Vos questions m'intéressent car elles permettent d'expliquer le contexte et la psychologie de personnes non violentes, pacifiques, décidant de se rendre à une manifestation malgré son interdiction. Il importe de comprendre pourquoi elles le font d'autant que, pas davantage que la CFTC, nous n'appelons à participer à des manifestations interdites. Nous attaquons parfois en justice la décision de les interdire, conformément à notre rôle de parti.
Le cas des bassines est spécifique, comme la plupart des sujets environnementaux tels que l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes et le barrage de Sivens. Nous sommes à un moment de notre histoire où nous réalisons que les procédures juridiques ne servent à rien. Sur les bassines, le tableau des recours déposés occupe trois pages. Nous avons l'expérience du référé spécial environnemental sur lequel les députées Naïma Moutchou et Cécile Untermaier, membres respectivement des groupes Horizons et Socialistes et apparentés, ont mené une mission d'information en 2021. Leur conclusion est identique à la nôtre : le référé spécial environnemental ne marche pas. Le plus souvent, il n'est pas suspensif ; la suspension a lieu des années après, lorsqu'est rendu un jugement au fond. Le plus souvent, c'est trop tard : le projet a commencé, il est même parfois achevé. Ainsi, des atteintes irrémédiables à l'environnement, jugées illégales trop tard, sont commises. Beaucoup y voient un déni de justice.
À Sivens, il y aurait un barrage s'il n'y avait pas eu la zone à défendre et, même si c'est dur à dire, Rémi Fraisse n'était pas mort. Vingt fois plus de grenades ont été tirées à Sainte-Soline qu'à Sivens le soir de son décès. Ce barrage a été jugé illégal. Sans coup d'arrêt aux travaux, il aurait été construit et déclaré illégal trop tard. Il s'agit d'un exemple parmi de nombreux autres.
Je répète souvent que nous ne sommes pas en mesure de garantir aux enfants qui naissent en 2023 une planète habitable quand ils auront trente ans. Ce n'est pas moi qui le dis, mais un consensus scientifique inédit dans l'histoire de l'humanité : le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat. Si vous êtes éco-anxieux, si chaque jour vous avez cela à l'esprit et ne détournez pas le regard, si vous voyez la nature attaquée et le vivant broyé dans l'indifférence générale, et si vous faites appel à la justice sans résultat, vous optez pour la manifestation. Nous avons beaucoup manifesté contre la réforme des retraites et nous avons eu bien du mal à convaincre. Ce qui est sûr, c'est que nous aurons du mal, dans les années à venir, à convaincre que les manifestations, elles aussi, sont utiles.
Quant au contexte, c'est celui de la criminalisation des mouvements écologistes. Les quatre manifestations organisées à Sainte-Soline ont été interdites. Cela alimente le sentiment, certes forcément subjectif, et pas uniquement parmi les militants, qu'il s'agit d'éviter que l'on parle du sujet. Ce sentiment est de plus en plus fort. Une manifestation bon enfant qui se passe bien permet de parler des enjeux. Le samedi et le dimanche, la télévision parle du rassemblement, ce qui suscite un certain intérêt. Pour éviter cela, on interdit la manifestation, non pas la quatrième dont les risques étaient annoncés, mais même les trois premières. On en déduit chez certains une volonté de taire le sujet et d'empêcher un rassemblement calme.
L'interdiction d'une manifestation a deux effets : elle dissuade de s'y rendre, ce qui est le but recherché ; elle laisse présager que le rassemblement ne se passera pas très bien et fait naître l'angoisse qu'il se termine par des images desservant notre récit politique. Les gens présents aux quatre manifestations, et pour ma part j'étais aux deux dernières, ont fait un choix. Ils se sont sentis attaqués dans leur liberté de manifester.
J'ai participé à de nombreuses manifestations des Soulèvements de la Terre. À Sainte-Soline, nous n'étions pas organisateurs. Europe Écologie-Les Verts soutenait la manifestation et a appelé à s'y rendre tant qu'elle n'était pas interdite. Nous avons ensuite fait de la gestion de nos militants déterminés à s'y rendre. En mai dernier, David Cormand et moi-même avons participé à une manifestation des Soulèvements de la Terre à Rouen. J'y ai emmené mon fils de quatre ans. Les enfants ont fabriqué des jumelles avec des rouleaux de papier toilette pour voir, dans les arbres, les oiseaux que nous allions sauver en empêchant le contournement Est de Rouen, qui défraie la chronique depuis cinquante ans. Les Soulèvements de la Terre n'ont rien à voir avec les images de Sainte-Soline retransmise par les chaînes d'information en continu. Ils mènent des dizaines d'actions, qui se passent bien, et ils rassemblent 150 000 personnes. Telle n'est pas l'image qu'en ont les gens car le système politico-médiatique en impose une autre.
La criminalisation des mouvements écologistes est manifeste si l'on rassemble quelques premières pages parues dans la presse depuis que Gérald Darmanin les a qualifiés d'écoterroristes. Les gens, dont la plupart sont éloignés de toute activité militante, lisent par exemple : « Les écolos radicaux », « Quand l'écologie se saborde », « Écolos ultras », « Jusqu'où ira la violence ? ». Les militants sont prisonniers de cette image et se disent que, s'il faut en conclure qu'ils ne doivent plus jamais manifester, les autres auront gagné.
La veille de la manifestation, l'ambiance était bon enfant, comme dans les autres manifestations des Soulèvements de la Terre auxquelles j'ai participé. Il est faux de dire que les inquiétudes datent d'alors. Elles montaient depuis plusieurs semaines en raison des annonces à la testostérone du ministre de l'intérieur. Ses craintes étaient sans doute fondées. Mais il en a rajouté. Lorsque vous prévoyez 3 200 membres des forces de l'ordre, des drones, six hélicoptères et de nombreuses grenades, vous promettez en réalité des images horribles. Dès lors, que font les gens ? Ils attendent devant la télévision. On ne peut pas se défaire de l'impression que ces images étaient voulues. Nous, nous ne les souhaitions pas. Il y a dans cette mise en tension de l'attente médiatique une forme de d'obscénité de l'émeute (riot porn). Nous avons tous vécu cela : les violences à la télévision, même si la même poubelle qui brûle passe en boucle des heures, nous fixent. Il s'agit d'un phénomène médiatique connu.
La montée de la tension, au cours des semaines qui précèdent la manifestation, nous inquiète. Nous en discutons et nous concluons qu'elle aura lieu. Elle rassemble 30 000 manifestants, non d'après la police ou les syndicats, mais selon les ornithologues qui y participent et décomptent les gens au compteur manuel. Il s'agit du plus gros rassemblement écologiste depuis le Larzac. Les gens iront. Ils ont prévu tente et covoiturage. Dès lors, pouvons-nous rester chez nous et laisser 200 de nos militants, dont les parents risquent de nous appeler inquiets, s'y rendre ? Non, bien sûr. Nous y sommes donc allés en espérant que le rassemblement se passerait au mieux et en pensant pouvoir agir sur place.
Il est évident, et c'était annoncé, que des gens sont venus à cette manifestation non pour lutter contre les bassines, mais pour la confrontation. Ils ne sont membres ni des Soulèvements de la Terre, ni d'EELV, à moins que des gens ne disposent d'informations que je n'ai pas. Aucun mémoire du ministère de l'intérieur n'en a jamais fourni une preuve tangible. Nous les voyons et nous savons pourquoi ils sont venus. Dans les manifestations du 1er mai, nous les voyons aussi et pourtant aucune n'a jamais été interdite pour ce motif ! Je ne sache pas que les organisations de Sophie Binet et de Marylise Léon ont été menacées de dissolution au motif que des black blocs étaient dans les manifestation du 1er mai !
Monsieur le rapporteur, vous concluez de votre visite du terrain que la confrontation ne peut qu'être volontaire. Je ne suis pas d'accord. J'ai lu le rapport de la Ligue des droits de l'homme. C'est à distance que les choses dérapent vers une confrontation physique directe : un feu d'artifice a été tiré, comme souvent dans les manifs, à distance des forces de l'ordre, qui se sont senties menacées et qui ont répliqué. À ce moment, nous ne sommes pas sur place ; nous sommes en fin de cortège, avec Julien Le Guet.
Monsieur le président, vous avez indiqué que les autorités ont eu du mal à discuter au préalable avec les organisateurs des règles de sécurité. Julien Le Guet, qui en faisait partie, a été placé en garde à vue pendant quarante-huit heures une semaine avant la manifestation. Il est visé par une interdiction de paraître dans la commune de Sainte-Soline. Un mouchard a été placé sur sa voiture et son neveu a été violemment agressé quelques semaines auparavant. Entre organisateurs et autorités, localement, la confiance est absente. Ce n'est pas uniquement en raison du fait que la préfecture autorise les bassines et interdit de manifester contre elles. Ce défaut de confiance dépasse la manifestation d'alors. Quoi qu'il en soit, elle n'a pas été bien préparée, notamment en matière de secours.
Lorsque nous arrivons sur place, après avoir salué Julien Le Guet qui nous attend à hauteur du panneau d'entrée dans la commune de Sainte-Soline, les camions de gendarmerie étaient déjà en flammes. Je ne veux pas entendre dire que les gens blessés l'ont bien cherché car ils n'avaient pas à se trouver là, ni qu'ils l'ont été parce qu'ils étaient en première ligne. Nous étions au fond du champ, près d'une fanfare, non parce que nous souffrons du syndrome du Titanic mais pour indiquer aux forces de l'ordre qu'autour de nous tout se passait bien. On nous dit alors que les quads arrivent. Je ne comprends pas : j'ignorais que des militaires en quad étaient présents. Je sens que les gens paniquent ; certains disent « Ils reviennent ! ». Nous avons appris plus tard qu'ils étaient déjà passés auparavant. Les gendarmes en quad sont l'équivalent dans la ruralité de la brigade de répression de l'action violente motorisée. Gendarmerie, Ligue des droits de l'homme et observateurs divergent, dans leurs rapports, sur ce qu'ils ont ou non le droit de faire. Les uns disent qu'ils n'ont pas le droit de tirer au lanceur de balles de défense, les autres affirment qu'ils l'ont fait sans autorisation, les troisièmes ont oublié ce qui leur avait été dit en début de rassemblement. Au final, nous n'avons jamais compris dans quel cadre légal ils opéraient. Ce qui est sûr, c'est qu'ils sont arrivés sur nous par-derrière, et non par-devant où se produisaient les heurts. Clairement, ils s'en sont pris aux personnes non violentes qui en étaient les plus éloignées.
Quand on nous dit qu'ils arrivent, on nous dit aussi que de nombreux blessés se trouvent plus loin en arrière, victimes de la première charge, et qu'il faut les protéger. Benoît Biteau, qui est habitué à ces manifestations, a pris les choses en mains en demandant aux élus de porter leur écharpe tricolore de façon visible et de se placer devant, d'autant que les quads circulent à toute allure. Deux d'entre eux se sont approchés et nous ont tiré dessus. La préfète des Deux-Sèvres et le ministère de l'intérieur l'ont nié plusieurs jours. Nous tenons à votre disposition les preuves en image de ce que nous avançons. Non violents, situés nettement à l'écart des heurts, surtout quand nous protégions les blessés, nous avons été pris pour cible et asphyxiés. J'ai souffert pendant plusieurs semaines de troubles auditifs causés par une grenade lacrymogène qui a explosé près de mon pied. Un journaliste présent à mes côtés a aussi senti la déflagration. Nous avons dû porter nous-mêmes les blessés.
Nul n'est allé volontairement à la confrontation, sauf ceux qui n'étaient pas là pour manifester contre les bassines, pas plus qu'ils ne manifestent pour la CGT le 1er mai. Cette escalade d'angoisse m'inquiète d'autant plus que, pour des non-violents convaincus, vivre cela ne donne pas confiance dans les forces de l'ordre. Dès lors qu'il s'agit d'assurer l'ordre et la paix civile, nous soutenons leur action. Elle est nécessaire. Ce métier est dur pour ceux qui l'exercent et pour leurs familles. En revanche, la doctrine de maintien de l'ordre adoptée ce jour-là pose problème. Monsieur le rapporteur, vous dites que les forces de l'ordre étaient immobiles autour de la bassine et ne présentaient un danger pour personne. Il faut croire que si. Lors de la manifestation d'octobre, nous avions avancé de plusieurs kilomètres en franchissant un par un des barrages de gendarmerie et tout s'est bien passé, comme d'ailleurs dans de nombreuses autres manifestations.
Concentrer 3 000 des 3 200 membres des forces de l'ordre pour protéger un trou suscite forcément la confrontation. Les gens sont attirés par la bassine et veulent voir de quoi il s'agit. D'ailleurs, si nous y étions entrés, en quoi cela aurait-il posé problème ? C'est un trou dans lequel il n'y a rien à détruire. Les gens y seraient restés vingt minutes et seraient rentrés chez eux. Nous ne comprenons pas les choix faits ce jour-là.