En disant cela, je ne nie ni sa réalité, ni son ampleur, ni la nécessité de la prendre en considération dans nos choix financiers, mais doit-on pour autant en faire l'alpha et l'omega de notre politique, comme le propose le Gouvernement ? Je ne le crois pas.
Considérer la dette comme le problème central de nos finances est à la fois une erreur et un mauvais prétexte à l'austérité. En outre, cela contribue à l'affaiblissement de nos services publics au profit du privé.
S'il y a une dette dont il faut tenir compte en priorité, c'est la dette écologique, et celle-ci n'est ni négociable, ni repoussable, ni renouvelable. Elle pose la question de la survie de l'espèce humaine, question qui est infiniment plus grave, concrète et urgente que n'importe quelle dette financière. C'est donc elle qui doit dicter nos choix politiques, au service desquels la dette financière n'est qu'un outil, à manier du mieux que l'on peut.
Pourtant, nous sommes bien loin des 37 milliards d'investissements annuels que, dans leur rapport sur les incidences économiques de l'action pour le climat, Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz estiment nécessaires au financement de la transition écologique. Et que dire d'autres besoins essentiels, dont l'importance doit prévaloir sur les coûts, comme l'investissement dans les services publics de santé et d'éducation ?
Nous pouvons utiliser deux outils complémentaires : l'endettement et les recettes fiscales. Nous vous avons déjà suggéré de nombreuses pistes pour augmenter ces recettes lors de l'examen en commission des finances du projet de loi de finances pour 2024. Beaucoup ont réuni une majorité de voix, comme l'instauration d'une taxe sur les rachats d'actions, sur les transactions financières ou sur les superdividendes. Je regrette que le Gouvernement ne s'en saisisse pas – il compte même supprimer la contribution temporaire de solidarité, taxe exceptionnelle sur les activités de production et de raffinage des entreprises pétrolières, adoptée l'an dernier.
Cependant, même avec ces dizaines de milliards de recettes supplémentaires potentielles, l'endettement reste inévitable, ne serait-ce que pour étaler dans le temps le coût des investissements qui ne peuvent pas être financés en une seule fois.
J'entends que les taux d'intérêt, donc la charge d'intérêt de la dette, augmentent, passant de 1,9 % à 2,6 % du PIB en 2027. S'il ne faut pas le négliger, il faut relativiser, à deux titres.
D'abord, si les taux augmentent, ils restent inférieurs à l'inflation, et sont donc en réalité négatifs. C'est ce qui a conduit M. Pisani-Ferry et Mme Mahfouz à qualifier d'« excessives » les alarmes sur la remontée des taux, et à suggérer d'accroître l'endettement pour la transition écologique de 250 à 300 milliards d'euros d'ici à 2030.
La seconde raison de relativiser la hausse de la charge de la dette est la suivante : cette charge, ainsi que le prix que nous coûtent les emprunts, parce qu'ils permettent à l'État d'investir, n'est pas de l'argent jeté par les fenêtres, contrairement à ce qu'on laisse parfois entendre. La hausse de la charge de la dette est évidemment nécessaire dans le système actuel pour répondre aux besoins des Français, en plus d'être créatrice de richesses.
Plutôt que d'agiter sans cesse les chiffres de la dette et de sa charge comme un épouvantail, mieux vaudrait nous interroger sur ce que nous ferions et sur ce que nous serions sans cette précieuse marge de manœuvre : aurions-nous pu faire face au covid ? Pourrions-nous faire face aux crises écologiques et sociales, en cours et à venir, sans les moyens massifs auxquels seul l'endettement donne accès ? Non, évidemment.
Nous devons tenir compte de tout ce à quoi la dette et sa charge nous donnent accès, pour déterminer démocratiquement quel niveau et quelle nature d'endettement sont acceptables ou non. Raisonner en fonction du ratio entre le montant total de la dette et le PIB est particulièrement trompeur puisque cet indicateur compare un stock – le montant cumulé de la dette sur plusieurs années – à un flux – le PIB mesuré à un moment T. Je me souviens d'ailleurs, lors de l'examen d'un projet de loi de finances rectificative pendant la crise du covid, du cri du cœur d'Éric Woerth : « on ne rembourse jamais la dette ». C'était légitime ; il voulait dire par là qu'on ne rembourse jamais le stock de la dette, puisqu'il se renouvelle : les créditeurs sont toujours partants pour de nouvelles souscriptions car la France est un excellent placement.
Elle est aussi un excellent placement si l'on compare la dette au patrimoine, estimé à 20 000 milliards, dont 864 milliards pour la seule administration publique. Ce patrimoine est donc bien supérieur à quelque dette que ce soit. On peut alors considérer, comme l'ont montré en 2020 les Économistes atterrés, qu'un Français ne naît pas avec 29 000 euros de dette, mais plutôt avec 4 259 euros de patrimoine net.
Ce constat n'empêche pas de s'interroger sur la légitimité de la dette ni d'imaginer une émancipation vis-à-vis des marchés financiers. Les inquiétudes relatives à la remontée des taux d'intérêt doivent s'orienter sur le sujet de notre dépendance à leur égard, plutôt que servir à faire du chantage à la baisse des dépenses publiques. D'autres pistes existent, que nous devrions examiner à l'avenir ; elles ont été explorées pendant la crise du covid, lorsque les banques centrales ont racheté directement la dette, à hauteur de 20 %, faisant en sorte que les marchés privés n'en soient pas les propriétaires. En tout état de cause, nous aurions mieux fait d'annuler cette dette exceptionnelle, plutôt que d'en traîner le fardeau pendant des années.