Vous l'aurez compris, nous défendons deux projets différents, qui reposent sur deux aspects principaux. Le premier est celui des prix de l'énergie (de l'électricité en particulier) qui pose, par conséquent, la question de rester ou non dans le cadre du marché européen. Le deuxième aspect est celui de la composition du mix énergétique français et européen à horizon 2050. Sur ces deux questions majeures, ma vision et celle de ma co-rapporteure sont opposées. Nous regrettons toutefois toutes les deux le refus de débat sur ces sujets en plénière du Parlement européen.
La première question fondamentale est la méthode de fixation des prix.
Depuis plus de trente ans, l'Union européenne applique une doctrine libérale qui a conduit à l'ouverture à la concurrence nationale et européenne de la production et de la commercialisation de l'électricité, tandis que le transport et la distribution relèvent de monopoles régulés. Cette politique a conduit EDF à céder des parts de marché à des fournisseurs alternatifs sur l'activité de commercialisation et à faire une place aux producteurs privés. La promesse initiale était une baisse des prix pour les consommateurs et des investissements massifs d'acteurs privés pour la promotion de nouveaux moyens de production.
Quel est le bilan aujourd'hui ? On a compté jusqu'à 80 fournisseurs alternatifs en France, mais leur nombre a chuté avec la crise. À ce jour, 44 % du volume d'électricité est vendu par ces fournisseurs et 15 % du parc de production est exploité par des acteurs privés. La mise en place du marché de gros à l'échelle européenne a conduit à ce que le prix de l'électricité soit déterminé par le coût marginal de la dernière unité appelée (c'est-à-dire la plus chère) ; c'est donc le plus souvent corrélé au coût du gaz dont les prix sont extrêmement volatils, incontrôlables et sans lien avec le coût réel de production de l'électricité.
Les écarts entre les prix de marché et le coût de l'électricité ont provoqué une succession de crises depuis l'ouverture des marchés, si bien que tantôt c'est l'équilibre économique des producteurs qui s'est retrouvé en danger lorsque le prix était inférieur aux coûts, tantôt c'est le porte-monnaie des consommateurs qui l'a été lorsque le prix était supérieur. Et, depuis l'été 2021, les prix du gaz se sont envolés, entraînant aussi celle des prix de l'électricité tandis que les coûts de production, eux, n'étaient pas impactés dans les mêmes proportions. Ainsi, tandis que le coût de production moyen d'un mégawattheure reste inférieur à 100 euros en France, les prix de marché ont dépassé les 1 000 euros à l'été 2022. Les familles, artisans, TPE, PME, collectivités, industries, ont vu leurs factures d'électricité multipliées par 3, par 4, jusqu'à 10. Du côté de l'offre, très peu d'acteurs privés sont réellement intéressés pour investir dans le secteur de la production d'électricité, puisque les revenus sont rendus incertains par le fonctionnement même des marchés.
Au-delà du marché de l'électricité d'ailleurs, les seuls à avoir tiré profit des règles libérales et de la très timide taxation des superprofits sont les grandes entreprises comme Total qui a vu ses profits augmenter de 41 % en 2022, par l'exploitation de ressources fossiles et par les bénéfices tirés de la guerre en Ukraine.
Lorsque nous avons auditionné la Commission européenne durant notre déplacement à Bruxelles au mois de septembre, l'unique solution envisagée était le renforcement du marché, sans jamais de bilan des échecs du marché. Or, le marché est incapable de proposer des prix de l'électricité qui assurent une stabilité de la rémunération pour les producteurs et de la tarification pour les consommateurs. La triple contrainte pour une lecture transparente des prix, pour un recouvrement des coûts de production et pour une équité de traitement dans l'accès à un bien essentiel ne peut être respectée que par la mise en place de tarifs réglementés pour tous les consommateurs. Or, la fixation des tarifs est un outil de politique publique qui doit répondre à des attentes politiques, écologiques et sociales. Évidemment, la mise en place d'une grille tarifaire basée sur les coûts de production implique de se passer des fournisseurs, qui pratiquent l'achat et la revente d'électricité, souvent au détriment des consommateurs.
C'est pourquoi je porte dans ce rapport la position d'une sortie du marché et de la concurrence pour confier l'exploitation du système électrique français à un acteur public centralisé. En fait, l'exploitation du système électrique nécessite de définir le niveau de production de chaque centrale à chaque heure, de manière à minimiser les coûts d'exploitation de l'ensemble du parc européen, dans la logique de l'élaboration du programme d'appel. En effet, il est indispensable de donner aux investisseurs une visibilité sur la rémunération des centrales sur l'ensemble de leur durée de vie. Cela nécessite la mise en place de contrats de long terme garantissant une rémunération qui couvre l'ensemble des coûts de production de chaque centrale, indépendamment des prix de marché. Cela se fait en France pour le photovoltaïque ou l'éolien par exemple. Mais alors il est impossible d'inciter financièrement les producteurs à produire au meilleur moment pour le système électrique, sauf à accepter que cette incitation financière s'ajoute à la rémunération garantie par un contrat long terme. Nous nous retrouvons alors face à l'impasse théorique du marché puisqu'un même prix ne peut pas à la fois rémunérer les installations et inciter à produire au meilleur moment. Cette inadaptation du marché a des conséquences sociales, économiques et en termes de capacité à mener la nécessaire transition énergétique.
Dès lors, l'exploitation du parc par un acteur centralisé à l'échelle européenne disposant des informations complètes sur le parc permettrait d'optimiser l'utilisation du réseau et la coordination des centrales. En réalité, sa mise en place à l'échelle française permettrait déjà d'améliorer cette optimisation sans pour autant remettre en cause ni la solidarité européenne ni les choix des autres États membres contrairement aux arguments qui sont souvent avancés pour dissuader d'une sortie du marché. Et pour cause, les interconnexions existaient déjà avant la mise en place des marchés : EDF les utilisait par exemple pour échanger avec les autres pays européens. Et j'ajouterai que la France n'a pas connu d'évolution majeure des volumes exportés depuis l'ouverture des marchés. Enfin, cette solution peut être mise en œuvre immédiatement à la condition de déroger aux règles européennes, ce que plusieurs pays de l'Union européenne font déjà face aux dysfonctionnements du marché. La France ne ferait donc pas tant que cela figure d'exception parmi les États membres.
Sortir du marché n'est donc non seulement pas synonyme d'autarcie, c'est la solution la plus protectrice pour l'ensemble des consommateurs, avec la possibilité de rétablir des tarifs réglementés de vente, calculés selon les coûts de production et de réseau. Et, du point de vue des producteurs, c'est la garantie d'avoir un modèle pilotable avec une visibilité sur l'ensemble des moyens de production. L'avantage est également énorme pour les investissements : un opérateur public est la condition d'existence d'une véritable planification de la construction de nouveaux moyens de production décarbonés.
Au contraire, la solution prônée par la Commission européenne et en cours de discussion va à l'inverse de cette solution et libéralise encore un peu plus le marché, en restreignant davantage encore le recours aux tarifs réglementés de vente, et en encourageant la décentralisation de la production pour affaiblir encore un peu plus l'opérateur historique.
La deuxième question de la composition du mix énergétique n'est pas nouvelle, elle a fait l'objet de plusieurs débats à l'Assemblée et dans plusieurs commissions. À La France Insoumise, nous souhaitons sortir le plus rapidement possible des énergies fossiles. Je défends dans le rapport l'idée d'un mix énergétique basé à 100 % sur les énergies renouvelables. Plusieurs scénarios envisagent la faisabilité de ce mix (NegaWatt, RTE, ADEME). Le recarénage et la construction de nouvelles centrales représentent des milliards d'euros qui pourraient être investis dans la recherche et la construction de nouvelles sources de production d'électricité : l'éolien onshore et offshore, le solaire, mais aussi la géothermie par exemple, les énergies marémotrices également. Autant de pistes qui sont écartées systématiquement par le gouvernement notamment. Pour compenser l'intermittence des énergies renouvelables, nous pouvons compter sur l'hydraulique, mais aussi sur les avancées en matière de stockage d'électricité, ou sur le développement de l'hydrogène vert.
Je porte un regard plus critique que ma co-rapporteure sur le rôle du gaz dans la transition énergétique. Le gaz est une énergie fossile, donc par définition polluante. Le gaz n'est pas non plus produit sur le sol de l'Union européenne, et les quantités de biogaz sont bien insuffisantes pour jouer un rôle quelconque dans la transition. Je tiens également à signaler qu'outre la Norvège, les États-Unis sont un partenaire privilégié pour l'importation de gaz dans l'Union européenne. Je me suis rendue à Washington dans le cadre de mes travaux personnels sur cette mission : la plupart du gaz importé des États-Unis est issu du gaz de schiste, extrêmement polluant et dangereux pour la santé de ceux qui l'extraient. Le taux de cancer à Freeport au Texas est par exemple deux fois plus élevé que dans le reste de l'État. L'Europe ne peut pas prétendre lutter contre le changement climatique et la protection des droits, se tourner vers de nouvelles formes d'énergies vertes et ignorer les problématiques que pose l'extraction du gaz de schiste.
En conclusion, sortir le système électrique français de la concurrence est possible et nécessaire pour protéger l'économie européenne, l'économie française et enclencher les investissements à la transition énergétique entravés par la logique du marché. On peut et il faut apporter une réponse claire aux dysfonctionnements du marché, refonder un pôle public de l'électricité, seul capable de répondre aux enjeux économiques, écologiques et sociaux.