Le projet de loi de programmation des finances publiques (PLPFP), au sujet duquel nous avons déjà échangé, détermine la trajectoire de nos finances publiques d'ici à 2027. L'avis du Haut Conseil que je vous présente aujourd'hui examine la première brique, dont dépend la crédibilité de l'ensemble.
Conformément à la loi organique du 28 décembre 2021, le Haut Conseil a été non seulement saisi des prévisions macroéconomiques, mais il a également porté une appréciation sur le réalisme des prévisions de recettes et de dépenses des PLF et PLFSS. Une fois n'est pas coutume, le Haut Conseil a bénéficié, en réponse à sa demande, d'un enrichissement des informations relatives aux finances publiques qui lui ont été transmises par l'administration et de délais presque convenables, puisque nous avons eu une semaine pour accomplir notre mission. Les choses s'améliorent donc, et vous n'entendrez pas notre traditionnelle remarque d'humeur médiocre à ce sujet. Je me félicite de la qualité de ces échanges, car nous pouvons mieux jouer notre rôle au service du Parlement et des citoyens.
Notre avis délivre deux messages principaux. Premièrement, les prévisions macroéconomiques du Gouvernement pour 2024 reposent sur une hypothèse de croissance de 1,4 % que le Haut Conseil estime élevée. Deuxièmement, la prévision d'un solde public de 4,4 points de PIB paraît, quant à elle, optimiste.
Après avoir faibli en 2023, la croissance de l'économie mondiale resterait globalement inchangée en 2024. Elle serait pénalisée par une inflation certes en baisse mais toujours élevée, et par des politiques monétaires durablement restrictives au sein des pays développés. L'environnement économique mondial devrait rester peu porteur pour la croissance française et nos finances publiques.
Aux États-Unis, en dépit du relèvement des taux par la Fed au rythme le plus rapide observé depuis quarante ans, la croissance a mieux résisté en 2023 que ce qui avait été anticipé. La hausse de l'emploi et le repli de l'inflation ont soutenu la croissance du revenu réel des ménages, donc leur consommation, tirée en outre par une forte baisse du taux d'épargne. L'ampleur du soutien budgétaire en faveur des infrastructures et de la réindustrialisation a également stimulé l'investissement. La dégradation de la situation financière des ménages, qui ont largement puisé dans leur épargne accumulée pendant la crise sanitaire pour nourrir leur consommation, ainsi que le resserrement monétaire, devrait cependant peser sur la croissance américaine en 2024. Les prévisions indiquent que celle-ci devrait ralentir significativement, même si ce pays devrait éviter la récession.
Quant au rebond de la croissance chinoise qui a suivi la levée des restrictions liées à la fin de la politique de zéro covid, il s'est révélé de courte durée. Les inquiétudes concernant la situation du secteur immobilier et la situation de l'emploi pèsent sur les dépenses des ménages et des entreprises qui ont eu tendance à privilégier l'augmentation de leur taux d'épargne et le désendettement. De surcroît, les tensions géopolitiques se sont traduites par une chute des investissements étrangers et un affaiblissement des exportations. L'évolution récente des prix à la consommation et le surendettement de certains acteurs majeurs de l'immobilier ainsi que des collectivités locales devraient continuer à peser sur l'économie chinoise dans les trimestres à venir, d'autant que les autorités sont peu enclines à stimuler la croissance – ce qui constitue un facteur d'incertitude.
Les économies de la zone euro traversent une phase de ralentissement. Les indicateurs publiés cet été signalent que l'activité pourrait se contracter dans plusieurs pays européens. La hausse des taux de la Banque centrale européenne de 450 points de base depuis juillet 2022 affecte progressivement les économies. La demande de crédit a chuté en lien avec la hausse des taux d'intérêt, entraînant une diminution des investissements et une dégradation du marché immobilier – nous n'en sommes pas préservés. En Allemagne, en particulier, les perspectives sont nettement assombries pour les prochains mois. Les instituts de conjoncture prévoient une contraction du PIB pour l'ensemble de 2023, notamment du fait de l'industrie. Toutefois, même si elle reste très modeste et sur une base dégradée, la croissance devrait intervenir en 2024. Elle serait comprise entre 1 % et 1,3 % selon les prévisions disponibles. L'activité allemande serait tirée par un rebond de la consommation, grâce à la conjonction d'une forte hausse des salaires et du recul de l'inflation, qui redonnerait du pouvoir d'achat aux ménages.
Ces prévisions sont marquées par beaucoup d'incertitudes : les tensions géopolitiques ; la poursuite du conflit en Ukraine ; l'évolution des prix du pétrole, qui sont passés de 80 dollars à la fin juillet à 90 dollars à la mi-septembre après la décision de l'Opep de restreindre son offre de pétrole ; la vitesse et l'ampleur du repli de l'inflation, lequel conditionne la trajectoire à venir des taux d'intérêt des banques centrales ; la densité et la gravité des effets de la hausse des taux déjà effectuée sur la croissance et l'inflation ; les risques sanitaires qui n'ont pas disparu même s'ils ont nettement reculé.
Concernant les prévisions macroéconomiques du Gouvernement, le Haut Conseil considère que le taux de croissance retenu pour l'économie française en 2024 est élevé, mais que la prévision de l'inflation, à 2,6 %, et celle de la masse salariale sont plausibles. Au-delà des nombreux aléas que je viens de mentionner, l'exercice de la prévision économique appelle à beaucoup de modestie. L'évolution de certains comportements économiques, comme le taux d'épargne des ménages – pourquoi est-il élevé ? – et la faiblesse durable de la productivité sont difficiles à comprendre pour tout le monde. Les hypothèses quant à leur persistance ou, au contraire, un retour à la normale, diffèrent fortement selon les prévisionnistes que le Haut Conseil a auditionnés. Elles ont pourtant une incidence majeure sur les prévisions économiques.
Selon le Gouvernement, la croissance du PIB s'établirait à 1 % en 2023 et à 1,4 % en 2024. Avec une hausse de 0,5 % au deuxième trimestre 2023, l'activité économique en France a été beaucoup plus soutenue que ce qui avait été anticipé, portant l'acquis de croissance à 0,8 % à la fin du premier semestre. Depuis, l'économie semble être entrée dans une phase de ralentissement. Le resserrement de la politique monétaire commence à se faire sentir, au-delà du secteur immobilier qui est déjà fortement affecté. Les informations conjoncturelles disponibles pour le troisième trimestre montrent un fléchissement des anticipations des chefs d'entreprise et une confiance des ménages qui peine à se redresser. La prévision du Gouvernement d'une croissance de 1 % en 2023, équivalente à celle de la Commission européenne, reste cependant plausible, car une croissance trimestrielle légèrement positive aux deux derniers trimestres est suffisante pour l'atteindre.
En revanche, pour 2024, la prévision du Gouvernement s'écarte nettement de celles des autres instituts de prévision. Elle est légèrement supérieure à celles de la Commission européenne, à 1,2 %, de l'OCDE, à 1,2 % et du FMI, à 1,3 %, même si ces deux dernières datent de près de trois mois. Elle est supérieure à celle du consensus des économistes de septembre, à 0,8 %, dans une fourchette comprise entre 0,3 % et 1,3 % ; supérieure également à celle de tous les prévisionnistes auditionnés par le Haut Conseil, aussi divers que Rexecode, l'OFCE et la Banque de France – ces estimations varient entre 0,4 % et 0,9 %. En outre, il nous semble que les hypothèses du Gouvernement sont fragiles. Elles supposent que le durcissement des conditions de crédit aura des effets limités sur l'investissement des entreprises en 2024 et que, contrairement aux prévisions des instituts auditionnés par le Haut Conseil, il entraînera un recul beaucoup plus faible de l'investissement des ménages en 2024 qu'en 2023. Aussi affirmons-nous que cette prévision est élevée, même si nous reconnaissons que, compte tenu des nombreuses incertitudes qui affectent toute prévision pour 2024, elle n'est pas inatteignable. Mais qu'elle soit éventuellement atteignable n'en fait pas pour autant une bonne base pour construire une loi de finances. En général, les informations disponibles ne conduisent pas à prévoir une croissance de 1,4 %, et le Haut Conseil le dit.
Concernant l'inflation, l'augmentation de l'indice des prix à la consommation serait de 4,9 % en moyenne en 2023 selon le scénario du Gouvernement. C'est plausible. Pour 2024, sous une hypothèse de 86,10 dollars du baril, l'inflation est prévue à 2,6 % en moyenne annuelle. Le repli de la hausse des prix des produits alimentaires et manufacturés se poursuivrait, tandis que celui des services progresserait à un rythme plus élevé que celui constaté avant la crise sanitaire, du fait de hausses de salaires plus dynamiques. Le Haut Conseil estime que cette prévision est, elle aussi, plausible. Comme pour 2023, il nous semble toutefois qu'elle est affectée d'un risque de dépassement, lié notamment à la hausse récente du prix du pétrole.
Le Haut Conseil considère également que la prévision de masse salariale pour 2023 et 2024 est plausible.
En somme, notre avis est que la prévision de croissance pour 2024 est élevée, même si des incertitudes demeurent, que la prévision d'inflation est crédible avec toutefois des risques de dépassement, et que les prévisions d'emploi et de masse salariale sont plausibles.
J'en viens aux prévisions relatives aux finances publiques. Le scénario du Gouvernement prévoit un solde public effectif de moins 4,9 points en 2023 et de moins 4,4 points en 2024. La prévision de solde pour 2023 n'appelle pas de remarque. Elle semble plausible. Celle pour 2024 nous paraît conjuguer principalement des hypothèses favorables, tant du côté des recettes que de celui des dépenses, et pourrait être surestimée.
Détaillons les prévisions d'évolution des recettes. En 2023, les prélèvements obligatoires augmenteraient, selon le Gouvernement, de 3,7 % pour atteindre 1 241 milliards. L'évolution de ces recettes refléterait une croissance spontanée,de 4 %, sensiblement inférieure à celle du PIB en valeur, se traduisant par une élasticité des recettes nettement inférieure après deux années d'élasticité particulièrement élevée. La liste des principaux impôts ne fait pas ressortir de biais importants. En 2024, la prévision de prélèvements obligatoires serait à 1 292 milliards d'euros, soit plus 4,1 % par rapport à 2023, et très proche de celle du PIB en valeur. Les mesures nouvelles viendraient amputer les recettes de prélèvements obligatoires à hauteur de 1,5 milliard d'euros. Cette prévision paraît haute, notamment du fait d'une hypothèse de croissance de l'activité elle-même optimiste : 0,5 point de croissance en plus ou en moins représente 0,2 point de déficit en plus ou en moins. Ce biais affecte plus particulièrement les prélèvements obligatoires dont les assiettes sont les plus corrélées au PIB, comme la TVA et l'impôt sur les sociétés. Au-delà de l'incidence de l'hypothèse de croissance, la prévision de prélèvements obligatoires est aussi tirée par des hypothèses favorables concernant le rendement de certains impôts, avec notamment une croissance prévue de la TVA supérieure à celle de sa base taxable et un arrêt prévu de la baisse des droits de mutation à titre onéreux. Pour résumer nos observations, les recettes nous paraissent un peu surestimées.
J'en viens à l'évolution des dépenses publiques. En 2023, hors crédits d'impôt, celles-ci augmenteraient de 3,4 % en valeur, pour s'élever à 55,9 points de PIB contre 57,7 en 2022. En volume, elles reflueraient de 1,3 %, ce qui résulte de la quasi-extinction des dépenses liées à la crise sanitaire – le « quoi qu'il en coûte » serait enfin fini –, et de la baisse du coût des mesures liées à l'inflation et aux dépenses de relance. Une fois ces dépenses exclues, les dépenses publiques augmenteraient de 5,4 % en valeur et de 0,5 % en volume. En 2024, les dépenses augmenteraient de 3 % en valeur et de 0,5 % en volume. La progression serait cependant nettement plus sensible : une fois neutralisées les mesures exceptionnelles de soutien, elle atteindrait 4,8 % en valeur et 2,2 % en volume. En 2024, le poids des dépenses publiques dans le PIB serait encore supérieur de 1,5 point à ce qu'il était avant la crise sanitaire, à 55,3 contre 53,8 en 2019.
Dans le nouveau périmètre des dépenses de l'État, la très forte réduction du coût des mesures de soutien face à la hausse des prix de l'énergie serait presque compensée par la hausse résultant des priorités gouvernementales. Les mesures en faveur de la transition énergétique ou écologique augmentent de 7 milliards d'euros. Les mesures d'attractivité pour l'éducation nationale progressent de 3,1 milliards d'euros. Les politiques sectorielles font l'objet de crédits supplémentaires inscrits dans les lois de programmation pour la défense, la justice, la recherche et l'intérieur.
Enfin, la charge des intérêts de l'État augmenterait entre 2023 et 2024 de près de 10 milliards d'euros en comptabilité nationale. Cette prévision de hausse des dépenses publiques est sujette, selon nous, à plusieurs facteurs de dépassement. D'abord, le coût du bouclier tarifaire pour les prix de l'électricité, maintenu en 2024, est fortement dépendant des prix à venir sur les marchés de gros, et son coût paraît faible au vu des prix observés au cours des derniers mois. Ensuite, le Gouvernement prévoit un net ralentissement des dépenses de santé sous Ondam (objectif national de dépenses d'assurance maladie) à 3,2 %, contre 4,8 % en 2023 : cela suppose un infléchissement de la tendance spontanée des soins de ville, qui semble optimiste, et un volet d'économies de 3,5 milliards d'euros, qui est costaud. Un tel montant d'économies a déjà été atteint par le passé, mais il paraît sensible ou complexe à atteindre dans un contexte de tensions, notamment dans le secteur hospitalier et dans l'offre de médicaments. Par conséquent, les dépenses publiques pourraient s'avérer plus élevées que prévu, en particulier s'agissant du coût des dispositifs énergétiques et des dépenses de santé.
Au total, il ressort de cette analyse des recettes et des dépenses par le Haut Conseil que la prévision de hausse de 4,4 % des dépenses publiques qui vous sera présentée n'est pas inatteignable, mais est optimiste.
Enfin, le ratio de dette publique diminuerait de deux points en 2023, pour s'établir à 109,7 points de PIB grâce à une croissance de 6 % de ce dernier, et il ne baisserait plus en 2024. La croissance du PIB en valeur serait encore forte, mais retrouverait une valeur plus proche des évolutions des vingt dernières années.
En conclusion, 2024 sera une année charnière pour nos finances publiques. Notre déficit public demeure toujours sensiblement supérieur à la limite de trois points de PIB prévus par les règles du pacte de stabilité, et il se ralentit lentement. Or la Commission a annoncé que la clause dérogatoire générale activée en 2020 ayant conduit à une suspension de facto des règles applicables devrait être désactivée à la fin de 2023 et qu'elle ouvrirait, le cas échéant, des procédures pour déficit excessif dès le printemps 2024. Par conséquent, les projets de loi de finances et de financement de la sécurité sociale pour 2024 sont importants et scrutés. C'est la première étape qui doit conduire au respect de nos engagements européens. Je souhaite, pour ma part, que ces règles soient réformées d'ici à la fin de l'année.
Le Gouvernement prévoit une progression sensible des dépenses publiques en 2024, malgré une sortie des crises sanitaire et énergétique et l'extinction des mesures de soutien qu'elles ont suscité. Les dépenses continueront à augmenter davantage que le recommandait l'Union européenne dans le cadre du semestre européen en juin dernier.
Dans un contexte de forte progression de la charge d'intérêt et des dépenses, le projet de loi de finances contient peu de mesures d'économies structurelles. Pourtant, 2023 était le premier millésime des revues de dépenses organisées et le projet de loi prévoit une quasi-stabilité du taux de prélèvements obligatoires. Il en résulte une simple stabilité du ratio de dette prévu, alors même que la France voit sa position d'endettement relatif au sein de la zone euro se dégrader au cours des dernières années. Depuis 2020, et même avant, le Haut Conseil appelait l'attention sur le risque de la dette : ce n'est plus un risque. Avec 31 milliards d'euros en 2021, 57 milliards cette année et 84 milliards en 2027 – ce sont les chiffres du Gouvernement –, la charge de la dette annuelle connaîtra un quasi-triplement et devient progressivement supérieure au poste budgétaire le plus élevé de l'État. C'est pourquoi le Haut Conseil continue à appeler à la plus grande vigilance quant à la soutenabilité à moyen terme de nos finances publiques.