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Intervention de Thomas Pellerin-Carlin

Réunion du jeudi 22 septembre 2022 à 9h35
Commission des affaires européennes

Thomas Pellerin-Carlin, directeur du Centre énergie de l'Institut Jacques Delors :

L'expression « cinq à dix hivers » est celle du Premier ministre belge, mais elle me semble raisonnable. La bascule du système gazier vers le GNL implique que nous ne reviendrons jamais aux prix que l'on croyait normaux : c'est un changement de monde. Tous les calculs de nos industriels basés sur le prix du gaz de 2010 sont caducs. Dans un scénario optimiste, le prix du gaz augmentera probablement de 300 %. Il y aura également de nouvelles crises et quand la Chine se réveillera, dans trois, six, dix-huit mois selon l'évolution du rapport de ce pays à la pandémie, nous connaîtrons une hausse supplémentaire. Les prix du GNL augmentent dès qu'il se produit un évènement au niveau mondial. Ce fut le cas en 2011 avec Fukushima, mais aussi en 2021 avec la sécheresse au Brésil, qui a entraîné une raréfaction de l'eau, une moindre production d'hydroélectricité et une plus grande consommation de gaz naturel liquéfié. Or, avec le dérèglement climatique, la sécheresse au Brésil est la nouvelle normalité. Cette perspective de cinq à dix ans est donc raisonnable et dépend même de notre capacité à faire tous les efforts de développement des renouvelables et de rénovation pour réduire nos importations de gaz naturel liquéfié.

Concernant l'électricité, nous ne savons pas encore quand la production nucléaire française retrouvera son niveau de 2018. Cela ne sera pas avant 2024, et probablement pas avant 2025, sous réserve que nos ingénieurs de sûreté nucléaire ne découvrent pas de nouveaux problèmes.

Sur la question du coût de l'articulation nucléaire-renouvelables, l'objectif européen est apprécié par rapport à l'énergie finale consommée. Un développement massif des chauffe-eau solaires en France aurait été suffisant pour atteindre notre objectif d'énergies renouvelables. Par ailleurs, nous aurions pu déployer plus d'éolien et de solaire. Certaines énergies renouvelables, comme l'éolien et le solaire, ont des productions variables. Le solaire ne pose quasiment aucun problème à intégrer dans le réseau : il produit beaucoup lorsque nous avons une très forte consommation. Nous avons besoin de plus d'électricité solaire pour assurer l'approvisionnement en été. À l'inverse, l'éolien produit, pour des raisons climatiques, plutôt peu en été et beaucoup en hiver, ce qui permet une bonne articulation entre ces deux énergies. Mais leur production est erratique et peut certains jours venir à manquer. Ces aléas sont gérables, surtout au niveau européen, en utilisant les barrages, notamment dans les Pyrénées et dans les Alpes françaises, allemandes ou autrichiennes. La Suède nous sert aussi de « grande batterie » de stockage d'électricité, avec ses nombreux barrages dans le nord du pays. Nous aurons un jour des tensions pour gérer la variabilité des énergies et la fluctuation de la demande, quand nous serons à 70-80 % de renouvelables. Mais la France n'en est pas du tout là. L'Allemagne a développé un réseau électrique dans le nord du pays, et connaît régulièrement des jours à 75 ou 80 % de renouvelable, sans que la situation ne pose aucun problème. Dans le cas français, le problème ne se posera pas dans les quinze années à venir, même s'il faut le préparer.

Parmi les atouts de la France figurent d'abord ses ressources naturelles. Le territoire allemand est deux fois plus petit en superficie et nous avons donc deux fois plus de ressources naturelles, parmi lesquelles le soleil et le vent. Nous possédons également des atouts économiques, avec des entreprises excellentes pour produire des pompes à chaleur ou dans le domaine du solaire thermique. Des grands groupes français sont présents dans le secteur de la rénovation, en amont avec la production de fenêtres ou de la laine de roche, comme Saint-Gobain. D'autres dans le secteur de l'optimisation de la consommation d'énergie par des systèmes d'information, avec Schneider Electric, tant pour le résidentiel que dans les bâtiments de service. Eco Cell, une entreprise franco-irlandaise dont le pôle de recherche et les deux principaux pôles de production sont en France, produit le ciment bas carbone utilisé par exemple pour construire la ligne de métro 18 du Grand Paris. Nous possédons donc un ensemble de pépites, start-up et scale-up, qui peuvent devenir les grands groupes de la transition énergétique.

Mais pour cela il faut que l'on s'appuie l'existence d'un État stratège. Le fait que notre pays dispose d'excellents ingénieurs au service de l'État est une immense force, qui a été mise à profit pendant les années 1970-1980. Que l'on soit favorable au nucléaire ou non, il faut reconnaître que le plan français a été efficace puisque les années 1980 ont été marquées par une croissance importante de la production nucléaire. On peut s'appuyer sur ces mêmes qualités pour faire en 2022 ce que vous, représentants de la nation, considérez être pertinent. En tant qu'expert, je peux vous assurer que des chantiers comme le développement des énergies renouvelables et la rénovation énergétique sont essentiels.

Il faut reconnaître aujourd'hui que la France est dans une impasse, qu'elle fait face à une crise des énergies fossiles et qu'il faut en sortir. Il faut changer de doctrine : c'est un changement intellectuel qui passe par l'intégration de la notion de sobriété. Il faut promouvoir à une grande échelle les technologies qui fonctionnent : les chauffe-eaux solaires, les véhicules électriques, les transports publics, la rénovation des bâtiments. Il faut le faire en accord avec les industriels pour savoir si la production peut suivre et identifier avec eux leurs difficultés si ce n'est pas le cas. Cela peut par exemple signifier une augmentation du plafond de temps de travail pour une catégorie précise d'employés et pendant une période donnée afin de résoudre la crise énergétique.

Il faut enfin avoir une réflexion intégrée. Par exemple, l'hydrogène seul n'a aucun sens. Je compare souvent l'hydrogène au champagne : rare, cher, impossible de le produire partout… Il faut donc le garder pour certaines occasions. Nous aurons absolument besoin de l'hydrogène pour produire de l'acier vert. Mais cela demande une approche de l'hydrogène hors d'un grand marché de l'hydrogène. Ce qui fait sens, c'est un hydrogène pensé au niveau des bassins industriels. L'idée que l'on va importer de l'hydrogène de pays tiers n'a pas de sens. Mais l'idée fait sens de déployer des parcs éoliens en mer près des bassins industriels de manière à faire venir de l'électricité renouvelable pas cher, d'installer des électrolyseurs pour avoir de l'hydrogène et d'installer un petit réseau de distribution pour transporter cet hydrogène pour alimenter les usines. Cela demande de s'appuyer sur une des qualités de l'État français : l'aménagement du territoire. Il faut trouver des solutions pour ces territoires et penser l'hydrogène à l'échelle de ces pôles industriels.

Il sera d'autant plus facile de déployer de grands projets d'énergie renouvelable que les citoyens sauront que cette électricité va permettre de maintenir l'industrie locale, sans parler de l'attachement largement partagé à l'idée de garantir l'avenir industriel de la nation.

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