En 1411, l'amiral chinois Zheng He est à la tête de 28 411 marins. Il navigue à bord d'un navire cinq fois plus gros que la caravelle sur laquelle navigua Christophe Colomb en 1492. En 1434, la Chine interdit la navigation hauturière, brûle tous ses vaisseaux, se replie sur elle-même : c'est la naissance de l'Empire du Milieu. Cela dura 500 ans. Dans cette période, la civilisation occidentale s'ouvre vers la mer, construit de puissantes marines militaires et de commerce.
Cette période semble se terminer. Comprendre le monde, c'est régulièrement se souvenir de quelques fondamentaux, parmi lesquels cette formule particulièrement explicite forgée par Walter Raleigh au XVIe siècle, particulièrement explicite : « Qui tient la mer tient le commerce du monde ; qui tient le commerce tient la richesse ; qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même ».
En 2022, dans la liste des dix premiers ports du monde, il n'y a plus aucun port européen ni nord-américain. Tous sont situés en Asie-Pacifique ; un seul est occidental, il est australien. La bascule est impressionnante. Plus de la moitié des brevets déposés dans le monde en est issue. En 2030, il est probable que cette zone représentera 40 % de l'activité économique mondiale. Une simple photographie des routes maritimes, canaux et détroits de cette zone éclaire immédiatement sur les enjeux stratégiques que nous avons à traiter.
L'histoire de ceux que nous appellerons les sept majeurs est jalonnée d'exemples significatifs illustrant leur importance : cinq détroits – le Bosphore, Bab-el-Mandeb, Gibraltar, Ormuz et Malacca – et deux canaux – Panama et Suez. D'autres détroits ou routes compléteront, plus ou moins rapidement, cette liste. Tel est notamment le cas du détroit de Taïwan, du canal du Mozambique et de la route maritime passant au sud-est de La Réunion, en direction ou en provenance du détroit de Malacca, et dont l'importance va croissant.
La mer permet le transport de 90 % des marchandises qui s'échangent dans le monde. Espace de liberté, elle peut rapidement perdre ce statut par la force, entraînant, dans les zones concernées, de possibles conflits entre puissances navales pour assurer la liberté de passage des navires militaires ou de commerce. Les événements qui se déroulent en mer peuvent avoir – et ont le plus souvent – des conséquences stratégiques majeures, nous rappellent Thibault Lavernhe et François-Olivier Corman dans Vaincre en mer au XXIe siècle.
Dans cette bascule mondiale, la France – et l'Europe avec elle –, nation de l'océan Indien et du Pacifique, acteur incontournable, a des responsabilités. Elle y compte 1,5 million d'habitants, 150 000 expatriés, 7 000 filiales d'entreprises et 8 000 soldats.
L'Hexagone est à 8 000 kilomètres de Mayotte, 9 300 de La Réunion, 15 000 de Tahiti, 16 000 de Wallis-et-Futuna et 17 000 de Nouméa. Ce simple constat nous fait prendre conscience de la tyrannie de la distance et nous remet en mémoire l'année 1982, celle de la guerre des Malouines, archipel situé à 12 500 kilomètres de Londres, ainsi que certaines des raisons qui encouragèrent les Argentins à envahir Port Stanley – un désintérêt du Royaume-Uni pour les territoires lointains, une réduction massive des capacités de la Royal Navy et l'annonce du non-remplacement du HMS Endurance, seule unité navale présente sur place. Il nous rappelle l'importance des forces prépositionnées.
Depuis 2018, en exécutant à l'euro près la précédente LPM, nous nous sommes enfin remis dans le sens de la marche. L'élan est poursuivi et amplifié avec celle que nous avons votée : 413 milliards d'euros seront consacrés à notre défense d'ici 2030. Comme les autres armées, la marine bénéficiera de cet effort budgétaire sans précédent. En 2024, première année de son application, les crédits augmenteront de 20 % en AE, à 6,588 milliards, et de 9 % en CP, à 6,324 milliards. Un effort particulier, en cohérence avec les priorités de la LPM, portera sur le MCO et les infrastructures, tant délaissées et qui ont tant souffert.
La marine est une arme de temps long. Les décisions d'aujourd'hui ont une portée excédant la vie des hommes qui les ont prises. Elles engagent les générations futures, devant lesquelles nous sommes responsables. Le dernier SNLE de troisième génération, dont la construction va commencer à Cherbourg, sillonnera encore les mers en 2090.
Le deuxième sous-marin nucléaire d'attaque (SNA) de classe Suffren, le Duguay-Trouin, a été livré en 2023 ; le troisième, le Tourville, le sera en 2024. Une capacité souveraine de maîtrise des fonds marins, dotée de robots télé-opérés et de drones, est en cours de développement, ce qui permettra à notre pays de connaître, surveiller et agir jusqu'à une profondeur de 6 000 mètres.
Sur mer, la flotte de surface sera largement renouvelée, grâce à la poursuite de la livraison des patrouilleurs outre-mer (POM) et des bâtiments ravitailleurs des forces (BRF), ainsi que la commande des patrouilleurs océaniques, des frégates de défense et d'intervention (FDI), des nouveaux bâtiments de guerre des mines (BGDM) et du PANG, qui sera encore opérationnel en 2078. L'aéronavale ne sera pas en reste, grâce à l'entrée en service de nouveaux avions de surveillance et d'intervention maritimes Albatros, et, d'ici 2030, de huit systèmes de drones aériens pour la marine (SDAM).
Ces nouveaux équipements constituent une montée en gamme par rapport à ceux qu'ils remplacent, permettant à la marine de se déployer plus longtemps et plus loin, tout en faisait faisant face à des menaces de plus haute intensité. Par ailleurs, la LPM a ouvert des perspectives pour le successeur des bâtiments de transport légers (Batral) et d'un deuxième PANG, qui donnerait à la France la permanence à la mer d'un groupe aéronaval (GAN).
À ce sujet, je signale qu'il y a quelques jours, à la suite de la lâche attaque du Hamas sur les populations civiles israéliennes, le porte-avions américain USS Gerald R. Ford, qui était en escale à Marseille, a immédiatement pris la mer, rejoint par l'USS Dwight D. Eisenhower, soit deux des plus gros bâtiments de combat du monde, dont le plus gros. Dans cette période d'extrême tension, incluant un risque d'embrasement du Proche-Orient, le porte-avions Charles de Gaulle était au bassin pour un arrêt technique de plusieurs mois.
Il n'existe pas de grande marine sans marins. La LPM, dès sa première année d'exécution, répond au défi des ressources humaines, notamment par la revalorisation de la grille indiciaire et par le lancement du plan « famille » 2. Pour la marine, maintenir l'attractivité de ses personnels est une nécessité absolue. Il faut attirer, former et fidéliser les talents, qui sont nombreux. Je l'ai constaté il y a peu, à Mayotte, où, pour accomplir leur mission, ils font preuve d'une remarquable capacité d'inventivité et de résistance dans un environnement complexe, au service de la nation.
Nombreux sont les puissants signaux à l'attention de nos compétiteurs. La France compte dans la marche du monde. Nous n'avons pas l'intention d'être de simples spectateurs, même si cette situation semble confortable, voire attirante à certains, qui produisent peu ou pas d'efforts, attendant tout des efforts des autres. Tel n'est pas le choix de la France. Il faut de la persévérance, de la constance, et, selon Maurice Druon, cette « disposition de l'âme sans laquelle toutes les autres vertus seraient inopérantes : le courage ».