J'ai l'honneur de vous présenter l'avis que je rends, au nom de la commission des Affaires culturelles et de l'éducation, sur les crédits de l'enseignement supérieur et de la vie étudiante. Je remercie vivement l'ensemble des personnes auditionnées, qui nous ont fourni des éléments d'analyses précieux.
Je rappellerai, au préalable, quelles sont selon moi les missions de l'université. Elle est le lieu de production et de transmission d'un savoir critique en perpétuelle construction : recherche scientifique et transmission du savoir sont deux missions de l'université indissociables l'une de l'autre. L'université n'est pas le simple lieu de formation des étudiants à un portefeuille de compétences qui augmenterait leur employabilité : elle joue un rôle central dans l'émancipation des futurs citoyens, car je fais le pari que le savoir libère. L'université constitue aussi un pilier de notre démocratie. En effet, sans citoyens éclairés, dans un monde de plus en plus complexe, l'exercice de la citoyenneté est imparfait.
Il est donc essentiel de défendre et de refonder un service public de l'enseignement supérieur et de la recherche. Or, le manque chronique de moyens et le management toxique, qui organise la concurrence entre tous les acteurs, affaiblissent nos universités. Sur ce terreau se développe un nouveau marché du savoir, avec l'explosion des formations privées dans l'enseignement supérieur, qui prospèrent sur l'illusion selon laquelle il est possible de former des salariés une fois pour toutes prêts à l'emploi.
Je présenterai d'abord les principales caractéristiques du budget 2024 du programme 150, Formation supérieure et recherche universitaire, et du programme 231, Vie étudiante, avant d'aborder la partie thématique de mon avis budgétaire, qui concerne le développement très préoccupant de l'enseignement supérieur privé.
Avec environ 15,27 milliards d'euros d'autorisations d'engagement et près de 15,18 milliards d'euros de crédits de paiement, le programme 150 constitue l'enveloppe la plus importante de la mission Recherche et enseignement supérieur. Ces montants sont respectivement en augmentation de 0,47 % et de 1,83 % par rapport à 2023. La hausse des crédits découle de la revalorisation des rémunérations prévue par la LPR, à hauteur de 141,7 millions d'euros, et de nouvelles mesures en faveur du personnel pour 155 millions d'euros.
Ces augmentations sont en réalité en trompe-l'œil et très insuffisantes, car elles ne compensent que très partiellement l'impact de l'inflation. Calculé en euros constants, le budget du programme 150 est en réalité en baisse de 0,77 % par rapport à l'année précédente. De plus, l'État ne compense que la moitié des dépenses supportées par les universités pour mettre en œuvre les mesures de revalorisation salariales annoncées en juin ; elles sont censées financer le reste à partir de leurs ressources propres. Le Gouvernement risque ainsi de mettre en difficulté de nombreuses universités, dont les deux tiers pourraient se retrouver déficitaires dès 2023, selon France Universités. Cela est d'autant plus problématique que les universités sont confrontées à une augmentation très significative de leurs dépenses énergétiques, qui ne sont pas non plus compensées par l'État, dans le cadre du PLF pour 2024. En ponctionnant les fonds de roulement des universités, le Gouvernement fait des économies au détriment de leurs capacités d'investissement, risquant de freiner les projets de rénovation thermique, pourtant essentiels pour assurer des conditions d'accueil décentes et pour engager la planification écologique.
Il est d'autres sujets d'alerte concernant le programme 150. Je déplore globalement l'insuffisance des crédits dévolus aux actions 01, Formation initiale et continue du baccalauréat à la licence, et 02, Formation initiale et continue de niveau master, qui ne permettent pas d'assurer à toutes et tous une place dans la formation de leur choix. Il est également préoccupant que le nombre de doctorants continue de diminuer.
Ces évolutions traduisent une forme de mépris pour le système universitaire. Nous en avons eu une illustration récente lorsqu'interrogé par Hugo Travers, le Président de la République a dénoncé, en évoquant le système universitaire, « un gâchis collectif », insinuant que certaines formations étaient maintenues uniquement pour préserver des postes d'enseignants. Ces propos sont choquants, dans un contexte où la dépense moyenne par étudiant à l'université a baissé de 10 % en euros constants depuis 2013.
J'en viens à la vie étudiante, avec l'analyse des évolutions du programme 231. Pour l'année 2024, le budget de ce programme atteindrait 3,3 milliards d'euros, soit une augmentation significative de 7,05 % en autorisations d'engagement et 6,28 % en crédits de paiement, par rapport à 2023. Ces crédits doivent néanmoins être replacés dans le contexte d'une hausse très significative de la précarité étudiante : 26 % des jeunes âgés de 18 à 24 ans vivent sous le seuil de pauvreté. Selon un sondage réalisé par l'Ifop en septembre 2023, un étudiant sur deux limite ou renonce à des achats alimentaires et a déjà sauté un repas faute de moyens.
Si la hausse des crédits du programme 231 est supérieure au niveau de l'inflation, elle n'est pas à la hauteur des enjeux actuels. Madame la ministre, vous aviez annoncé 500 millions d'euros supplémentaires pour financer le premier acte de votre réforme des bourses ; pourtant, les crédits du programme 231 n'augmentent que de 120 millions d'euros. Lors des auditions, vos services ont indiqué que la réforme serait notamment financée grâce à la baisse du nombre d'étudiants boursiers – une diminution très préoccupante, alors que la précarité étudiante augmente, témoignant des dérives du modèle de notre enseignement supérieur, qui bascule de plus en plus vers un enseignement supérieur privé professionnel. Concernant l'évolution du système des bourses, nous ne saurions nous en tenir à ces évolutions paramétriques, alors qu'une réforme systémique est appelée par tous. Plus profondément, seule une garantie d'autonomie pour les jeunes étudiants permettrait véritablement de supprimer la précarité étudiante, en assurant un niveau de vie au-dessus du seuil de pauvreté.
Les crédits du programme 231 sont par ailleurs largement insuffisants au regard du retard pris dans la construction de logements étudiants, mais aussi concernant les services de santé étudiants. J'émets donc un avis défavorable sur ce projet de budget.
Cette année encore, il témoigne du manque chronique d'investissements dans l'enseignement supérieur, conduisant à une forte augmentation de la place prise par le secteur privé. J'ai souhaité porter mon attention sur cette question dans le cadre de la partie thématique de mon avis.
Depuis 2001, la progression est vertigineuse : le nombre d'étudiants inscrits dans le privé est passé de 291 970 en 2001 – soit 13 % du nombre total d'étudiants –, à 766 811 étudiants en 2022, soit plus de 26 % de l'ensemble, ce qui représente une progression de près de 160 %. Les causes de cette progression rapide du privé sont multiples.
Tout d'abord, la loi relative à l'orientation et à la réussite des étudiants a introduit une sélection plus forte à l'entrée en licence avec la création de Parcoursup. Le nombre de lycéens n'ayant pas obtenu la formation de leur choix oscille entre 105 000 et 125 000, soit entre 17 % et 21 % des bacheliers. Cette sélection, associée au manque de places en licence, a conduit de nombreux étudiants à se reporter sur les offres privées. La même dynamique est à l'œuvre pour les masters : près de 43 000 étudiants n'ont pas obtenu la formation de leur choix en 2023, ce qui représente 21,7 % des éligibles.
Ensuite, la plateforme Parcoursup a offert une vitrine à certaines formations privées : sur les 23 000 formations répertoriées, 13 830 sont publiques, dont 21 % en apprentissage, et 9 289 sont privées, dont 68 % en apprentissage.
Le secteur privé a aussi massivement bénéficié de la réforme de l'apprentissage, sous perfusion de France compétences, dont la dette atteint 11,9 milliards d'euros, et de la marchandisation du secteur, avec un marketing extrêmement agressif et une présence accrue dans les salons étudiants.
Enfin deux anciennes ministres, qui ont joué un rôle fondamental dans la progression de ce secteur, ont cherché à se reconvertir dans des écoles qui ont bénéficié des politiques qu'elles avaient mises en œuvre lorsqu'elles étaient membres du Gouvernement ; cela pose des questions éthiques évidentes.
La progression des formations supérieures payantes entraîne une reproduction et un approfondissement des inégalités sociales entre étudiants, et dilue dangereusement la distinction entre qualifications et compétences. En 2023, la presse a relayé de nombreux cas d'arnaques dans l'enseignement supérieur privé et a documenté la détresse des familles et des étudiants qui en ont été victimes.
Madame la ministre, le groupe de travail que vous avez lancé a proposé des solutions, mais elles sont insuffisantes. Nous devons agir vite, non seulement pour réguler le secteur, mais surtout pour endiguer ce phénomène. Nous ne saurions en effet nous féliciter de cette forte progression du secteur privé.
À court terme, nous devons mieux encadrer le secteur privé. Pour cela, il convient de supprimer de Parcoursup les formations délivrant uniquement des titres professionnels, qui diluent la distinction entre compétences et qualification. Il nous faut systématiser les contrôles, mettre en place une évaluation par l'État des taux d'employabilité des formations professionnalisantes et ne pas s'appuyer sur ceux fournis par les établissements privés, supprimer les financements publics de BPIFrance et interdire le marketing agressif de ces écoles.
À plus long terme, limiter le recours au secteur privé nécessitera obligatoirement de renforcer le secteur public. Il faut pour cela créer plus de 150 000 places dans l'enseignement supérieur, recruter massivement des fonctionnaires, et pour renforcer l'attractivité, revaloriser les salaires d'au moins 15 %. Il faut également renforcer très fortement les IUT notamment parce que les formations courtes sont plébiscitées. Enfin, il faut affirmer le droit à la poursuite des études dans l'enseignement supérieur, en supprimant Parcoursup.
Je me réjouis du fait que, contrairement à l'an dernier, nous puissions examiner l'ensemble du budget dédié à l'enseignement supérieur en commission, le 49.3 devant intervenir ultérieurement.