Certes – et c'est déjà trop pour un État social affaibli par des années d'austérité –, le budget proposé ne suivra pas la hausse de l'inflation : la fin du bouclier énergétique aggravera encore la situation de beaucoup de Français, alors que l'inflation des prix de l'énergie persiste et que les économies faites grâce aux réformes qui s'en sont prises aux chômeurs et aux retraités accentueront les inégalités – ce qui se révèle d'ailleurs plus compliqué que prévu, quand tous les partenaires sociaux refusent un rapt sur les comptes Agirc-Arrco. Mais vous avez reporté à 2025 le plus gros des baisses des dépenses publiques, structurelles cette fois, sans oser dire lesquelles seront laminées, ce qu'a relevé le Haut Conseil des finances publiques. Vous cherchez encore, paraît-il, 1 milliard d'économies. J'y reviendrai.
En réalité, votre politique macroéconomique est dans l'impasse. Non seulement elle fait grimper les inégalités à un niveau historique, mais elle est incapable d'atteindre ses propres objectifs, sans doute parce qu'au fond, elle est incapable d'affronter les crises que nous connaissons et qui me permettent d'avancer, sans avoir peur de me tromper, que les « quoi qu'il en coûte » sont devant et non derrière nous. Non seulement elle est incapable de les affronter, mais la situation dans laquelle elle place la société, l'État, les services publics et nos mécanismes de solidarité amplifie l'effet de ces crises plutôt qu'elle ne les corrige.
Au lieu de s'échiner à recoller les morceaux d'un sol qui se dérobe sous vos pieds en appliquant toujours les mêmes recettes, raison pour laquelle, pas plus que les autres, la loi de programmation des finances publiques 2023-2027 ne correspondra à la réalité budgétaire et économique future du pays, il est temps de changer.
Plus que jamais, il faut partir des besoins et chercher les recettes qui permettent d'y répondre en enclenchant une politique de la demande écologique et du partage des richesses. Au cœur du budget devrait être la bifurcation écologique : pour atteindre l'objectif de neutralité carbone, les économistes Jean Pisany-Ferry et Selma Mahfouz estiment nécessaire un investissement public à hauteur de 34 milliards d'euros. Vous en annoncez seulement sept, en expliquant qu'ils feront des petits dans les collectivités territoriales ou les organismes de financement public. Autant vous le dire : je ne crois pas à une telle multiplication des pains quand la mise de départ de l'État est si faible et que, dans le même temps, on invite les collectivités à baisser leurs dépenses.
Je note également que, parmi les pistes de financement de son plan, l'économiste Pisani-Ferry propose de recourir à une taxe sur les plus riches et à laisser filer un peu plus la dette. Nous y reviendrons demain, sans doute, lors du débat sur la dette.
Toutefois, l'urgence écologique ne peut faire oublier d'autres urgences. La première, c'est le pouvoir d'achat. Il recule pour une grande partie de la population, à commencer par les plus défavorisés. Les salaires n'ont pas suivi l'inflation. Selon une récente étude de Rexecode, la perte de pouvoir d'achat des salariés du secteur privé est estimée à 2,5 % entre 2019 et 2023, un pourcentage qui cache des disparités. Pour le secteur public, la situation est encore plus grave : après un gel du point d'indice de plus de cinq ans, deux revalorisations sont intervenues à des niveaux bien inférieurs à l'augmentation des prix.
Plus forte sur l'énergie et les produits alimentaires, l'inflation a pesé durement sur les dépenses de première nécessité. Elle a exposé les ménages les plus démunis à cet arbitrage impossible entre se loger ou se nourrir. Selon l'Insee, 47 % des ménages déclarent ainsi avoir changé leurs habitudes de consommation alimentaire. Lors de l'audition des associations de solidarité en commission des finances, toutes ont évoqué une aggravation préoccupante de la situation. Il est urgent d'agir davantage en faveur du pouvoir d'achat.
La seconde urgence, qui est loin d'être secondaire en termes hiérarchiques, est la crise du logement. C'est une bombe sociale en train d'exploser. Alors que, jusqu'ici, seuls les plus précaires ne trouvaient pas à se loger décemment, ce constat s'étend désormais aux classes moyennes. Les raisons en sont multiples : d'une part, l'offre est insuffisante et la construction de logements ralentit, en particulier celle de logements sociaux ; d'autre part, les prix sont devenus trop élevés en raison de longues années de spéculation et de politiques publiques inadaptées. En effet, l'État se désengage de la question : depuis 2016, les dépenses publiques pour le logement ont diminué de 10,8 % ; en contrepartie, les dépenses consacrées au logement grèvent toujours plus les budgets. Avec le maintien des prix élevés et la hausse des taux, les primo-accédants issus des classes moyennes rencontrent désormais des difficultés à accéder à la propriété, ce qui aggrave la crise. La boucle est ainsi bouclée. Je sais que vous reconnaissez cette réalité, vous l'avez dit lors des dialogues de Bercy ; toutefois, vous reportez la question à une future loi sur le logement. Or il n'est pas possible d'attendre. Il faut des mesures immédiates, dont l'objectif soit de faire baisser les prix pour permettre à tous d'accéder à un logement digne.
Troisièmement, à force de diminution des moyens qui leur sont accordés, les services publics sont dans une situation préoccupante. Les hôpitaux souffrent toujours et les services d'urgences sont en détresse. La dernière rentrée scolaire, marquée par des suppressions de poste d'enseignant et des fermetures de classe, a été l'une des pires de ces dernières années. Cette dégradation des services publics est la source du renforcement des inégalités sociales, si dures à vivre dans les quartiers populaires et dans les zones rurales et périurbaines ; autant de territoires qui ont pour point commun l'impression, souvent justifiée, que notre République les abandonne progressivement.
Le paradoxe de ce budget, messieurs les ministres, c'est que vous avez été obligés de reconnaître en parole un certain nombre de ces évidences, sans pourtant en tenir compte dans vos propositions et sans soutenir les amendements déposés sur le sujet, y compris lorsqu'ils venaient de votre majorité. Je trouve cela positif car vous reconnaissez, au fond, que nous avions raison de proposer une taxe sur les profits des concessionnaires autoroutiers ; je préfère cela à la période où vous expliquiez qu'il n'y avait pas de superprofits mais des profits tout court. Oui, je trouve positif que, devant l'imposition globale ridicule des milliardaires en France révélée par l'étude IPP-Bercy, laquelle ne dépasse pas 25 % des revenus professionnels et personnels cumulés, vous me donniez raison en légitimant un impôt minimal ; toutefois vous le renvoyez à un accord européen, c'est-à-dire à la saint-glinglin, compte tenu de la règle d'unanimité, alors que c'est maintenant que nous avons besoin de recettes supplémentaires et que, pour faire changer l'Europe, rien ne vaut les États forts de leur puissance économique qui ouvrent la voie, comme la France.
C'est pourquoi je suis heureux de ce qui s'est passé en commission. Je suis heureux que nous soyons parvenus à examiner les 2 400 amendements dans un esprit d'écoute et d'échange qui fait honneur à notre commission. Je remercie l'ensemble des membres de la commission, des administrateurs et des collaborateurs.