Je vais essayer de compléter les présentations de mes prédécesseurs en traitant le thème du traumatisme du passé, des avertissements du passé et des défis du présent et du futur.
Pour comprendre la sidération devant des enfants décapités, des femmes violées puis égorgées, il faut remonter à un poème constitutif de l'État d'Israël, le « Massacre des innocents », écrit après le massacre de Kichinev en 1903. C'est l'une des raisons de la fondation de l'État d'Israël. Une autre image est essentielle pour la compréhension de notre débat, celle de cet enfant terrorisé dans le ghetto de Varsovie, qui ne sait combien d'heures il lui reste à vivre. Israël a été créé pour éviter que les enfants juifs se retrouvent dans une situation où leur vie ne tiendrait qu'à un fil et où ils pourraient être massacrés.
Pour la première fois depuis la création de l'État d'Israël, un pogrom d'une particulière sauvagerie a eu lieu sur la terre qui était censée éviter la répétition de ce type de situation. Le mur qui a été construit pendant des années apparaît rétrospectivement comme une sorte de ligne Maginot tragique, qui a défiguré le paysage et qui n'a pas protégé Israël. C'est le traumatisme du passé. En 1995, j'ai été invité par Shimon Peres à m'exprimer devant la Knesset. J'ai dit que le problème des relations entre Israël et les Palestiniens ne serait réglé que lorsque les Israéliens transcenderaient la Shoah et que les Palestiniens l'intégreraient. Personne n'est allé dans cette direction. Quand je vois les événements d'aujourd'hui, je pense avec intensité à Yitzhak Rabin. J'avais le privilège de rencontrer assez régulièrement quand il était de passage à Paris au début des années 1990. Il a dit, au moment des accords d'Oslo, « il faut négocier la paix comme s'il n'y avait pas de terroristes, il faut lutter contre les terroristes comme s'il n'y avait pas de négociations de paix ». Cette approche, qui me paraît indispensable, est-elle encore possible ?
Les accords d'Oslo comportaient des parties secrètes. Le statut des réfugiés était négocié à Rome et celui de Jérusalem à Paris. J'ai participé à ces réunions, j'en ai modéré certaines, et j'ai un souvenir très fort des relations humaines entre les deux délégations. Elles étaient en désaccord sur tout toute la journée mais le matin et le soir, aux repas, c'étaient des cousins : ils se prenaient dans les bras, ils s'embrassaient. Ils étaient peut-être marginaux dans leurs sociétés respectives mais ils représentaient un idéal, un moment d'espoir, qu'il n'est peut-être pas possible de recréer.
Au-delà des traumatismes du passé, il y a aussi les avertissements du passé. La comparaison avec le 11 septembre 2001 me paraît très juste. Cependant, les 3 000 victimes américaines des attentats du 11 septembre 2001 représenteraient l'équivalent de 44 000 morts en une journée pour Israël.
Ce sont des chiffres macabres mais il est important de les avoir en tête pour comprendre l'intensité du traumatisme. Les États-Unis avaient sous-réagi avant le 11 septembre ; ils ont sur-réagi après. Le 10 septembre 2001, l'Amérique était infiniment plus forte que le 7 octobre 2023. Une multiplication de guerres malheureuses, d'aventures mal préparées au Moyen-Orient, a permis à la Russie de retrouver une ambition agressive et à la Chine d'accélérer sa volonté de puissance. Il y a aujourd'hui moins d'Amérique, non pas du fait du 11 septembre 2001 mais de sa sur-réaction au 11 septembre. C'est un avertissement majeur car le Hamas veut entraîner Israël sur le chemin suicidaire qui a été celui des États-Unis. Mais si l'Amérique peut perdre une guerre, ce n'est pas le cas d'Israël. Je vous rappelle que l'ensemble du monde juif, entre 15 et 16 millions de personnes, représente l'erreur statistique dans le calcul de la population chinoise.
Il faut donc être conscient des erreurs massives qui ont été commises. Je fais partie de ceux qui, depuis 1973, considèrent qu'Israël ne pourra pas survivre à long terme s'il n'y a pas de solution au problème palestinien. C'est un objectif vital, absolu. Israël a été victime au cours des derniers mois et des dernières années, d' hubris, ce mot grec qu'on retrouve chez Thucydide dans « La guerre du Péloponnèse ». L' hubris était déjà présente en 1973 au moment de la guerre du Kippour. Toutes les données étaient sur la table, les Américains avaient transmis les informations mais personne n'y croyait ; ce n'était pas possible, les Égyptiens ne seraient pas capables de traverser le canal de Suez. Le même schéma s'est répété avant le 11 septembre 2001 et avant le 7 octobre 2023. À cette hubris, s'est greffée une évolution politique catastrophique. Les Israéliens ont donné la priorité à leurs divisions internes. Or, on ne songe pas à refaire les structures d'une maison quand le feu couve à ses portes. C'est pourtant ce qu'il s'est passé. La rave party à quelques kilomètres de Gaza est un résumé émotionnel de tout ce qui s'est passé : la rave d'un côté, la rage de l'autre.
Israël doit aujourd'hui combattre le Hamas avec toutes ses forces et prendre conscience que sa priorité est de rechercher une solution au problème palestinien. Je ne sais pas si c'est émotionnellement envisageable, je n'en suis pas sûr du tout. Je suis moins optimiste que Frédéric Encel. Les États n'agissent pas nécessairement en fonction de leurs intérêts ; ils se laissent entraîner par les passions. Le risque d'un dérapage, le risque que la guerre s'étende sont réels. Si ce n'est pas le scénario le plus probable, ce n'est pas non plus un scénario que l'on doit négliger. La guerre peut s'étendre car des parties ont intérêt à ce qu'une nouvelle guerre obsède le monde occidental et détourne ses yeux de la guerre en Ukraine. Il y a une alliance objective entre, d'un côté, la Russie et l'Iran et, de l'autre, les États-Unis et Israël.
Il est important de passer des émotions, qui sont fondamentales pour comprendre ce qu'il s'est passé et ce qui va se passer, aux enjeux géopolitiques.