Intervention de Frédéric Encel

Réunion du mercredi 11 octobre 2023 à 15h05
Commission des affaires étrangères

Frédéric Encel, géopolitologue, professeur de relations internationales et de sciences politiques à la Paris School of Business (PSB) :

J'ai en effet commis une thèse de doctorat consacrée à un « petit village » dont personne ne s'est jamais occupé : Jérusalem ; j'ai également obtenu mon habilitation à diriger des recherches (HDR) sur la notion de nation dans le cadre du conflit israélo-palestinien. J'en profite pour saluer Élie Barnavi, qui présidait mon jury.

Intéressons-nous au calendrier de cette opération. Pourquoi a-t-elle été déclenchée maintenant ? Mon hypothèse, qui a déjà été évoquée par un certain nombre de spécialistes ou d'observateurs, est qu'elle est liée aux négociations en cours entre Israël et l'Arabie saoudite. Pendant des décennies, l'Arabie saoudite a été l'un des États arabo-musulmans les plus conservateurs. Or, il était question que le cœur de l'islam sunnite, le gardien des lieux saints de La Mecque et de Médine, reconnaisse l'État d'Israël, c'est-à-dire la légitimité de la notion de peuple juif, ce qui n'existe absolument pas du point de vue de l'islam politique et radical et certainement pas du point de vue du Hamas, et celle d'un État-nation pour ce peuple juif, ôtant ainsi toute légitimité aux combats du Hamas. Je rappelle que le Hamas est la branche palestinienne des Frères musulmans, qui ne conteste pas seulement la politique de tel ou tel gouvernement d'Israël ou l'existence de l'État d'Israël, mais la notion même de peuple juif. Cette éventualité dont on s'approchait semaine après semaine – avec des gestes du prince héritier d'Arabie saoudite Mohammed ben Salmane, des mots prononcés aux États-Unis, une scénographie – était insupportable sur le plan identitaire et stratégique pour le Hamas, lié à l'Iran. Je pense à cet égard qu'existe une alliance de circonstance, même si l'Iran est la puissance du chiisme et qu'au sein de la République islamique d'Iran, l'islam sunnite n'est même pas reconnu.

Le Hamas a décidé de frapper extrêmement fort, non pour modifier quantitativement, pardonnez-moi de ce terme affreux, ou techniquement son offensive mais pour changer de paradigme. Pour la première fois, il a perpétré un massacre de masse, qui s'apparenterait non pas à un crime de guerre mais à un crime contre l'humanité. Il espère déclencher, sur la bande de Gaza, une riposte d'une autre nature, si fulgurante, que ses conséquences, que les images du malheur de la population palestinienne interdiront à l'Arabie saoudite et peut-être à d'autres États arabo-musulmans de reconnaître l'État d'Israël, voire inciteront des États signataires des accords d'Abraham il y a trois ans à s'en retirer. Je précise bien néanmoins qu'il s'agit là d'une simple hypothèse de ma part.

J'ai toujours été naturellement favorable à la solution à deux États et je rejoins ce qui a été dit sur la tribune extrêmement lucide et courageuse d'Élie Barnavi, qui évoquait l'imbécillité de la politique du gouvernement israélien actuel, celui de Benyamin Netanyahou en l'occurrence.

Il faut néanmoins aussi appréhender les ressorts fondamentaux du Hamas. Celui-ci est la branche radicale des Frères musulmans, qui ont abattu Anouar el-Sadate en 1981, un premier ministre jordanien et d'autres personnalités au Moyen-Orient et ailleurs. Dès sa création en 1988 à Gaza par le cheikh Yassine, qui était un fanatique, le Hamas a toujours joué la politique du pire, pas seulement vis-à-vis d'Israël mais aussi vis-à-vis de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et de l'Autorité palestinienne au moment des accords d'Oslo. Ces accords ont été conclus par un gouvernement israélien qui n'était pas d'extrême droite, par le tandem Yitzhak Rabin – Shimon Peres, soutenu par le parti de la gauche laïque Meretz et par les abstentions ou même par les votes favorables des députés arabes à la Knesset, et par l'OLP de Yasser Arafat, se transformant à partir du 4 mai 1994 en Autorité palestinienne. De 1993 à 1996, c'est-à-dire jusqu'à la victoire du candidat Netanyahou contre Peres, le Hamas a non seulement lutté contre les accords d'Oslo mais a perpétué des attentats monstrueux contre des civils dans les rues de Tel Aviv, de Jérusalem et d'autres villes d'Israël, de manière à choquer et à radicaliser l'opinion publique israélienne. C'est l'une des raisons expliquant la défaite de Shimon Peres. Je pense que l'histoire aurait été substantiellement différente s'il avait remporté les élections de 1996. Enfin, dans la charte du Hamas, qui n'a jamais été amendée, les juifs sont qualifiés de « singes » et de « porcs » et le judaïsme de « religion frelatée ». Si le Hamas, comme toute organisation fait de la politique et entretient des tactiques et des stratégies politiques, son ADN est de nature religieuse.

Je ne crois pas l'extension régionale du conflit pour deux raisons. Au sein de la Ligue arabe, qui réunit vingt-et-un États souverains et l'Autorité palestinienne, je dénombre environ trois tiers. Le premier tiers regroupe les États signataires des accords d'Abraham, dont les deux poids lourds que sont le Maroc et les Émirats arabes unis, et les États qui sont en paix avec Israël depuis de longues années et qui veulent le rester, l'Égypte et la Jordanie. Le deuxième tiers est composé des pays du front du refus, notamment la Syrie et l'Algérie. Enfin, le troisième tiers est composé d'États qui n'existent plus que sur le papier, comme la Libye ou la Somalie. Les États du front du refus n'ont pas la capacité de lutter contre Israël et d'ouvrir un autre front. La Syrie est exsangue et n'exerce sa souveraineté que par la volonté de Moscou. Quant aux États signataires des accords d'Abraham, je ne sais pas ce qu'ils décideront mais, si j'étais souverain chérifien du Maroc ou président des Émirats arabes unis, je réfléchirais à deux fois avant de m'en retirer. En effet, en contrepartie de la signature de ces accords, le Maroc a obtenu la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental par les États-Unis et les Émirats arabes unis une escadrille de chasseurs bombardiers F-35 – c'est le seul pays de la région, hormis Israël, à disposer de cet appareil. Par ailleurs, les Émirats arabes unis bénéficient de services, de matériels, de renseignements et accessoirement de touristes israéliens en très grand nombre et de très grande qualité. Pour toutes ces raisons, je ne crois pas à l'extension du conflit.

De son côté, le Hezbollah a démontré au cours des trois dernières guerres entre le Hamas et Israël que son agenda était essentiellement libanais. Il obéit à Téhéran qui est d'une façon ou d'une autre derrière le Hamas et peut-être même derrière la « boucherie » du 7 octobre. Le Hezbollah souhaite faire du Liban un État inféodé à Téhéran et profondément chiite. Son problème n'est donc pas la survie du Hamas et encore moins la bande de Gaza. J'ajoute que pendant la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah, le Hamas n'était intervenu que de manière symbolique. Je reprends là le concept fondamentalement géopolitique de mon maître le grand géographe Yves Lacoste : celui de représentation. J'essaie d'adopter les représentations de ceux dont j'essaie d'analyser le comportement géopolitique. Si j'étais le chef du Hezbollah, je réfléchirais à deux fois. Le gouvernement israélien se sent tellement libre de frapper de manière tellement forte en riposte aux attaques du 7 octobre, qu'il n'aura aucune hésitation à casser les infrastructures et à éliminer de nombreux membres du Hezbollah.

Je pense également que ce gouvernement israélien est frappé, le terme n'est pas très heureux, du syndrome Golda Meir. Si en 1973 les renseignements militaires israéliens ont failli, il y a eu aujourd'hui une erreur beaucoup plus grave dont le gouvernement sera comptable quand une commission d'enquête se mettra en place. Contrairement à certains pays, en Israël les commissions d'enquête ne servent pas à enterrer les problèmes. Elles font fréquemment chuter des gouvernements, y compris les plus prestigieux. Benyamin Netanyahou et son gouvernement seront vraisemblablement comptables d'une politique qui a échoué soit par naïveté vis-à-vis de la stratégie du Hamas, soit par surcroît d'intérêt sécuritaire pour les colonies de peuplement en Cisjordanie. En effet, plusieurs régiments avaient été appelés pour les protéger pour les fêtes de Simhhat Torah, le dernier jour de Souccot. S'il s'avérait que ce premier ministre s'était fourvoyé sur l'un ou l'autre de ces éléments ou sur les deux, nous serions face à une affaire d'État comme il n'y en a jamais eu en Israël.

Enfin, je continue moi aussi à entendre, quand est évoquée la solution à deux États, le ricanement mauvais de ceux qui considèrent le pessimisme comme une forme de réalisme et le réalisme comme une forme de pessimisme, l'un et l'autre étant intrinsèquement confondus. Il n'y a pas d'alternative à la solution des deux États. À ceux qui me disent que c'est impossible et que je dois regarder la carte, je réponds qu'au moment où le nationaliste ombrageux Menahem Begin est arrivé au pouvoir en 1977, il y avait 8 implantations israéliennes dans le Sinaï. Un an plus tard la paix a été signée et les implantations ont été évacuées quatre ans après. La paix de Camp David reste l'une des plus solide du Moyen-Orient. En 2005, le premier ministre Ariel Sharon, rarement considéré comme une colombe, a décidé le retrait de la bande de Gaza en tordant le bras du Likoud et au camp nationaliste israélien. En deux semaines, soit en moins de temps que celui réclamé par l'état-major, sans guerre civile, sans que le sang coule, il a évacué les vingt implantations de la bande de Gaza. C'est pourquoi je reste optimiste sur la solution des deux États, même si sa mise en place est de plus en plus difficile. Nous ne savons pas quelle sera la nature d'un prochain gouvernement israélien, ni de quelle manière l'Autorité palestinienne, sous l'égide d'un autre président, se comportera, ni si les Européens prendront leurs responsabilités comme nous sommes plusieurs à la souhaiter, mais il faut que nous restions fixés sur cette boussole.

Si l'Union européenne ne s'implique pas, elle prendra devant l'histoire l'écrasante responsabilité d'avoir laissé à d'autres le soin d'orienter le Proche-Orient selon leurs valeurs. Les valeurs de messieurs Trump, Poutine ou Xi Jinping ne sont, me semble-t-il, pas les meilleures pour le Proche-Orient.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion