Intervention de Alexis Jolly

Réunion du mercredi 25 octobre 2023 à 9h05
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlexis Jolly, rapporteur pour avis :

Il me revient aujourd'hui de vous présenter les crédits de la mission Défense qui figurent dans le projet de loi de finances pour 2024. Cette mission comporte quatre programmes : le programme 144 Environnement et prospective de la politique de défense, le programme 178 Préparation et emploi des forces, le programme 212 Soutien de la politique de la défense et le programme 146 Équipements des forces.

L'année 2024 sera la première année d'exécution de la nouvelle loi de programmation militaire qui porte sur la période 2024-2030 et, d'un point de vue strictement budgétaire, le PLF 2024, conformément à la trajectoire fixée par la LPM, prévoit une hausse de 3,3 milliards d'euros des crédits. Si cette loi engage une transformation réelle de nos forces armées, elle présente néanmoins encore des manques.

Par exemple, de grands programmes, notamment le programme Synergie du contact renforcé par la polyvalence et l'infovalorisation (Scorpion), subissent des décalages par rapport au plan Ambition 2030, alors qu'ils sont très attendus par nos militaires. De même, les augmentations d'effectifs prévues restent insuffisantes. Nos forces armées ont été dépouillées pendant vingt ans et, au regard de ce constat, la LPM doit encore être consolidée pour mieux s'adapter aux besoins, dans un contexte de regain des tensions et compte tenu des enjeux de souveraineté et de capacité d'engagement de la France.

Les quatre programmes de la mission Défense sont fort heureusement en hausse mais des anomalies budgétaires persistent cette année encore. Ainsi, la dotation pour les frais de fonctionnement des opérations intérieures, dont Sentinelle, s'élève à seulement 30 millions d'euros. Cette enveloppe est très clairement sous-évaluée : d'une part, nos militaires voient leur engagement dans Sentinelle renforcé par l'accroissement de la menace terroriste ; d'autre part, ils devront également assurer la sécurité des Jeux olympiques et paralympiques de Paris en 2024. Se pose donc là un problème de sincérité budgétaire.

Je souhaite principalement évoquer deux programmes, à commencer par le programme 212 Soutien de la politique de la défense qui regroupe l'ensemble des dépenses de personnel du ministère. Ces crédits augmentent mais l'objectif de recrutement se limite seulement à 456 postes supplémentaires, contre 700 annoncés dans la LPM. Cet objectif paraît de surcroît peu réaliste au regard des difficultés rencontrées par le ministère pour recruter et fidéliser le personnel. Le ministère doit s'engager davantage pour rendre l'ensemble des carrières plus attractives, des militaires du rang aux officiers et des civils de catégorie C aux civils de catégorie A+. La base militaire de Varces, en Isère, que j'ai pu visiter, manque tout simplement de cuisiniers ; en effet, les salaires qu'elle propose ne peuvent concurrencer ceux du secteur privé. Cet exemple pourrait paraître anecdotique mais la situation pose de véritables problèmes au quotidien.

Le second programme que je souhaite évoquer est le programme 146 Équipement des forces. Les matériels utilisés par nos armées sont pour partie vieillissants, notamment les véhicules terrestres, qui offrent une disponibilité technique très faible. Les commandes et livraisons sont fort heureusement en augmentation. J'ai pu monter dans l'un des véhicules Serval qui viennent d'être livrés au 7e bataillon de chasseurs alpins basé à Varces. Il s'agit d'un véhicule blindé doté de nouvelles fonctionnalités, notamment en termes de combat collaboratif, et qui offre une bien meilleure sécurité et un bien meilleur confort à nos militaires que les véhicules de l'avant blindé (VAB) qui seront remplacés. Ce type de véhicule de haute technologie permet également de fidéliser les jeunes recrues.

Cependant, des livraisons ont été décalées et de nombreux matériels cédés ou vendus à l'Ukraine n'ont pas encore été remplacés. Le 93e régiment d'artillerie de montagne, basé à Varces, m'a présenté un canon Caesar, le meilleur canon du monde, fabriqué par l'industriel français Nexter. Actuellement, ce régiment n'est doté que de quatre de ces canons, alors qu'il pourrait en accueillir seize. Les possibilités d'entraînement de nos militaires et nos capacités d'engagement en cas de conflit posent question ; or les matériels constituent un enjeu plus important que jamais dans un contexte de réarmement global.

Ce sujet me permet de faire le lien avec la partie thématique du rapport, à savoir la maîtrise des armements, considérée comme un pilier de la sécurité collective en ce qu'elle réduit le risque de course aux armements et les incompréhensions susceptibles de mener à la guerre.

Historiquement, elle est passée par de grands traités, décrits dans le rapport.

En matière nucléaire, le dernier grand traité bilatéral entre les États-Unis et la Russie a été signé en 2010 et reste en vigueur jusqu'en 2026. Il s'agit du traité New Start, qui limite à 1 550 le nombre de têtes nucléaires déployées et à 700 le nombre de vecteurs déployés. Les avancées bilatérales entre les deux « grands » ont été complétées par un instrument multilatéral majeur, le TNP, signé en 1968 pour une entrée en vigueur en 1970. Il reconnaît cinq États « dotés » et vise à empêcher la prolifération des armes nucléaires.

En matière d'armes conventionnelles, les avancées importantes en Europe sont le fruit de la régionalisation de la sécurité collective au travers de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) créée en 1975 et remplacée en 1995 par l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), dont le siège se situe à Vienne. L'OSCE réunit aujourd'hui 57 États membres, dont les États-Unis, le Canada, les pays européens au sens large, la Russie, le Caucase et l'Asie centrale ; elle a permis l'adoption de trois instruments majeurs : le traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (FCE), signé en 1990, le document de Vienne, également signé en 1990, et le traité « Ciel ouvert », signé en 1992 et entré en vigueur en 2002.

Cependant, depuis une vingtaine d'années et dans un contexte de hausse de la conflictualité et de crise du multilatéralisme, les régimes juridiques de maîtrise des armements sont en crise, qu'il s'agisse des armes nucléaires ou des armes conventionnelles. Cette crise s'est accentuée depuis la guerre en Ukraine. Sur le plan nucléaire, la Russie a par exemple suspendu sa participation au traité New Start en février 2023 et, sur le plan conventionnel, les États-Unis puis la Russie se sont retirés du traité « Ciel ouvert », respectivement en 2020 et 2021. La Russie s'est également retirée du traité FCE en mai 2023.

J'ai pu me rendre à Vienne et j'y ai parfois entendu des mots assez durs, notamment au sujet de l'OSCE, qui serait « complètement bloquée depuis plus d'une dizaine d'années » et « totalement incapable d'avancer sur des sujets politico-militaires ». Certains m'ont même parlé de « chaos total », d'une situation « pire que la guerre froide ». Un possible départ de la Russie de l'OSCE est même envisagé, ce qui serait une catastrophe puisque, aujourd'hui, il s'agit de l'une des seules fenêtres de discussion possibles dans le cadre du conflit ukrainien.

Pourtant, les enjeux en matière de maîtrise des armements se multiplient à l'échelle mondiale. Ainsi, la Chine n'est liée par aucun texte contraignant alors qu'elle augmente son arsenal nucléaire et conventionnel. En 2023, elle disposerait de 410 têtes nucléaires déployées, contre 350 en 2022, et viserait 1 000 têtes nucléaires d'ici 2030. Elle se rapprocherait alors de la parité avec les États-Unis et la Russie, ce qui est son objectif. La Chine ne donne aucun élément sur sa doctrine et s'oppose à toute mesure qui pourrait contraindre ses ambitions.

En outre, de nouveaux champs de rivalité stratégique permanente, voire de conflictualité, se développent : cyberespace, espace extra-atmosphérique, avec des capacités souvent duales.

Plus généralement, les changements technologiques – intelligence artificielle, armes autonomes, hypersonique, etc. – pourraient modifier profondément les capacités militaires.

La maîtrise des armements ne pourra donc plus passer par une simple logique paritaire quantitative ; l'aspect qualitatif devra être davantage pris en considération.

Dans un tel contexte, la France doit éviter un réarmement sans limite. Compte tenu du contexte international, il semble illusoire d'espérer obtenir à court ou moyen terme la signature de nouveaux traités par les grandes puissances militaires mais il importe de préparer l'avenir. Les textes hérités de la guerre froide sont souvent obsolètes ; il faudra un jour en proposer de nouveaux. Deux axes doivent être poursuivis : préserver les régimes existants à court terme et se doter d'une stratégie à long terme pour relancer et réinventer la maîtrise des armements lorsque le contexte international y sera favorable.

Pour y parvenir, la France doit éviter la disparition des forums existants, notamment l'OSCE. Elle réunit encore l'Europe autour d'une même table et, si elle disparaissait, il serait probablement impossible de la reconstruire. Pourtant, cela ne semble pas être aujourd'hui une priorité du président de la République.

La France doit également éviter une tri-latéralisation du débat qui verrait les États-Unis, la Chine et la Russie discuter ensemble, laissant la France sur la touche. La France est une grande puissance nucléaire, membre du Conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies (ONU) : sa voix doit peser sur cette thématique en toute indépendance, comme l'exige sa position traditionnelle de non-alignement et de souveraineté diplomatique, conformément à ce que souhaitait le général de Gaulle pour la Ve République.

Après vous avoir présenté les enjeux et les perspectives liés à la maîtrise des armements, je reviens en conclusion aux aspects budgétaires pour souligner l'augmentation des crédits de la mission Défense. Elle reste certes insuffisante par rapport aux besoins de nos forces armées mais cela n'en constitue pas moins une bonne nouvelle, raison pour laquelle je rends tout de même un avis favorable.

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