Lors de la présentation du plan France 2030, le 12 octobre 2021, le Président de la République a décrit l'innovation comme un préalable indispensable à la réindustrialisation afin d'engager un « nouveau cercle vertueux de croissance ».
Les travaux que j'ai conduits dans le cadre de la préparation de cet avis budgétaire ont emporté ma conviction sur deux points. Je vous expliquerai d'abord qu'au-delà des 54 milliards d'euros de crédits sur lesquels le Gouvernement communique abondamment, le plan France 2030 présente des défauts majeurs qui empêchent de construire un futur plus humain et résilient. Je vous exposerai ensuite les résultats de mes travaux sur deux thématiques stratégiques qui me tiennent particulièrement à cœur : la production de biomédicaments sur notre territoire, d'une part, et la réindustrialisation de la France par le prisme des véhicules électriques, d'autre part.
Je commence donc par les défauts de ce plan. Vous aurez compris que je ne partage pas l'idée du Président de la République selon laquelle l'innovation serait le préalable au retour des capacités de production et d'exportation. L'innovation doit, au contraire, découler d'une politique industrielle cohérente au service des besoins humains et écologiques.
L'objectif de faire de la France un leader dans certains secteurs économiques, dans le cadre de la compétition internationale, me paraît mal calibré.
Tout d'abord, nous ne luttons pas à armes égales contre nos concurrents. Après la crise sanitaire, les États-Unis ont adopté un plan, l' Inflation Reduction Act, doté de près de 400 milliards de dollars et consacré à de grands enjeux de notre temps. Si les autres puissances, dont la France, ont emboîté le pas, leurs plans sont fondamentalement différents, non seulement parce qu'ils n'ont pas la même ambition budgétaire, mais aussi et surtout parce que nos concurrents, notamment les États-Unis et la Chine, mettent en place des mesures protectionnistes qui offrent des débouchés à leurs propres entreprises. La France et plus globalement l'Europe n'appliquent pas les mêmes règles que leurs concurrents : la compétition est donc faussée. La seule variable, pour être plus compétitif, est alors souvent la baisse du coût du travail, avec un corollaire, les délocalisations. Cette vision du Président, mise en œuvre par le Gouvernement, me paraît dogmatique et étriquée.
Ce dispositif souffre d'un manque de cadrage et de planification. Je retiens six défauts majeurs qui font de France 2030 un plan mal calibré.
Le premier, c'est que la sobriété constitue un angle mort du dispositif. Pourtant, du fait des limites planétaires, de l'augmentation de la population mondiale et de la raréfaction des ressources naturelles, la sobriété devrait être une pierre angulaire de France 2030, un concept à l'aune duquel nos modes de production et de consommation devraient être revus.
Le deuxième défaut est l'absence de stratégie industrielle cohérente pour accompagner ces investissements. Je vous donnerai deux exemples.
France 2030 investit plusieurs milliards d'euros dans la construction de quatre gigafactories – ou méga-usines, pour parler français – de batteries électriques dans le Nord. Or les représentants des entreprises concernées n'ont pas pu acheter en France les machines-outils nécessaires à l'installation de leurs usines, faute de produits susceptibles de répondre à leurs besoins. Ils les ont donc achetées à l'étranger, pour l'essentiel en Chine et en Corée.
Mon second exemple concerne ce même secteur de l'industrie automobile. Le Gouvernement met le paquet sur la production de batteries électriques en France, mais les constructeurs automobiles délocalisent des activités pourtant nécessaires à la production de voitures électriques, comme les fonderies d'aluminium. En tant que rapporteur, j'ai cherché à connaître l'origine de l'ensemble des pièces assemblées pour la production des modèles électriques de Renault et Stellantis. La réponse de Renault est insatisfaisante. Quant aux représentants de Stellantis, ils ont refusé d'être auditionnés. Notre pays souffre clairement d'un manque de coordination entre les acteurs et d'une incohérence de son tissu industriel.
Le troisième défaut de planification est l'insuffisance des investissements dans la recherche et le développement. Plusieurs acteurs auditionnés ont déploré le manque de crédits structurels pour la recherche publique et le fait que les chercheurs doivent passer leur temps à répondre à des appels à projets complexes pour bénéficier de financements. Plus généralement, les dépenses consacrées à l'ensemble des activités de recherche et développement représentent seulement 2,21 % du PIB, ce qui classe la France dans la catégorie des pays intermédiaires, assez loin derrière les États-Unis et l'Allemagne, par exemple.
Le quatrième défaut est l'insuffisance des crédits affectés à la bifurcation écologique. Le rapport Pisani-Ferry estime à 66 milliards d'euros par an le niveau d'investissements supplémentaires nécessaires d'ici à 2030 pour atteindre la neutralité carbone. Avec France 2030 et les orientations du Gouvernement, le compte n'y est pas.
Le cinquième défaut est le peu de conditions écologiques et sociales imposées aux entreprises en contrepartie des aides publiques versées. Les dépenses publiques au profit des entreprises ont atteint 157 milliards d'euros en 2019, contre 30 milliards par an dans les années 1990, soit une multiplication par cinq.
Le dernier défaut majeur est le déficit démocratique du dispositif, mis en place sans aucun débat parlementaire préalable – il n'y a pas eu davantage de débat sur la définition des dix axes stratégiques. Le recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution pour l'adoption du projet de loi de finances pour 2023 a empêché l'Assemblée nationale de jouer son rôle.
Divers rapports parlementaires ainsi que la Cour des comptes ont régulièrement souligné l'insuffisante évaluation du plan. Celle-ci est assurée par un comité de surveillance composé en majorité de personnes nommées par la Première ministre. Or France 2030 est piloté et coordonné par le Secrétariat général à l'investissement, lui-même placé sous l'autorité de la Première ministre. Il y a donc un problème d'indépendance de l'évaluation ; c'est la raison pour laquelle je préconise de modifier la composition du comité de surveillance des investissements d'avenir.
J'en viens maintenant à mes deux thématiques.
S'agissant tout d'abord de la santé, le plan France 2030 a fixé l'objectif de produire au moins vingt biomédicaments en France à l'horizon 2030. Il s'agit de médicaments dont le principe actif est issu de matières biologiques, c'est-à-dire du vivant – cellules, tissus ou organes. Ils représentent la moitié des médicaments en développement en 2022 et 24 % du marché mondial du médicament. Alors que notre pays n'en produisait que cinq en 2020, les acteurs auditionnés m'ont abondamment fait part de leur scepticisme quant à la capacité de la France à atteindre l'objectif fixé. Si les acteurs de la filière des biothérapies mentionnent tous l'excellence de la recherche académique française, ils soulignent en même temps notre difficulté à passer à l'étape de la production, en raison notamment d'un manque de structuration de la filière. Ils évoquent également un manque de locomotives et le fait que celles qui existent ne jouent pas toujours le jeu : ainsi, Sanofi travaille trop peu avec les entreprises françaises.
Au-delà de cette question, mon rapport présente les risques qu'un trop fort accent mis sur l'innovation fait peser sur l'accès aux soins de tous nos concitoyens – un enjeu qui ne peut être occulté par celui de la santé du futur. Pourtant, notre système de soins solidaire est en proie à de graves tensions d'approvisionnement en médicaments ; il souffre aussi d'un manque pathologique de moyens et d'une pénurie de soignants à tous les niveaux. Dans ma circonscription, les services d'urgences sont régulés. L'annonce récente d'un possible doublement des franchises médicales montre que le Gouvernement se trompe de priorité : plutôt que de faire payer les ultrariches, il fait passer à la caisse les gens pour leur santé. En l'état, le plan France 2030 n'apporte pas de réponse structurelle aux manquements du présent et risque même d'aggraver les carences de l'accès universel aux soins.
Toujours concernant la santé, je veux vous alerter quant à certaines incohérences majeures.
Je m'inquiète tout d'abord concernant la soutenabilité financière des nouveaux traitements pour la sécurité sociale. Les traitements innovants sont révolutionnaires du point de vue thérapeutique et peuvent améliorer la prise en charge de nombreuses pathologies, voire en soigner certaines qui étaient jusqu'à présent incurables. Toutefois, ils seront potentiellement facturés très cher à l'assurance maladie, en raison des critères fixés. Certaines réformes telles que la généralisation de la procédure de l'accès précoce aux traitements présumés innovants, en 2021, viennent renforcer ce risque pour les finances publiques. Cela m'a conduit à formuler une série de propositions : une application de la licence d'office ; un accroissement de la transparence concernant l'argent public distribué aux industriels du secteur, afin de peser au moment des négociations ; un meilleur encadrement de la question des brevets en cas de partenariats de recherche public-privé.
Je veux aussi soulever le problème de l'approvisionnement en molécules matures. Pendant et après la crise du covid, notre pays a subi une pénurie de matériels médicaux élémentaires tels que des masques ou des médicaments du quotidien, à base de paracétamol ou d'amoxicilline notamment. Le plan France 2030, censé remédier à ce problème, apporte trop peu de solutions concrètes. Malgré les sommes importantes d'argent public engagées – 7,5 milliards d'euros pour ce volet –, les contreparties en matière de rapatriement de capacités de production de principes actifs sur notre sol demeurent très timides. Le Gouvernement ne compte que sur l'augmentation des prix des médicaments du quotidien, donc sur les sommes payées par les Français, pour inciter les industriels à produire à nouveau en France ces molécules moins rentables. Je propose notamment la création d'un pôle public de production du médicament afin d'assurer la fabrication de molécules matures sur notre sol à un tarif abordable pour nos concitoyens.
J'en arrive aux voitures électriques, qui sont des moyens de mobilité plus décarbonés. On constate une compétition à marche forcée entre les constructeurs de ce secteur.
La batterie électrique représente 40 % de la valeur ajoutée de la voiture et implique un enjeu de souveraineté industrielle. Elle fait l'objet d'une stratégie nationale, qui prévoit l'installation de quatre gigafactories d'une capacité de production combinée de 120 gigawattheures.
Les constructeurs français, confrontés à des coûts de production bien différents de ceux dont bénéficient leurs concurrents asiatiques, ont décidé de prendre le virage de l'électrique en choisissant de produire surtout des berlines, des breaks et des SUV – des voitures lourdes, donc consommatrices et chères. Ce choix répond à des objectifs de rentabilité mais ne correspond ni aux nécessités écologiques ni aux besoins sociaux. La plus petite voiture Stellantis, la e -208, est produite à l'étranger. Renault produit sa R5 à Douai mais je n'ai pu obtenir de garanties sur la provenance des pièces.
Je lance un cri d'alarme : nous prenons la pente d'une France à deux vitesses dans l'accès à la mobilité. Cette France à deux vitesses pourrait tout d'abord résulter du prix des voitures électriques : aucun des véhicules produits en France n'est vendu à moins de 25 000 euros, et il n'y aura probablement pas de marché de la voiture électrique d'occasion puisque la durée de vie de la batterie est de dix ans. Par ailleurs, un fossé risque de se creuser entre les Français ayant accès à des solutions de mobilité alternative, notamment aux transports en commun, et les autres, qui vivent dans des zones très rurales ou dans certains quartiers urbains.
C'est pourquoi je formule plusieurs préconisations. Priorité devrait être donnée à la production de véhicules électriques légers, plus sobres et plus accessibles en termes de prix. Les aides de l'État et le bonus écologique devraient se concentrer sur cette ambition. J'invite par ailleurs l'État à accentuer considérablement son effort en matière de mobilités alternatives, s'agissant notamment du développement de services de transports collectifs publics.
Une autre question majeure pour les véhicules électriques est celle de la dépendance aux matériaux actifs, en particulier au cobalt et au lithium transformés en Chine. Les enjeux de dépendance concernent aussi la production d'énergie ainsi que la question du recyclage. Il n'y a pas d'autre choix que de planifier une baisse de la consommation d'énergie dans d'autres secteurs d'activité. Je préconise aussi de soutenir les projets de recherche visant à la production de batteries sans utilisation de certaines matières premières.
L'avenir de la voiture électrique est un défi majeur pour notre souveraineté industrielle, qui nécessite de revoir en profondeur les relations entre l'État et les constructeurs automobiles. La puissance publique doit définir clairement les besoins humains et écologiques et poser des exigences en matière d'emploi, de relocalisation des productions, de conception de modèles de voiture moins chers et moins consommateurs. Elle doit déterminer les critères d'un meilleur maillage territorial tenant compte des bassins désindustrialisés et des qualifications ouvrières qui s'y trouvent.
Toutes les insuffisances du plan France 2030 que je viens d'évoquer – défaut de planification, déficit démocratique, volet santé qui passe à côté de l'enjeu de l'accès aux soins et risque même d'aggraver les inégalités dans ce domaine, volet mobilité qui conduit à une France à deux vitesses – justifient mon avis défavorable à l'adoption des crédits de la mission Investir pour la France de 2030.