Vendredi dernier, alors que j'avais rendez-vous à la communauté de communes de Dieulefit-Bourdeaux dans la Drôme, je suis passée, au premier étage de l'immeuble où elle se trouve, devant un bureau fermé, celui du centre des impôts. Depuis quelques mois, les habitants du centre-bourg de Dieulefit doivent faire quarante minutes de voiture, voire une heure, pour se rendre au centre des impôts à Valence – et je ne parle pas de ceux des vingt villages alentour.
Les services publics sont ce qui nous est commun ; ils sont notre protection collective et inconditionnelle. En matière de mobilité, de logement, d'alimentation, d'éducation, de soins, d'émancipation, ils garantissent l'égalité et l'accès aux droits et aux libertés pour toutes et tous ; ils constituent l'expression la plus concrète de la solidarité, de la fraternité nationale. Ils sont l'espérance d'une vie meilleure. Oui, chers collègues, les services publics sont le fondement même de la promesse républicaine : « Je n'ai jamais séparé la République des idées de justice sociale, sans laquelle elle n'est qu'un mot » disait Jaurès.
La logique d'accumulation et de prédation des ressources nous mène droit dans le mur. Elle laisse grandir tant d'inégalités, tant de pauvreté, sans que jamais les mécanismes du marché, si appréciés par certains ici, ne viennent réparer les dégâts. Or, ce que font les services publics, c'est précisément réparer et protéger. Ils créent les conditions du vivre ensemble quand ils sont accessibles pour tous et partout. C'est grâce à leur présence qu'à Montbrun-les-Bains comme dans le 7
Le problème, c'est que cela ne marche pas tout à fait comme ça. Loin des utopies de la république sociale chère à Jaurès, l'austérité est criante. Dans les territoires ruraux, ce sont les bureaux de poste et les centres des impôts qui, doucement, sont remplacés par des agences France Services tenues souvent à bout de bras par des acteurs associatifs et des élus locaux. Ce sont les classes qui ferment, les médecins qui manquent – pénurie qui fait que, dans nos villages, on vit en moyenne deux ans de moins que dans les grandes villes. Ce sont des déplacements que l'on ne fait plus, du fait d'un carburant hors de prix et d'offres de transports alternatifs inadéquates.
Le nombre d'agents s'effondre. Peu à peu, le numérique vient tout remplacer, révolution censée permettre à chacun d'accéder, depuis chez soi, à internet et à des services administratifs simplifiés. Le Gouvernement projette d'atteindre, d'ici à 2025, la dématérialisation de 100 % des démarches d'accès aux services publics. Or le bilan de cette très clinquante start-up nation n'est pas bien glorieux : la simplification numérique devrait permettre un accès universel, mais les pouvoirs publics peinent à le garantir. Jugeons-en : un Français sur deux de plus de 60 ans est en situation d'illectronisme, 8 % des Français n'ont pas d'adresse électronique, 15 % n'ont pas de connexion internet et 70 % des ménages habitant en zone rurale ou en montagne ne disposent pas de la fibre.
La dématérialisation construit une France à deux vitesses ; elle sépare les connectés, qui ont accès à leurs droits, et les autres, oubliés, invisibles. Ces oubliés, ces invisibles, nous en recevons tant dans nos permanences, madame la secrétaire d'État chargée de la citoyenneté et de la ville, que vous nous accorderez peut-être un label France Services dans quelque temps : ils sont perdus avec vos applications, vos connexions à quinze facteurs et ces appels téléphoniques qui ne leur permettent pas d'atteindre un interlocuteur.
Ce ne sont pas les seules défaillances de la transformation numérique du service public. Je m'inquiète, par exemple, du transfert vers l'usager de la responsabilité de la réussite ou de l'échec d'une démarche administrative. S'il n'est assez bien équipé, s'il ne comprend pas tout ce qui lui est demandé ou tout simplement s'il se trompe, il pourrait se voir imputer l'erreur et être sanctionné. Double peine : pour n'avoir pas compris, il serait privé d'accéder aux droits auxquels il peut prétendre, voire être considéré comme un fraudeur. Je m'inquiète aussi de la charge de travail et de la perte de sens que subissent les agents dont les métiers sont pourtant essentiels au bien commun.
L'enquête que le collectif Nos services publics a réalisée auprès de 3 000 agents montre que 80 % d'entre eux ressentent un sentiment d'absurdité dans leur travail. Dans leurs témoignages, certains rapportent que la transformation numérique se fait à moyens constants et sans formation. D'autres déplorent que les outils numériques ne soient pas adaptés aux usages qu'appelle le terrain.
Chers collègues, face à l'explosion des inégalités, face au demi-million de Françaises et de Français qui ont basculé dans la pauvreté en 2021, face à la fracture territoriale qui abîme la croyance en un idéal républicain s'appliquant à toutes et tous de la même manière, notre responsabilité est de construire plutôt que de détruire, d'assurer la présence humaine plutôt que son absence, avec plus de services publics physiques, une promesse républicaine davantage tenue où que l'on vive, quel que soit notre âge, quels que soient les outils numériques que l'on possède. C'est l'exigence affirmée par la Défenseure des droits, selon laquelle l'usager doit avoir le choix du mode d'administration qui lui correspond le mieux. C'est l'exigence affirmée par le Conseil d'État lui-même, qui demande la mise en place de solutions alternatives aux services en ligne pour l'ensemble des démarches administratives d'accès aux services publics. Ce doit être notre exigence. Aussi le groupe Écologiste – NUPES votera-t-il pour cette proposition de loi.