La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 affirme en son article 1er : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. »
Je n'ai pas l'habitude de présenter des témoignages personnels dans mon travail parlementaire, mais je ferai une exception pour montrer que le principe qu'exprime cette Déclaration ne s'applique pas toujours en France.
Je voudrais vous parler d'un proche parent. Il s'appelle Jean. Il y a des années de cela, Jean a obtenu une thèse de doctorat en physique sur la mécanique des fluides. Par la suite, il a publié de nombreux articles dans des revues scientifiques de niveau international. Il intervient désormais comme expert dans le cadre d'audits sur l'efficacité des circuits de refroidissement des centrales nucléaires. Pour le dire simplement, Jean a très bien réussi sa vie professionnelle.
Le problème, c'est que Jean n'est pas toujours appelé Jean. Son prénom de naissance est Saïd. Après l'obtention de sa thèse, pendant plusieurs années, Saïd a cherché un poste d'ingénieur en lien avec ses compétences. Pour pouvoir vivre, il a été serveur et il a travaillé sur des chantiers. En désespoir de cause, Saïd a demandé à modifier son état civil pour devenir Jean ; au passage, il a supprimé devant son nom de famille le préfixe Ben, qui signifie « fils de » en arabe. Il a obtenu, en moins de quinze jours, un entretien d'embauche auprès d'une entreprise industrielle, entretien qui a débouché sur un recrutement. Ce n'est qu'après de longues années de vie professionnelle qu'il a repris son nom de naissance.
Le cas de Saïd n'est pas un cas isolé. Nombreux sont nos concitoyens qui, à force de se voir refuser l'accès à un emploi, à un logement, décident de changer de nom, de mentir sur leur âge, ou sur leur adresse. Nombreux sont celles et ceux qui sont contraints de se dépouiller d'une partie de leur identité pour pouvoir vivre dignement, car ils subissent des discriminations. Nombreux aussi sont ceux qui se résignent et poursuivent leur chemin sans que leur soit apportée de réponse à la hauteur de ce qu'ils subissent.
Cette violence symbolique que vivent nombre de Françaises et de Français n'est pas acceptable en République. Lutter contre elle est l'objet de cette proposition de loi.
Discriminer, c'est traiter de manière différente deux personnes dont la situation est comparable, mais qui ne se distinguent que par un critère, tel que l'origine, l'âge ou l'adresse. Les discriminations contreviennent au principe d'égalité, qui est au fondement du pacte républicain. Elles créent du ressentiment chez les personnes qui les subissent et favorisent le repli communautaire autant que les tensions sociales. Les discriminations sur le marché du travail ont un coût économique important, comme le montre France Stratégie qui estimait, dans un rapport sur le coût économique des discriminations publié en 2016, que la suppression des discriminations en matière d'emploi augmenterait le PIB de 150 milliards d'euros à long terme.
Selon l'Insee, la proportion des personnes qui déclaraient avoir subi des discriminations est passée de 14 à 18 % entre 2009 et 2020. Par ailleurs, 42 % des personnes actives déclarent avoir été témoins de discrimination dans le cadre de leurs activités professionnelles. Ces chiffres montrent que les discriminations ressenties restent intenses dans notre pays. Non seulement les discriminations ressenties ont augmenté, mais aussi les discriminations objectives, ce que confirmait en 2020 le Conseil d'analyse économique (CAE) en synthétisant les études réalisées depuis vingt ans.
Ces résultats peuvent surprendre car la France dispose d'un arsenal juridique très étoffé contre les discriminations. Mais sa mise en œuvre est particulièrement complexe pour les victimes. Dans le rapport « Discriminations et origines : l'urgence d'agir » publié le 22 juin 2020, le Défenseur des droits notait ainsi que « Si le droit des discriminations s'est considérablement développé, le recours contentieux est une démarche lourde pour les victimes et son impact reste limité comme outil de dissuasion et de lutte contre les discriminations. »
De fait, démontrer l'existence des discriminations requiert des actions spécifiques. L'enjeu est moins d'ajouter aux vingt-cinq critères de discrimination que mentionne le code pénal que d'améliorer l'efficacité des outils qui permettent de changer les pratiques. Parmi ces outils figurent les tests de discrimination, qui ont fait l'objet, depuis plusieurs décennies, de nombreux travaux académiques et d'expériences de terrain, lesquels ont établi leur efficacité pour mettre en évidence les discriminations.
Deux types de tests méritent ici d'être distingués : le test statistique de discrimination et le test individuel à portée judiciaire.
Le test statistique de discrimination est généralement pratiqué par des chercheurs indépendants. Il consiste à envoyer un nombre important de candidatures similaires, ne différant que par un critère de discrimination choisi, afin d'observer d'éventuelles différences de réponses de la part des acteurs testés.
Parce qu'ils reposent sur des candidatures fictives, ces tests statistiques ne sauraient être admis comme preuve dans le cadre d'un recours juridictionnel. En revanche, la publicité des résultats, qui consiste à « nommer et faire honte », selon l'expression anglaise name and shame, peut conduire à changer les comportements des acteurs ; toutefois cela suppose certaines conditions qui, à l'heure actuelle, ne sont pas réunies en France.
En particulier, il est nécessaire d'organiser un dialogue entre les parties prenantes que sont les représentants des entreprises et de leurs salariés, les associations qui luttent contre les discriminations et les chercheurs, afin de partager en amont la méthode des tests, de définir les conditions de publication de leurs résultats et d'accompagner les organisations pour qu'elles changent leurs pratiques.
Au cours des dernières années, des tests statistiques menés par le Gouvernement ont conduit à la publication des noms d'entreprises identifiées comme discriminantes, alors qu'il n'y avait pas eu de discussion en amont sur la méthodologie des tests. Cela a conduit ces entreprises à contester les résultats et à envisager des recours juridiques plutôt qu'à modifier leurs comportements.
Pour remédier à de tels problèmes, la présente proposition instaure un cadre permettant de discuter la robustesse des tests statistiques avant de réaliser ces derniers, dans le but que les acteurs en acceptent mieux les résultats. Les auditions menées durant la préparation ont montré que les partenaires sociaux souhaitent être pleinement associés à ce cadre.
Un autre enjeu actuel est le développement de certains algorithmes qui, en exploitant l'intelligence artificielle, conduisent à discriminer certains profils, sans que ce résultat soit nécessairement voulu. Ces algorithmes se développent très rapidement dans les services de ressources humaines, et les auditions de chercheurs ou de directeurs des ressources humaines (DRH) menées par la commission ont souligné l'intérêt des tests statistiques pour repérer les biais qu'ils induisent.
Le test individuel à portée judiciaire consiste, quant à lui, à mettre en évidence une discrimination subie par une personne réelle, en adressant une candidature similaire à la sienne mais où le critère de discrimination n'apparaît pas. Parce qu'ils permettent d'établir un préjudice, ces tests sont admis par le code pénal comme une preuve de discrimination, ouvrant droit à réparation.
Il faut signaler que les tests de discrimination, qu'ils soient statistiques ou individuels, se distinguent clairement de la démarche des statistiques liées à l'origine, ou « statistiques ethniques », puisqu'ils ne reposent nullement sur la collecte systématique de données individuelles.
La présente proposition de loi vise donc à systématiser la pratique de ces deux types de tests et ainsi à renforcer l'arsenal de lutte contre les discriminations dans notre pays. Elle vise aussi à améliorer la connaissance des phénomènes de discrimination.
Son article 1er prévoit la création d'un service placé sous l'autorité du Premier ministre et ayant pour mission la lutte contre toutes les formes de discriminations, notamment à travers la réalisation de tests.
Comme cela a déjà été annoncé, ce service n'est autre que la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT, la Dilcrah. Afin de garantir que des moyens supplémentaires et suffisants seront dévolus à la Dilcrah pour assumer ces nouvelles fonctions, un amendement abondant son budget de 3 millions d'euros a été déposé par le groupe Renaissance sur le projet de loi de finances (PLF) pour 2024 et adopté en première lecture.
L'article 2 prévoit la création au sein de ce service d'un comité des parties prenantes, chargé d'élaborer et de valider la méthodologie des tests, de proposer la publication des résultats de ceux-ci et de formuler des recommandations à destination des personnes morales testées. Cela doit permettre de diffuser la culture des tests à l'ensemble des acteurs et de consolider les connaissances en matière de lutte contre les discriminations afin de faire progresser effectivement les pratiques.
L'article 3 de la proposition de loi donne une base législative à la diffusion des résultats des tests statistiques et donc à la publication des noms des organisations dont le comportement discriminatoire a été établi par les tests. Afin d'améliorer les pratiques des acteurs, cet article prévoit que, pour éviter la publication des résultats, les personnes morales concernées, qui pourront être des entreprises ou des administrations, puissent définir par le dialogue social un plan de lutte contre les discriminations, sous peine de sanctions pécuniaires.
Durant nos débats en commission, la proposition de loi a été améliorée. Des amendements de différents groupes ont notamment été adoptés pour inclure les partenaires sociaux interprofessionnels dans le comité des parties prenantes, ou encore pour imposer la consultation du Défenseur des droits sur le programme de tests statistiques défini par le Gouvernement. Un amendement a également été adopté pour rehausser à 1 % de la masse salariale le niveau de l'amende administrative due en cas d'inaction suite à un test statistique positif.
Je reconnais de manière claire que les tests ne sont pas une réponse miracle aux problèmes de discrimination. Tout d'abord, ils sont établis à partir de candidatures et ne sauraient donc permettre identifier des discriminations qui ont cours pendant le déroulement de la carrière professionnelle. Ensuite et surtout, les tests doivent s'insérer dans une stratégie globale, qui inclut notamment des actions de sensibilisation, de formation, mais aussi des sanctions. C'est le sens de cette proposition de loi que de contribuer à rendre effective cette stratégie globale.
Chers collègues, je suis convaincu que tout n'a pas été tenté pour faire reculer les discriminations dans notre pays. Systématiser la pratique des tests est une voie prometteuse. Je vous propose de l'emprunter pour donner plus de consistance à la promesse d'égalité républicaine.