Votre convocation m'offre l'occasion de revenir, d'une part, sur les manifestations violentes qui ont eu lieu en marge des discussions sur le projet de réforme des retraites – notamment après l'utilisation de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, soit à compter du 16 mars – et, d'autre part, sur les faits qui se sont produits à Sainte-Soline au cours d'une manifestation en milieu rural. Ce sont deux exemples de violences organisées par des groupuscules, pas si petits que cela, dans des contextes très différents.
Les groupuscules d'ultragauche ne sont pas très structurés contrairement à ceux de l'ultradroite, ce qui pose des problèmes aux services de renseignement. Il s'agit davantage de nébuleuses, quelque peu anarchiques, difficiles à caractériser. Ces groupes sont animés par une pensée très majoritairement anticapitaliste et anti-institutionnelle, qui remet profondément en cause nos principes républicains. Ce sont des personnes organisées et équipées, qui disposent de moyens de coordination, par exemple les vêtements noirs portés par les black blocs, et d'outils technologiques. Nous avons trouvé à Sainte-Soline un système de radio parallèle. Ces groupes avaient fait en sorte que les services de renseignement et les forces de l'ordre ne puissent pas écouter les propos qu'ils échangeaient au sujet des violences prévues.
L'organisation générale et coordonnée de la dissimulation, tant par l'usage des réseaux sociaux que par les choix vestimentaires, distingue les actions du printemps 2023 des mouvements de contestation violents non organisés des années précédentes ou des émeutes urbaines de juin dernier. Ces groupes recourent à la violence contre les biens et, par voie de conséquence, contre les personnes lorsque celles-ci s'interposent. On relève également une tactique et une organisation qui s'approchent, par certains côtés, d'une coordination militaire. Lorsqu'ils attaquent les forces de l'ordre ou un bien donné, ces groupes agissent dans le cadre d'une structure hiérarchisée, avec leurs généraux, leurs sous-officiers et leurs soldats du rang. À Sainte-Soline, ils avançaient en colonnes.
Les manifestations contre la réforme des retraites et les événements de Sainte-Soline ainsi que, dans une moindre mesure, les émeutes de juin, ont donné lieu à deux débats médiatiques importants.
Premièrement, pour montrer la légitimité de leur combat, les black blocs et une partie des Soulèvements de la Terre mettent en avant le fait qu'ils s'en prennent uniquement aux biens. Ils dénoncent l'usage de la violence physique pour protéger ces derniers par les forces de l'ordre, affirmant que les policiers et les gendarmes sont à l'origine des troubles en s'interposant. Je veux rappeler que les biens sont aussi importants que les personnes. C'est un vieux combat que celui de la défense de la propriété, ce droit fondamental de l'homme. À Sainte-Soline, les forces de l'ordre ne faisaient qu'appliquer des décisions de justice. Elles ne mènent évidemment pas un combat pour ou contre l'écologie. Il serait opportun de rappeler, dans le débat politique, que les forces de l'ordre sont chargées non seulement de protéger les personnes mais aussi les biens. Les groupuscules violents, notamment à l'ultragauche, jugent légitime d'attaquer des biens qui ne correspondent pas à l'idée qu'ils se font de la société de demain. L'action politique et les recours juridiques manquant d'efficacité, ils estiment devoir mener le combat de la violence. Ils considèrent que les forces de l'ordre n'ont pas à s'interposer pour protéger des biens. Des personnalités politiques, parmi lesquelles des parlementaires, m'ont dit que, si je n'avais pas envoyé des gendarmes protéger les bassines, il ne se serait rien passé à Sainte-Soline, si ce n'est la destruction des ouvrages. La question est de savoir si on fait respecter la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Le second débat médiatique a trait à l'usage de la violence par les forces de l'ordre. La question est non pas de savoir elles ont le droit de faire usage de cette violence légitime, si elles peuvent blesser ou tuer. Pensons au Bataclan, par exemple ! La question est de savoir si les policiers et les gendarmes utilisent la violence de manière proportionnelle. Juger de la réussite d'une opération de police au vu du nombre de blessés, voire de morts, me paraît un mauvais débat médiatique. Il est légitime, en revanche, de discuter de la proportionnalité, des armes employées, de la formation des agents et de la manière dont ils utilisent leurs armes.
Pour répondre à vos premières questions, monsieur le président, nous avons disposé des moyens nécessaires. Mais nous avons été confrontés à une difficulté tenant à la répétition des événements en certains endroits du territoire, ce qui nous a conduits à revoir l'organisation de nos moyens. Nous avons fait beaucoup de progrès depuis les gilets jaunes, notamment en formant à l'ordre public un certain nombre de policiers et de gendarmes en fonction dans des villes qui n'avaient pas connu, au cours des années précédentes, de manifestations violentes. La répétition de ces manifestations et la multiplication des points de confrontation ont conduit à la création, par la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur du 24 janvier 2023, de onze unités de forces mobiles supplémentaires ainsi qu'au renforcement de la mobilité des unités, à l'image de la compagnie républicaine de sécurité n° 8 et de la brigade de répression de l'action violente motorisée à Paris.
Nous avons parfois des débats avec la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement pour savoir si la finalité du renseignement correspond aux personnes que nous poursuivons. Il va de soi que nous comprenons et respectons ses décisions, même si elles empêchent parfois le travail des services. Je ne peux qu'insister sur l'importance que revêtent certaines techniques de renseignement pour permettre, à l'heure de Telegram, de Signal, de WhatsApp, d'améliorer notre connaissance de groupuscules dont les raisons de penser qu'il s'agit des structures factieuses existent. Les écoutes téléphoniques classiques, quant à elles, produisent de moins en moins de résultats.
Pendant les manifestations contre la réforme des retraites, nous n'avions pas la possibilité de faire voler des drones. Cela nous a grandement handicapés. À Sainte-Soline, les personnes qui avaient des visées violentes ont utilisé les drones contre les gendarmes, lesquels n'avaient pas le droit d'employer les leurs. Nous pouvons désormais les utiliser, le Parlement ayant aplani l'obstacle. L'usage d'un drone de la préfecture de police a par exemple permis à la brigade de répression de l'action violente motorisée, à la suite de l'ignoble manifestation dite anti-police, d'interpeller trois personnes qui avaient attaqué un véhicule des forces de l'ordre.
J'en viens au bilan des manifestations. À la suite du recours à l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, une petite partie des participants aux journées d'action a mené des actions très violentes. Le nombre de blessés, parmi les forces de l'ordre, a été multiplié par dix le 23 mars. Il est ensuite demeuré à un niveau élevé avant de connaître un nouveau pic à l'occasion du 1er mai. Le nombre de blessés était proportionnel à celui des interpellations, ce qui montre bien que la police et la gendarmerie ne sont pas à l'origine des violences.
Les services de renseignement, dont les notes classifiées sont à votre disposition, ont dû vous confirmer qu'ils avaient prévu la présence de l'ultragauche, à partir de la fin du mois de mars notamment, dans des actions violentes contre les symboles du capitalisme, les sites institutionnels et les forces de l'ordre.
On a dénombré, au total, 1 518 policiers et gendarmes blessés et plus de 3 500 incendies de voie publique. Des élus, des membres du Gouvernement ont été pris à partie, et 164 parlementaires ont vu leur permanence saccagée. Un commissariat a failli brûler à Lorient, une ville qui n'est pourtant pas connue pour ses violences contre les forces de l'ordre, alors que des fonctionnaires s'y trouvaient encore. La porte de l'hôtel de ville de Bordeaux a été incendiée. La mairie du 4e arrondissement de Lyon a fait l'objet de dégradations. Dans cette ville, les compagnies républicaines de sécurité ont reçu des pavés lors d'une manifestation interdite. Les forces de l'ordre ont également été victimes d'actes violents à Dijon. À Paris, pompiers et policiers ont évacué vingt-trois personnes en raison de l'incendie de leur immeuble dû à des feux de poubelles.
À Sainte-Soline, de nombreuses dégradations, dont les préjudices se chiffraient à plusieurs centaines de milliers d'euros, avaient déjà été commises sans attirer l'attention des médias en 2021 et 2022. La manifestation la plus importante, celle du 25 mars, comptait quelques milliers de manifestants, dont 500 black blocs d'après les services de renseignement. La présence importante de personnes étrangères est à souligner, même si nous en avons évité grâce à des interdictions administratives du territoire prises en collaboration avec nos partenaires suisses, belges et allemands. Il y a une internationale de l'ultragauche qui se mêle aux violences organisées. On a ainsi compté jusqu'à 300 activistes étrangers sur le site. Pendant les contrôles réalisés en amont, les gendarmes et les policiers ont découvert des haches, des coquetels Molotov, des piques, des armes létales.
Les groupuscules violents représentent plusieurs idéologies. Il y a une mouvance d'ultragauche très ancrée dans la culture de la violence depuis les années 1960 ; une mouvance d'ultra-jaunes peut-être moins politisée ; des délinquants opportunistes ; des militants radicalisés et expérimentés, dont beaucoup appartiennent à des catégories socioprofessionnelles supérieures, avocats, médecins, qui habitent de beaux quartiers, ont un patrimoine élevé et connaissent parfaitement leurs droits. Ces derniers ne sont pas des ouvriers en colère après la fermeture de l'usine. Leur pedigree n'est pas non plus celui du Lumpenprolétariat.
Ces groupuscules ont un noyau d'organisation avec des ramifications étrangères. Ils ont une pensée radicale, une expérience et des moyens intellectuels, juridiques et techniques. Ils disposent de radios parallèles et n'utilisent pas leurs téléphones portables qui sont, par un curieux hasard, souvent éteints la veille de la manifestation jusqu'au lendemain. Parmi les quelque 8 000 individus qui font l'objet d'un suivi par les services de renseignements en raison de potentielles actions violentes, il y a 3 000 fichés S d'ultragauche et 1 300 fichés S d'ultradroite. Le fiché S n'est pas forcément destiné à commettre personnellement des actes répréhensibles mais il peut être en contact avec des personnes dangereuses ou les financer. Par comparaison, nous suivons 5 300 fichés S islamistes.
Cette violence n'est pas nouvelle. Il y a eu plusieurs lieux de forte contestation, avant l'élection de l'actuel Président de la République : à Sivens avec la mort de Rémi Fraisse, puis à Notre-Dame-des-Landes. Au printemps 2016, la contestation contre la loi dite « travail » a été l'occasion de fortes violences. Le mouvement des gilets jaunes, au départ pacifique, a vu apparaître des exactions et une radicalisation dans certains territoires.
La France n'est pas le seul pays concerné. Le sujet n'est pas non plus propre aux policiers puisque les zones rurales sont aussi touchées. Chacun se rappelle les heurts au G20 de Hambourg, au G8 de Rostock ou au G20 de Londres, qui ont fait des morts et plusieurs milliers de blessés. Les zones à défendre (ZAD) sont partout présentes sur le territoire européen ainsi que sur le sol américain. En janvier 2023, à Lützerath en Allemagne, il y a eu des tirs contre les forces de l'ordre et des blessés très graves, notamment chez les « manifestants ». Le même mois, à Atlanta aux États-Unis, une ZAD s'est installée sur le lieu de construction d'une école de police. Les affrontements ont fait un mort et plusieurs blessés.
Les black blocs sont une sorte de franchise dont on exporte le savoir-faire. Des gens peuvent agir comme eux sans en faire partie. Leur organisation est nébuleuse, contrairement à celle de l'ultradroite qui a un rapport obsessionnel à l'ordre. Il existe des camps d'entraînement, des tutoriaux sur le dark web, que nous surveillons. Ces gens cherchent aussi à comprendre comment fonctionnent les forces de l'ordre. Il existe une stratégie d'anonymisation, comme je l'ai dit, ainsi que d'homogénéisation des apparences. On entend parler d'observateurs qui rencontrent des difficultés avec la police et la gendarmerie. Nous essayons de faire en sorte qu'ils puissent mener leur travail dans des conditions totalement démocratiques et acceptables pour eux. Mais vous constaterez qu'il y a très peu de reportages à l'intérieur du black bloc parce que, une fois découverts, les journalistes sont menacés et violentés. L'ouverture démocratique de ces gens n'est pas totale.
Le travail des forces de l'ordre est compliqué puisque les auteurs sont difficiles à identifier et que ces gens connaissent parfaitement les qualifications pénales. Il n'y a pas de possibilité de désescalade avec eux, contrairement au cas d'une manifestation qui tournerait mal, puisqu'il n'y a pas de contact avec le black bloc. Il n'y a pas aucun responsable qui vient discuter avec le préfet ou le commissaire de police sur place.
Parmi les éléments montrant l'organisation intellectuelle et pratique de ces groupuscules, je vous ai apporté un tract distribué à des milliers d'exemplaires la veille de la manifestation de Sainte-Soline. Il faut trouver un imprimeur, un graphiste pour tracer ces jolis dessins, des éléments pédagogiques. On y explique comment cela se passe. Si vous êtes blessé, par exemple, il ne faut surtout pas voir un vrai médecin, mais un soignant bénévole. Il ne faut avoir ni téléphone portable ni pièce d'identité. Il y figure les numéros d'avocats à appeler, les choses à dire aux policiers – en l'occurrence : rien. Cela devrait nous interpeler. Il faut des moyens pour produire ce type de documents. Il faut réfléchir. Les conseils juridiques et médicaux sont à la fois dangereux et bien faits. Ils démontrent une organisation malfaisante des événements.
Il y avait de tout à Sainte-Soline : des gens extrêmement violents, des étrangers venus rejoindre l'ultragauche, des écologistes radicaux, mais aussi des gens qui avaient envie de manifester pacifiquement. La manifestation avait été interdite par la préfète, interdiction confirmée par toutes les juridictions. Comme le montrent des vidéos, les véhicules de gendarmerie ont été ciblés par des jets de pavés. Tout se passe dans un champ ; il a donc fallu les apporter, ces pavés. Les gens ont fait des kilomètres à pied pour se confronter aux gendarmes avec des munitions. Notre-Dame-des-Landes a été une école pour une partie de ces militants aguerris.
L'État essaie d'améliorer la façon dont il peut fonctionner et d'apporter des réponses. Il faut distinguer ce qui relève du maintien de l'ordre lors de manifestations et ce qui relève du rétablissement de l'ordre quand il y a des violences. Vouloir appliquer les moyens et les règles du maintien de l'ordre dans une manifestation nécessitant un rétablissement de l'ordre, ce n'est pas comprendre le travail des forces de sécurité et les priver de rétablir l'ordre.