Vous demandez, monsieur le président, comment tenir ensemble les différents paramètres de l'équation : le climat, la souveraineté alimentaire, le revenu agricole, la biodiversité, les ressources en eau et en sol. Toutes ces composantes doivent être envisagées ensemble, non pas de manière hiérarchique, mais malheureusement de manière systémique.
Je rappellerai ici – non pas pour me donner une légitimité dont je manquerais, mais pour situer mes propos dans leur contexte – qu'en 2021, Pascal Canfin disait qu'il se heurtait au sein de la commission de l'environnement du Parlement européen à de vives protestations dès qu'il proposait des avancées en matière agricole, alors qu'il était possible de construire quelques compromis en matière d'énergie et de mobilité. Dans le domaine de l'agriculture et de l'alimentation, il n'y a rien de tel.
Souvent, la première chose que l'on entend lorsqu'on parle de réduction de l'utilisation des produits phytosanitaires, c'est que cela implique une réduction des rendements, donc que cela posera un problème du point de vue climatique. Il me semble que c'est faire fausse route : cela revient à considérer la biodiversité comme un supplément d'âme, que l'on pourrait aller chercher une fois les problèmes climatiques réglés. Or il y a une relation presque linéaire entre la quantité de pesticides et la quantité de biodiversité dans nos systèmes agricoles ; réduire les pesticides, ce n'est pas seulement pour les beaux yeux des papillons et des petits oiseaux, c'est une question de maintien de la productivité des agro-écosystèmes à long terme. De cela dépend aussi notre capacité à prélever de la ressource en eau de qualité. Il faut donc absolument appréhender ensemble le climat et la biodiversité.
Est-ce faisable ? Au Parlement européen, on s'est beaucoup demandé si, pour réduire l'usage des pesticides, il était judicieux d'en passer par la réglementation, s'il fallait inscrire des seuils chiffrés dans la loi. Ce que j'ai souvent dit aux différents groupes parlementaires, c'est que la question de la baisse des produits phytosanitaires n'est pas réglementaire – malheureusement, car sinon, cela ferait bien longtemps que le problème serait réglé – mais économique.
D'abord, les produits phytosanitaires constituent une assurance rendement : les aléas affrontés par un agriculteur sont si nombreux que si l'un d'eux peut être maîtrisé, on n'hésitera pas. À système constant, vous utilisez donc des phytos. Ensuite, pour les réduire, il n'y a pas d'autre choix que d'engager votre exploitation dans une transition de moyen et long terme vers une rediversification, planter ici du chanvre et là de la luzerne, par exemple. Or il n'y a pas de marché pour cette rediversification ; trouvez-moi la chanvrière pour acheter votre camelote, l'usine de déshydratation de la luzerne ou l'élevage qui va utiliser votre luzerne fraîche – en zone de grande culture, vous n'en trouverez pas. Inscrire dans le droit un objectif de réduction sans ouvrir les opportunités économiques qui permettront à l'agriculteur d'engager les transformations nécessaires pour convertir son exploitation, c'est donc se méprendre.
J'en viens à la faisabilité technique. Si jamais ces perspectives économiques s'ouvraient, l'agriculteur pourrait-il faire exactement la même chose qu'aujourd'hui avec moitié moins de phytos, voire zéro ? Non, malheureusement. Vous avez entendu Christian Huyghe la semaine dernière : il a dû vous dire qu'il n'était pas possible d'imaginer une substitution terme à terme entre la chimie et le biocontrôle, pour donner un exemple. Il n'y a pas d'autre solution que ce que l'on appelle dans le jargon de la transition socio-technique le redesign, la refonte du système d'exploitation, qui suppose une forme de réduction du risque et de création d'opportunités économiques pour l'agriculteur.
Au-delà de la question de la rediversification, qui est une condition sine qua non, se pose celle des volumes totaux de biomasse que l'on peut espérer atteindre avec une réduction de moitié, voire une suppression des phytos à l'horizon 2050. Cela nous ramène à la question climatique. Le bouclage biomasse est au cœur des problématiques de la stratégie nationale bas-carbone. Mme Pannier-Runacher le disait récemment : on ne boucle pas sur les volumes de biomasse demandés à l'agriculture et à la forêt par les autres secteurs de l'économie pour leur décarbonation.
Or, même en rediversifiant les cultures, la réduction importante de la quantité de phytos que nous mettons dans nos champs entraînera, à court et à moyen terme, une baisse des volumes totaux de biomasse. Si je m'en tiens à cette chronologie un peu vague – « à court et à moyen terme » – c'est parce que les systèmes de recherche et développement (R&D) en France, en Europe et au-delà n'ont pas permis d'investir suffisamment dans ce que l'on pourrait appeler des cultures orphelines : 80 % à 90 % de la R&D sont consacrés au blé, au maïs, au colza, au riz et au soja ; si vous voulez cultiver un pois, un chanvre, une luzerne, un lupin ou un lin, vous aurez du mal à atteindre des rendements acceptables. L'investissement dans la sélection variétale, qui n'a jamais été bien fort, s'est en effet réduit massivement au milieu des années 1990.
Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'horizon de maintien d'un potentiel de production de biomasse à un peu plus long terme, mais qu'il faut envisager une période de transition pendant laquelle la production totale de biomasse peut être réduite.
S'agissant du bouclage macro de la biomasse, on peut s'attendre à une réduction des quantités totales de biomasse de 10 % à 15 % à l'horizon 2030 ou 2035, en faisant l'hypothèse d'une réduction des phytos de 50 %, la contrainte principale étant cependant bien davantage l'azote.
Ce n'est pas forcément un problème central pour atteindre tous nos objectifs en matière de souveraineté alimentaire, de climat, de biodiversité et de revenu agricole. En effet, si les cultures issues de la diversification sont valorisées, il n'y a pas de raison qu'on ne réussisse pas à maintenir le revenu agricole. Mais il faut qu'il y ait un investissement public, et privé, pour structurer les filières de diversification ; or ce n'est pas le cas aujourd'hui. Sous ces hypothèses, nous atteignons aussi nos objectifs en matière de biodiversité. Quant au climat, certains instituts techniques comme Arvalis et Terres Inovia vous diront sans doute que tout cela ne fonctionnera jamais car, avec moins de biomasse à l'hectare, il faudra étendre les cultures dans le monde entier. En réalité, cette question se résout – mais c'est une résolution sur le papier qui n'a encore rien à voir avec la vraie vie – par le changement des régimes alimentaires.
La quantité de protéines animales ingérées par personne et par jour en France atteint aujourd'hui le double des besoins. La production de protéines animales absorbe, bon an mal an, 60 % à 70 % de la biomasse prélevée sur le territoire français ; autrement dit, la baisse de volume de biomasse peut se conjuguer avec la souveraineté alimentaire à condition qu'une part moindre de la biomasse soit utilisée pour la production animale et que la quantité de produits animaux dans l'assiette diminue. Je suis très conscient de la complexité économique, sociale et culturelle de ce changement, mais on ne peut pas se payer le luxe de ne pas l'affronter, compte tenu de la situation dans laquelle nous nous trouvons. La science est claire sur les régimes alimentaires vers lesquels nous devons aller. De plus, la sociologie et les sciences comportementales sont claires sur le fait que l'acte d'achat alimentaire n'est pas le produit d'une liberté idéalisée du consommateur, mais celui d'un environnement alimentaire façonné par la puissance publique et les normes qu'elle impose comme par les opérateurs de la distribution et de l'industrie agroalimentaire. Ceux-ci veulent encourager la consommation des produits à plus forte valeur ajoutée et à plus forte marge pour les distributeurs comme pour les industriels ; or, dans le panier moyen d'un consommateur qui sort du supermarché, le plus gros poste de dépense, c'est la viande, et le plus gros taux de marge du distributeur, c'est également elle. On comprend donc que c'est la consommation de ces produits-là qui est encouragée, au mépris des enjeux de la biodiversité et du climat, mais aussi de la santé humaine.