Je vous remercie pour cette invitation et suis très heureux de partager avec vous quelques points de vue sur l'Afrique subsaharienne, en particulier sur le Sahel et l'Afrique de l'Ouest. Je traiterai successivement des évolutions sécuritaires en Afrique de l'Ouest ces derniers mois ; puis de la politique française vis-à-vis du Sahel, dont la composante militaire était importante ; et enfin des changements géopolitiques qui s'accélèrent dans cette zone comme dans le reste de l'Afrique subsaharienne.
La situation sécuritaire s'est dégradée depuis les putschs au Mali, au Burkina Faso et plus récemment au Niger. Les pouvoirs militaires n'ont pas fait la preuve, en tout cas pour le moment, qu'ils étaient plus efficaces que les pouvoirs civils qu'ils ont renversés. En effet, le nombre d'attaques et de victimes a augmenté ces dernières années dans ces trois pays. Nous suivons cette évolution à travers des bases de données et nous avons par exemple observé la survenue au Mali, depuis le mois de septembre, d'attaques régulières contre des cibles dures, c'est-à-dire contre des bases militaires maliennes, par des groupes djihadistes. Ces attaques ont à la fois pour objectif d'humilier l'armée malienne, mais également de récupérer des armements.
Il existe un potentiel non négligeable d'extension de ces multiples foyers djihadistes implantés dans le Sahel central vers la Mauritanie, l'est du Sénégal et le nord de la Guinée dans les années à venir. À partir du sud du Burkina Faso, les extensions vers les pays du golfe de Guinée sont déjà étudiées par de multiples chercheurs, mais elles sont pour le moment géographiquement très limitées en Côte d'Ivoire, au Ghana et au Togo. En revanche, la situation au Bénin est plus difficile, l'implantation des groupes y est véritable et les zones touchées par les violences se sont étendues depuis deux ans.
Le Nigéria constitue un cas spécifique, puisque de nombreux États de la Fédération sont touchés par des violences. La dynamique Boko Haram est bien connue, mais ces deux dernières années, le grand problème sécuritaire concerne la structuration d'armées de bandits dans certains États du nord-ouest du pays. On estime ainsi qu'il existe au minimum 30 000 bandits qui ont la capacité d'encercler des villes moyennes et de lever le siège quand celles-ci versent un impôt. En exagérant à peine, il est possible de partir de la frontière mauritano-malienne et d'aller jusqu'au lac Tchad en traversant des zones qui sont pratiquement toutes non contrôlées par les États. En résumé, nous assistons donc aujourd'hui à une phase très particulière de fragilisation des pouvoirs civils, accompagnée d'une tentation des appareils militaires d'intervenir dans le champ politique.
Ensuite, je souhaite évoquer le lourd investissement politique français au Sahel, d'un point de vue sécuritaire, mais aussi diplomatique. D'indéniables succès tactiques ont été réalisés, à l'instar de l'opération Serval. L'opération Barkhane, très critiquée, a tout de même permis de durement éprouver les principaux groupes salafistes djihadistes qui étaient présents dans les zones d'intervention de cette opération. Pendant plusieurs années, l'appui aérien proposé par la France a permis d'empêcher les groupes armés de se réunir en grand nombre pour attaquer des cibles dures ou des villes. Depuis le retrait du partenaire français, cette couverture aérienne est imparfaitement comblée par les achats de drones de la part des pays sahéliens.
Au-delà, nous observons que la France a éprouvé de grandes difficultés à lire ce qui se passait politiquement chez les partenaires sahéliens, et notamment le fait que la présence de Barkhane était de plus en plus impopulaire et aurait à terme des impacts politiques sur ces pays. De fait, ces dangers avaient pourtant été pointés par les chercheurs, mais aussi dans certains ministères. Des avertissements ont été adressés, mais ils n'ont pas été intégrés à la décision politique. Par ailleurs, la France a aidé des appareils sécuritaires et des régimes massivement corrompus et la présence militaire majeure de la France dans ces zones ne s'est pas accompagnée d'une évolution positive dans les pratiques de ces appareils sécuritaires.
En outre, les responsables français n'ont pas suffisamment perçu que la classe politique au pouvoir au Burkina Faso et au Mali déployait une vision de l'avenir très pessimiste. Aujourd'hui, au Burkina Faso, l'État et son appareil sécuritaire contrôlent peut-être 30 ou 40 % du territoire. Ces régimes craignent pour l'existence de leurs pays. Et c'est pour passer ce moment crucial qu'ils avaient exprimé des besoins que la France ne pouvait pas satisfaire, c'est-à-dire des livraisons d'armes massives et le passage à des pratiques de contre-insurrection classiques très brutales, sans respect du droit international humanitaire. La France ne pouvait l'accepter et elle aurait évidemment été critiquée dans les instances internationales si elle avait appuyé une armée qui commettait des massacres dans des villages. Ce décalage allait crescendo au Burkina Faso, mais surtout au Mali.
Enfin, la France a évidemment engagé de nombreux moyens militaires, mais aussi énormément de moyens diplomatiques en faveur du Sahel et elle a été chef de file de la communauté internationale – en particulier des Européens – à travers l'appui au G5 Sahel, la création du partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel (P3S). Le retrait des Français du Sahel à la demande des Sahéliens va évidemment impacter le poids de la France dans les institutions européennes en tant que leader vis-à-vis du continent africain.
Enfin, je souhaite évoquer brièvement les changements géopolitiques rapides auxquels nous assistons actuellement. Ils se traduisent notamment par l'Alliance des États du Sahel, soit trois pays qui sortent du G5 et menacent peut-être à terme l'Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) et la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao).
De son côté, la Russie investit massivement politiquement et militairement dans cette zone. Les Russes appuient en armes et en soutien contre-insurrectionnel, à la stabilisation et à la protection des régimes. D'un point de vue sécuritaire, leur offre est assez complète. La présence russe tend en outre à se développer. Ainsi, à l'instigation du Mali, un rapprochement entre des officiels russes et des officiels nigériens est intervenu. Depuis la fin novembre, nous entendons parler de la naissance d'un corps africain en Russie : une partie de l'armée russe sera dédiée aux partenaires africains.
Par ailleurs, le maire de la ville de Thiès au Sénégal a entamé un jumelage avec la ville de Sébastopol en Crimée. L'Ukraine a décidé d'être plus présente en Afrique, pour contrer la Russie. Le président biélorusse effectue des visites officielles en Afrique subsaharienne, au Kenya et en Guinée équatoriale, alors que la politique africaine de ce pays était jusqu'à présent inexistante. Enfin, nous avons appris il y a quelques semaines que la Hongrie allait envoyer des soldats au Tchad.
Si ces éléments ne sont pas nécessairement en cohérence, ils dessinent un environnement géopolitique en évolution rapide. Les régimes font état d'une demande de protection de plus en plus prononcée. Il est donc nécessaire de se positionner sur ces sujets.