérés comme des États proliférants. En conséquence, la menace n'existe ni au plan conventionnel, ni en matière d'armes de destruction massive.
Cette remise en cause du discours de la menace doit nous conduire à nous interroger pour savoir que faire. À mon sens, l'essentiel consisterait à se focaliser sur certaines initiatives qui fonctionnent, par exemple l'initiative 5+5 et notamment son volet défense lancé en 2004 à l'instigation de la France. Ce dispositif de coopération régionale présente ainsi l'avantage d'être restreint à la Méditerranée occidentale, ce qui limite les risques qu'il soit tributaire des aléas politiques dans l'ensemble de la Méditerranée. En effet, ce volet défense constitue réellement une plateforme de socialisation régionale entre les élites militaires et sécuritaires des deux rives du bassin ouest-méditerranéen. L'autre initiative qui mérite aussi d'être davantage valorisée concerne le dialogue méditerranéen de l'Alliance atlantique, même s'il faudra réfléchir évidemment sur la valeur ajoutée de chaque dispositif pour éviter des doubles emplois.
Enfin, je souhaite achever mon intervention en évoquant des remarques d'ordre général concernant l'Afrique. L'Afrique est traversée par des clivages au sein de ses sociétés et de ses États, mais en matière de politique française de défense, le risque consiste à s'attarder davantage sur ce que font les autres. Dans un article publié dans Le Monde dans les années 1990, Mohammed Dib avait trouvé une belle formule : « Les fautifs sont toujours les autres. Et les autres vont du voisin du palier au fermier de l'Oklahoma ». Au lieu de pointer les interventions des autres et leur influence supposée, il convient d'abord de s'interroger sur les failles et les insuffisances de sa propre stratégie.
Par ailleurs, il est nécessaire de s'interroger sur la puissance française. La moitié de la planète, voire au-delà, s'oppose aux États-Unis, mais tout le monde compose avec la puissance américaine. Dans ce cas, pourquoi dans d'autres lieux et sous d'autres cieux, ne composerait-on pas avec la puissance française ? Il faut d'abord interroger ses propres ressorts et ses propres ressources de puissance avant de dénoncer les autres. Dénoncer ne fait pas progresser le débat et ne relève jamais de la réflexion stratégique.