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Intervention de Sonia Le Gouriellec

Réunion du mercredi 13 décembre 2023 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Sonia Le Gouriellec, maître de conférences en science politique à l'Université catholique de Lille :

La France se retrouve aujourd'hui entre l'embarras de choisir une ligne politique claire et la difficulté de plus en plus forte de peser sur les événements sur le continent. Il me semble que la question du « pourquoi » de notre politique en Afrique est souvent moins questionnée que celle du « comment » nous sommes sur le continent.

Or si la France se pense comme une puissance, elle se doit d'identifier ses intérêts et les valeurs qu'elle souhaite défendre sur le continent africain. La cohérence de notre réponse doit également se réaliser avec nos partenaires sur le continent, comme l'a précédemment rappelé Arthur Banga devant votre commission. Ma réflexion s'articulera en trois temps, pour évoquer d'abord quelques constats généraux ; puis l'importance de mener des politiques de défense différentes sur le continent africain, en particulier sur la côte est-africaine qui est aujourd'hui au cœur de grandes transformations du système international.

Il semblerait que nous assistions effectivement à un rejet de notre politique de défense en Afrique de l'Ouest. Toutes les actions de la France sont soupçonnées d'être des instruments de « l'impérialisme » et du « néo-colonialisme ». La population du continent est très jeune et exprime de différentes manières son attachement à la démocratie et l'importance pour elle de défendre ses droits. Les entités qui se reconnaissent dans le « Sud global » ou « les Sud » dénoncent les discours à « double standard » des Occidentaux. Une forme de néo-souverainisme est ainsi portée par les pays du Sud global et en Afrique en particulier, qui invoquent le principe d'équivalence morale. Les interventions militaires au Sahel, en Libye comme celle en Irak au préalable, sont dénoncées comme de l'ingérence et sont vécues dans ces pays, et notamment chez les jeunes, comme une manifestation d'un impérialisme occidental.

Un sentiment d'humiliation se retrouve en outre fréquemment dans les discours de nombreux pays, qui estiment perdre une partie de leur souveraineté en se soumettant aux politiques des institutions financières internationales ou au droit international. Ils considèrent que nous les forcerions à répondre à des conditionnalités politiques que des pays comme la Russie ou la Chine ne leur demandent pas nécessairement. En réponse, la France dilue sa présence en ayant une empreinte plus discrète et cherche à « multilatéraliser » et « européaniser » son action, pour légitimer le maintien de sa présence et ses intérêts propres.

Pourtant, il me semble important de penser notre politique de défense sur le continent au pluriel, puisque l'Afrique est un continent très grand, aux dynamiques parfois très différentes. Dès lors, il me semble nécessaire d'avoir des politiques de défense plutôt qu'une politique uniforme. À ce titre, j'invite à une ouverture hors du champ traditionnel francophone de l'Afrique de l'Ouest. L'idée consisterait ici à corréler capacités militaires et intérêts économiques. Nous devons clairement identifier nos intérêts pour les défendre.

Si l'Indo-Pacifique a été érigée en priorité, la côte est africaine est souvent délaissée dans cette stratégie. La France peut pourtant constituer une nation-cadre dans l'Union européenne (UE) pour porter le projet indo-pacifique, puisque depuis le Brexit, les territoires ultramarins de l'UE sont à 95 % français. La liberté de circulation, notamment en mer Rouge, constitue une priorité à l'heure où le conflit israélo-palestinien semble s'exporter dans cette zone, comme en témoignent les diverses attaques des Houthis ces derniers jours contre des navires, notamment commerciaux ou pétroliers.

De nombreux acteurs cherchent aujourd'hui à contrôler la mer Rouge, notamment à travers les ports. Je pense aux pays du Golfe en général et aux Émirats arabes unis en particulier. Or si nous souhaitons vraiment nourrir une ambition en Indo-Pacifique, nous ne devons pas délaisser cet espace, qui est très investi par la Chine. En effet, la Corne de l'Afrique fait partie des routes maritimes du projet chinois des Nouvelles Routes de la soie, dite Initiative BRI (Belt and Road Initiative) lancée en 2013. La Chine est ainsi présente militairement à Djibouti depuis 2017, avec l'idée d'intégrer cette région dans la BRI, dont les 120 millions d'habitants de l'Éthiopie et, plus largement, le Marché commun de l'Afrique orientale et australe (Comesa).

De son côté, la Russie témoigne d'un intérêt particulier pour la mer Rouge et notamment l'Érythrée. Un accord est ainsi intervenu entre Sébastopol et le port de Massawa. L'Érythrée, à la frontière djiboutienne, est un des derniers États totalitaires du monde et un trublion de la Corne de l'Afrique. Son président Isaias Afwerki est très certainement un des grands gagnants des transformations et des conflits qui ont eu lieu dans la Corne de l'Afrique, et notamment en Éthiopie les trois dernières années.

Djibouti constitue un centre important pour la France et le traité qui organise notre présence sur place est en cours de renégociation. Cette présence a parfois été un peu questionnée, de manière paradoxale puisque tout le monde arrive à Djibouti désormais. Quoi qu'il en soit, elle nous permet d'être un acteur de sécurité dans l'océan Indien, où la liberté de navigation est plus menacée que dans l'océan Atlantique.

Contrairement à l'Afrique de l'Ouest, la France dispose d'un avantage concurrentiel dans la région, où elle ne subit pas encore le fardeau de l'histoire : pour le moment, il y a peu de sentiment anti-français à Djibouti ou dans la Corne de l'Afrique. Il semble donc essentiel de conserver une présence militaire dans cet espace, qui est aussi une zone d'appui pour organiser des opérations de sécurisation dans la région.

La limite de cette approche et de l'importance de la Corne de l'Afrique et de l'Afrique de l'Est concerne l'instabilité qui y règne. La France doit en tenir compte pour son positionnement. Les chercheurs nourrissent ainsi des craintes quant à l'évolution de la situation en Éthiopie, puissance régionale. Certains juristes ont ainsi évoqué une politique génocidaire du Premier ministre Abiy Ahmed, détenteur du Prix Nobel de la paix, contre la population tigréenne. Le conflit est loin d'être terminé puisqu'il perdure avec les Amhara. Je rappelle par ailleurs qu'Abiy Ahmed a émis le souhait que son pays, enclavé, dispose d'un accès à la mer, ce qui pourrait fragiliser l'Érythrée, mais aussi Djibouti.

La pandémie, le recul de la démocratie sur le continent africain et en Afrique de l'Est en particulier, et les changements climatiques modifient radicalement le contexte. Le Nord n'est plus nécessairement entendu lorsqu'il défend la démocratie, parce que nos propres défaillances en matière de démocratie ne rendent plus audible ce discours, notamment auprès d'une certaine jeunesse en Afrique et dans la Corne de l'Afrique. Nous sommes aujourd'hui confrontés au défi de répondre à un autre récit qui est proposé au Sud global, qui ambitionne une émancipation de toute forme de domination, en proposant l'instauration d'un ordre international différent de celui qui existe actuellement. Les limites de ce nouvel arrangement sont claires et portent sur une manipulation de ce récit par des acteurs qui ont des ambitions hégémoniques, dont la Chine et à la Russie, qui mettent en récit ces revendications du Sud global.

En conclusion, il me semble important de penser l'Afrique dans sa diversité et de conduire des politiques de défense. Les Afriques sont pleinement entrées dans le XXIe siècle et ont intégré largement les dynamiques du système international. Il nous revient d'en faire de même avec nos politiques africaines. Sénèque disait que « les vents ne sont favorables qu'à celui qui sait où il va ». Il me semble nécessaire de conserver cet adage en tête.

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