Intervention de Delphine Batho

Séance en hémicycle du lundi 9 octobre 2023 à 16h00
Lutte contre l'inflation concernant les produits de grande consommation — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDelphine Batho :

Il y a un mot créole pour nommer avec précision ce que subissent les Françaises et les Français : la profitation. La profitation, c'est le fait de profiter outrageusement, de façon inique. C'est à la fois la description de l'usurpation du profit et la dénonciation de son caractère injuste.

La profitation, ce sont les marges de 50 % sur les fruits et légumes, de 70 % sur l'agriculture biologique, privant nos compatriotes de l'accès à une alimentation bonne pour la santé.

La profitation, c'est la répercussion sur le prix final à 127 % des hausses des coûts de l'énergie, quand les baisses, elles, ne sont répercutées qu'à 58 % dans les rayons.

La profitation, c'est ce qui va dans la poche des oligopoles de l'agroalimentaire, de la grande distribution et d'une poignée de centrales d'achat, loin de la concurrence prétendument libre et non faussée.

La profitation, c'est la pratique qui aboutit à ce que 9 millions de personnes soient en situation de privation et à ce que, pour la première fois de leur histoire, les Restos du cœur soient obligés de refuser des bénéficiaires.

La profitation est un fait incontestable que ce projet de loi ignore, alors qu'elle est la cause de 54 %, voire des deux tiers de l'inflation actuelle, phénomène face auquel vous ne proposez même pas un service minimum de lutte contre la vie chère.

La profitation n'a pas commencé par la guerre en Ukraine. Il faut chercher ses causes profondes dans l'emballement de la machine consumériste au lendemain de la pandémie : là s'est allumée la mèche. Loin des promesses sur le monde de demain et le retour à l'essentiel, la course folle à la croissance économique a formé un cocktail toxique où se sont additionnés l'engorgement des chaînes lointaines d'approvisionnement, les spéculations, mais aussi la « climateflation », c'est-à-dire l'inflation sur les denrées alimentaires provoquées par les catastrophes liées au réchauffement climatique, et bien sûr la « fossilflation », c'est-à-dire l'inflation liée à l'explosion du prix des énergies fossiles – pas seulement pour des raisons géopolitiques, mais aussi en raison du déclin structurel de leurs réserves.

Regarder la vérité en face, c'est reconnaître que nous sommes entrés dans un nouveau régime d'inflation qui a des racines non pas monétaires mais physiques, avec des conséquences quotidiennes liées au franchissement toujours plus poussif des limites planétaires. De ce point de vue, l'inflation risque d'être durable et de s'aggraver. Il y a désormais une urgence pour la stabilité du pays.

La profitation est la goutte d'eau qui fait déborder le vase d'une société française usée par l'augmentation du nombre de travailleuses et de travailleurs pauvres, par des décennies d'affaiblissement du rapport de force salarial sous la pression du chômage de masse et des délocalisations, usée par l'installation durable de la précarité énergétique et la dérégulation de l'énergie, la hausse de la facture d'électricité atteignant 400 euros en moyenne pour un ménage pour l'année en cours, et celle du prix du gaz 151 % depuis 2005, usée enfin par l'insécurité alimentaire avec le triplement du recours à l'aide alimentaire en dix ans.

Chers collègues, il est indiscutable que la profitation a fait baisser les salaires réels, redescendus au niveau de 2015. Éviter le basculement du plus grand nombre dans un état de vulnérabilité sociale, alimentaire et écologique implique une hausse générale des salaires, c'est-à-dire une négociation sociale sous contrainte de l'État. Le moment est venu du partage, par le rattrapage immédiat des rémunérations.

Sortir de la spirale de la profitation, c'est en revenir au concept d'une économie utile et non d'une économie de sacrifices pour la croissance. Il faut mettre fin à l'absurdité d'un modèle vide de sens résumant l'existence au triptyque « travaille, consomme, meurs », qui mène à la destruction de nos conditions de vie et à l'extinction du vivant.

Un monde en état de surchauffe écologique, miné par les tensions et les affrontements géopolitiques, est porteur de déstabilisations qui risquent d'épuiser le peu de ressources qu'il reste à notre société. Nous ne sommes pas dans un monde en paix et nous ne sommes pas non plus victimes d'une crise, non : nous suivons une trajectoire d'effondrement – qui est un nouvel état du monde.

Ce qui caractérise profondément ce texte, au-delà de la mauvaise analyse sur les causes de l'inflation, c'est un manque absolu d'actualisation et d'anticipation face aux conséquences de la situation vécue par nos concitoyens. Vous vous êtes trompés et, réflexe connu, au lieu de le reconnaître, vous persévérez dans l'erreur avec cette seizième loi en dix ans sur les relations commerciales. Tout change et vous parlez une langue morte, celle d'une vision obsolète, d'une obsession pour la croissance de l'inutile – demandant toujours plus de sacrifices –, un type de croissance qui dégrade la vie quotidienne et mène au chaos planétaire.

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