Le sujet de votre commission d'enquête est très important : si je le comprends bien, votre objectif est d'accélérer les transitions et de diminuer l'usage des produits phytosanitaires.
En guide de propos introductif, je souhaiterais mettre en lumière un constat, une méthode et une vision, qui reflètent les actions que j'ai conduites lorsque j'ai eu l'honneur d'être à la tête du beau ministère de l'agriculture et de l'alimentation, de 2020 à 2022.
Le constat, partagé, repose sur la nécessité de poursuivre l'effort de réduction de l'usage des produits phytosanitaires compte tenu de l'urgence climatique, écologique et pesant sur la biodiversité. Nous devons absolument protéger l'environnement et les consommateurs tout en parvenant à produire suffisamment pour assurer notre autonomie : plus de 50 % des fruits et légumes et environ la moitié de la viande consommés dans notre pays sont importés, ces aliments étant le plus souvent fabriqués sans respecter les règles que nous imposons à nos agriculteurs. La question de la production est liée – le retour du tragique en Europe avec la guerre menée par la Russie en Ukraine l'a rappelé – à des enjeux de souveraineté alimentaire et agronomique, d'autant que la France et l'Europe ont une mission nourricière à remplir à l'égard de certains partenaires internationaux.
Forts de ce constat, nous devons adopter une méthode destinée à réduire l'utilisation des substances cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction (CMR) de première catégorie, puis des CMR 2, selon une classification qui vous est connue. La première question est celle de la temporalité du déploiement des processus alternatifs ; nous ne devons pas laisser les agriculteurs sans solution. Le courage en politique consiste à affronter le temps : cette lutte est difficile mais indispensable. Investir dans des solutions alternatives est essentiel. J'ai vécu de près la jaunisse des betteraves : la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages prévoyait la fin des néonicotinoïdes, mais j'ai fait adopter la loi du 14 décembre 2020 relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, qui a suspendu l'interdiction de l'utilisation des insecticides néonicotinoïdes parce qu'aucune solution de rechange n'existait. Nous avons déployé un plan national de recherche et d'innovation (PNRI), doté de 7 millions d'euros, pour trouver des solutions de remplacement : d'ailleurs, les dernières publications de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) sur le sujet sont extrêmement encourageantes, même si le panel de solutions alternatives doit encore être finalisé, le temps de la recherche en agronomie étant extrêmement lent. L'élaboration de solutions de rechange requiert une méthodologie précise : la Commission européenne dresse une liste des molécules concernées par de futures mesures de réglementation ; cette liste doit guider les travaux de la recherche, publique comme privée. Nous devons investir massivement dans le développement de solutions de remplacement, comme nous l'avions fait, à la demande du Président de la République, à l'occasion des plans de relance et de France 2030. Il est trop facile de dire qu'il suffit d'arrêter, surtout dans une matière qui touche au vivant.
La deuxième question relative aux solutions alternatives porte sur les produits et sur l'agronomie elle-même. En tant qu'ingénieur agronome, je crois tout particulièrement en l'agronomie, qui joue un rôle essentiel dans la recherche de solutions de remplacement : la rotation des cultures, les haies, l'agriculture de conservation – qui m'est si chère –, le label Haute Valeur environnementale (HVE), l'agriculture bio et l'agriculture régénérative – qui privilégie le sol et la matière organique – sont des éléments essentiels dans lesquels il faut massivement investir.
Le troisième aspect est celui de l'accompagnement des agriculteurs dans le déploiement des solutions alternatives et dans l'émergence d'un consensus sur la voie à emprunter. Dans cette perspective, le plan Écophyto II+ et les fermes Dephy – auxquelles le rapporteur de cette commission d'enquête est si attaché – sont des éléments fondamentaux – il en va de même des chambres d'agriculture et des services de l'État. Lors de la campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron s'était engagé à séparer la vente et le conseil sur l'utilisation des produits phytosanitaires : cette disposition, votée en 2018 et mise en œuvre en 2021, a remplacé les certificats d'économie de produits phytosanitaires (CEPP) ; j'espère que votre commission d'enquête évalue cette réforme pour connaître la meilleure solution, en se fondant sur les réalités de terrain.
Le quatrième élément de méthode a trait à la valorisation économique des pratiques et des solutions alternatives déployées. Je ne reviens pas sur les textes que le Parlement a adoptés, notamment votre proposition de loi, monsieur le président, sur le partage de la valeur tout au long de la chaîne, qui est devenue la loi du 30 mars 2023 tendant à renforcer l'équilibre dans les relations commerciales entre fournisseurs et distributeurs. Tant que les solutions alternatives ne formeront pas une composante de la valeur des produits agricoles, avec une rétrocession des coûts, il sera difficile d'insuffler une dynamique. La question de la valeur est essentielle : si on l'élude, on place de nombreux agriculteurs dans une impasse. Le défi est d'autant plus complexe à relever dans un contexte de forte inflation, comme on le voit avec la chute de la consommation des produits bio. La prise en compte de composantes environnementales comme le carbone et la biodiversité dans la valeur des produits agricoles est primordiale.
Enfin, cinquième aspect de méthode, l'approche par filière est incontournable. Une monoculture dans un champ impose des traitements, notamment de fongicides ; pendant des années, les meuniers ont contraint les agriculteurs à ne cultiver qu'une seule variété de blé car ils souhaitaient qu'arrivent des blés purs et non composés dans leurs silos. En 2017, un groupe a changé de technique et décidé de mélanger les blés non plus dans les silos mais dans les champs : il a créé une variété de blé à planter, qui a limité significativement l'utilisation de fongicides dans les champs. Plutôt que de passer le mistigri aux agriculteurs et plonger ceux-ci dans le désarroi, il convient de responsabiliser les filières, de l'amont à l'aval : les évolutions sont ainsi bien plus rapides.
Pour finir, je tiens à partager avec vous ma vision. Elle repose sur deux piliers. Premièrement, il est impérieux d'investir massivement dans ce que j'ai qualifié de troisième révolution agricole. La première, après la seconde guerre mondiale, fut celle du machinisme et de la mécanisation : elle a conduit au regroupement des parcelles et à l'émergence de la question des haies, que la terre adore mais les tracteurs moins ; cette révolution était nécessaire car la France et l'Europe avaient faim, donc il fallait produire bien davantage. La seconde révolution, dans les années 1970 et 1980, fut celle de l'agrochimie ; elle fut remise en cause au début des années 2000 par l'émergence de l'exigence de protection à côté de celle de production. C'est dans ce cadre que s'inscrit la course à la réduction de l'utilisation des pesticides, laquelle est indispensable, sous réserve du respect de la méthode que j'ai énoncée. Pour ce faire, il faut conduire une troisième révolution agricole, fondée sur le numérique, la robotique, la génétique et le biocontrôle.
Le numérique permet d'agir avec bien plus de précision, notamment dans les doses d'engrais et d'intrants mais aussi dans les quantités d'eau utilisées. La robotique est indispensable au remplacement du glyphosate : une solution alternative existera le jour où des robots iront désherber les champs, car il faut privilégier une agriculture qui ne laboure pas pour conserver le carbone dans le sol ; or il est actuellement impossible – si l'on met de côté quelques tentatives embryonnaires – de ne pas labourer pour désherber : c'est cette tâche que pourra accomplir la robotique. La génétique est utile pour accélérer la sélection végétale : l'utilisation des nouvelles techniques doit être encadrée, nécessité que prend désormais en compte la Commission européenne – je salue cette évolution. Quant au biocontrôle, la chaîne alimentaire est une alliée précieuse lorsqu'un insecte tue un autre insecte ravageur de cultures.
Deuxième pilier, il faut avoir le courage d'affronter les politiques commerciales. Je suis un très fervent défenseur des clauses miroirs. Nos théories commerciales, notamment celles que nous défendons à l'Organisation mondiale du commerce (OMC), restent fondées sur les analyses que Ricardo a développées sur les avantages comparatifs il y a deux siècles, époque à laquelle aucune préoccupation environnementale ne s'exprimait. Tant que l'Union européenne n'ira pas plus loin sur les clauses miroirs, nous accepterons d'importer des produits dont nous refusons les conditions de fabrication : cette situation n'est pas acceptable. Nous mettons en difficulté nos agriculteurs lorsque nous importons des noisettes turques produites avec des néonicotinoïdes aériens ou des poulets ayant massivement ingurgité des antibiotiques de protection, ces deux méthodes étant interdites en France ; en acceptant cela, nous cautionnons le développement d'une concurrence déloyale et de risques environnementaux aigus – que l'on pense à la biorésistance ou à la déforestation.