Vous avez posé la vraie question : l'avenir du monde va se définir entre New Delhi et Los Angeles. Pour les États-Unis, il est évident que le conflit en Ukraine est perçu comme une distraction, dans le sens anglais et américain du terme. Les États-Unis étaient en train de se retirer d'Europe sur la pointe des pieds mais Poutine les a rattrapés par les basques. Cependant, le véritable enjeu se joue en Asie, qui dispose des potentialités de croissance. En effet, l'Europe se félicite quand elle atteint un taux de croissance de 2 %, tandis que les pays asiatiques connaissent des taux allant de 6 % à 8 %. De surcroît, la menace se situe en Asie, avec la superpuissance chinoise. Nous assistons actuellement à une géopolitique extraordinaire qui, en tant que diplomate, me passionne malgré les malheurs. Un grand jeu d'équilibre géopolitique se met en place et il s'agit d'une guerre froide 2.0.
Deux différences essentielles se manifestent toutefois : d'une part, la Chine et les États-Unis entretiennent des relations commerciales intenses et, d'autre part, les pays de la région sont pris entre l'enclume et le marteau et ne veulent pas choisir leur camp. Dans cette situation, la France pourrait jouer un rôle et le président de la République s'engage en Inde, en Indonésie, et a même été le premier président de la République à se rendre au Bangladesh. Nous sommes évidemment plus proches des États-Unis que de la Chine, ce qui ne signifie pas que nous devons automatiquement nous aligner sur les États-Unis dans cette confrontation globale et à long terme qui se profile.
Par ailleurs, l'Arabie saoudite s'est dégagée de la sphère d'influence américaine et Mohammed ben Salmane prétend jouer sa propre partition. De part et d'autre, l'adversaire stratégique est l'Iran. Comment est-il possible de parvenir à un modus vivendi avec l'Iran ? Le régime iranien est tout de même en position de faiblesse du fait de ses difficultés internes et l'Arabie saoudite ne voulait pas dépendre seulement de la protection américaine ou même de la protection israélienne.
J'ai toujours été assez surpris par ces efforts américains d'intégrer l'Arabie saoudite dans les accords d'Abraham car – soyons francs – les Saoudiens et les Israéliens couchent ensemble depuis vingt ans. Je suis allé à Riyad et j'y ai rencontré des Israéliens portant la kippa et venant visiblement avec leur propre avion régulièrement à Riyad. Les Américains ont donc proposé d'officialiser cette liaison pour en faire un mariage. Les États-Unis s'inquiétaient donc du prix qu'ils allaient payer, c'est-à-dire que l'administration Biden allait payer, notamment en termes de nucléaire. En effet, l'Arabie saoudite réclamait l'accès à la technologie nucléaire par les Américains, ainsi que des livraisons massives d'armes.
L'Arabie saoudite s'est engagée dans cette voie sans enthousiasme particulier. D'ailleurs, les Saoudiens font face à un problème particulier, celui du dôme du Rocher sur le mont du Temple. Prétendant jouer un rôle central dans le monde musulman, ils sont toujours préoccupés par certains projets de mouvements extrêmement marginaux en Israël. Ils hésitaient donc à s'engager dans cette voie, redoutant tout incident ultérieur, ce qui est malheureusement fréquent. Si un tel incident était survenu, ils auraient en effet été contraints de le tolérer ou de ne pas le tolérer, ce qui explique l'hésitation évidente de Mohammed ben Salmane. Toutefois, qu'il s'agisse d'une liaison ou d'un mariage, les monarchies du Golfe et Israël affichent un alignement géostratégique, principalement dirigé contre l'Iran. Pour le moment, cet alignement résiste malgré le bombardement de Gaza et les manifestations dans les pays arabes.