Intervention de Anne-Marie Idrac

Réunion du mercredi 13 septembre 2023 à 14h30
Commission d'enquête sur la libéralisation du fret ferroviaire et ses conséquences pour l'avenir

Anne-Marie Idrac, présidente de France Logistique :

Je commencerai par apporter mon témoignage. Lorsque j'étais secrétaire d'État aux transports, l'essentiel de mon action a consisté à opérer le premier désendettement de la SNCF, ce qui, compte tenu de la situation financière du pays, est passé par la création de RFF. Cette réforme a été confortée par mon successeur, Jean-Claude Gayssot. On parlait alors des trains express régionaux (TER), puisque cette réforme a engagé leur décentralisation, par la suite étendue, mais il n'était pas question de fret. Je n'ai donc rien à dire à ce sujet.

Quand je suis arrivée à la SNCF, les concurrents – je préfère parler des concurrents plutôt que de la concurrence – venaient d'arriver. Dans mes souvenirs, assez lointains, j'avais alors trois préoccupations. Dans l'ordre : la qualité du service, qui était vraiment très médiocre, ce qui m'obligeait à m'excuser auprès de grands chargeurs, céréaliers, sidérurgistes ou industriels du secteur agroalimentaire ; le problème économique et financier, au même titre que mes prédécesseurs et mes successeurs ; les concurrents.

Je crois me rappeler que l'arrivée de ceux-ci était plutôt, au départ, un défi stimulant, une question de fierté pour nous tous, cheminots de la SNCF. Avec le directeur du fret que j'avais nommé – le fret n'était même pas une branche –, Olivier Marembaud, nous avons construit un plan que nous avions appelé « haut débit ferroviaire » et un plan commercial et industriel que nous avions appelé « haut débit commercial », mis en place assez rapidement, avec l'accord du conseil d'administration et des instances sociales. Nous avions commencé à obtenir des résultats plutôt encourageants quand sont arrivés deux événements : la grève qui a eu lieu à la fin de l'année 2007 et le début de la crise économique en 2008.

Par la suite, tous les dirigeants de la SNCF, et tous les cheminots, ont continué de viser les mêmes objectifs – dans la difficulté, et sans toujours réussir, certes : qualité de service, compétitivité par rapport à la route, rétablissement économique et financier. Nous avons agi en investisseur avisé, de bonne foi, avec l'accord des gouvernements successifs, au fil des transformations de la SNCF en établissement public industriel et commercial (EPIC), puis à nouveau en société anonyme. Interrogez les opérationnels de la SNCF : quelle que soit la structure, il y a eu des aides, des restructurations… Nous avons tous essayé d'améliorer la situation.

Je comprends donc le sentiment d'injustice que peuvent ressentir les cheminots, et même les gouvernements précédents. Nous avons tous essayé la même chose. Je ne sais rien de particulier de la procédure européenne, mais je crois comprendre que le sujet n'est pas politique, mais juridique, et que la Commission est dans son rôle en examinant des flux financiers qu'elle estime avoir indûment favorisé l'activité de fret de la SNCF. Je vous livre mon impression personnelle – ce n'est que cela, car je ne suis pas dans le secret des discussions : les règles et les calendriers sont tels que si rien n'est fait, et si Fret SNCF doit rembourser les sommes dont il est question, on peut aller à la catastrophe. Du point de vue écologique, social et économique, ce serait épouvantable. Le Gouvernement doit donc choisir le moindre mal, et son attitude me paraît responsable : regarder passer les trains, si vous me permettez l'expression, est souvent plus facile.

Il me semble aussi que les conditions sont réunies pour que l'on puisse croire aux plans envisagés.

Voilà pour mon témoignage. J'en viens à l'évolution de la demande de transport de marchandises. Si je choisis de me concentrer sur la demande, c'est parce qu'il s'agit d'une activité qui peut être subventionnée, mais qui est avant tout une activité de marché, dans laquelle les clients sont des entreprises.

La plupart des évolutions que nous connaissons depuis une trentaine d'années ne sont pas favorables au fret ferroviaire.

Il y a d'abord la désindustrialisation. La comparaison de la part de l'industrie dans le PIB et de la part du ferroviaire dans le fret en France et en Allemagne est frappante : cela va du simple au double dans les deux cas. Pensez à l'importance du charbon en Allemagne : ce n'est pas ce que l'on préfère du point de vue écologique, mais cela fait partie des masses en question.

Il y a ensuite les évolutions qualitatives de la demande. Le fret ferroviaire est une solution pertinente pour des centaines de tonnes et, le plus souvent, des centaines de kilomètres. Or nous assistons à un mouvement général de démassification, avec le « juste à temps » dans les usines, avec la diversification des gammes industrielles, automobiles par exemple, avec les réassorts permanents. L'e-commerce accentue cette évolution. Or, en tant que présidente de France Logistique, l'une des choses que je préconise pour aller vers le verdissement – notre objectif à tous, avec la compétitivité du pays – est la massification.

Ces mouvements vont de pair avec des exigences de qualité de service très accrues en matière de fiabilité – je ne reviens pas sur les grèves, mais les chargeurs en parlent tout le temps –, notamment de ponctualité. Or notre transport ferroviaire est complexe : les ruptures de charge sont nombreuses, l'intermodalité est fréquente pour faire du transport de bout en bout. Ces facteurs techniques objectifs font que la fiabilité n'est pas ce que nous avons de plus fort.

Il faut encore compter avec la compétitivité des camions. Ceux-ci constituent, soyons clairs, la référence pour les clients, car ils correspondent mieux à leurs attentes en matière de flexibilité, de facilité : ils transportent toutes les tailles sur toutes les distances. Je suis frappée par l'importance du transport routier de marchandises sous pavillon étranger, spécifiquement pour les flux qui intéressent le ferroviaire, c'est-à-dire de longues distances qui s'étendent sur plusieurs pays. Or, tant en raison des taxes, en particulier sur le gazole, que du dumping social – même si ce point s'est amélioré depuis le paquet « mobilité » –, les transporteurs routiers français ne sont pas en bonne position – c'est l'un des sujets de la stratégie logistique française adoptée par le Gouvernement.

Enfin, s'agissant des ports, j'espère que l'infrastructure Haropa – Le Havre, Rouen, Paris – améliorera la situation ; je note aussi des initiatives à Marseille et sur le Rhône. Mais à l'heure actuelle, c'est désolant. À Hambourg la part de ce qui entre et de ce qui sort qui est acheminé par des transports lourds – ferroviaires ou fluviaux – est de l'ordre de 35 % à 40 % ; en France, hormis à Dunkerque, on est plutôt à 5 % ou 10 %. Ce qui peut être fait à Marseille me paraît donc très important.

Voilà pour l'historique long. Je constate, néanmoins, depuis quatre ou cinq ans, un changement : le développement durable a surgi ; cette question imprègne désormais beaucoup les discours et même un peu les faits. Les entreprises clientes font face à une demande de leurs consommateurs et de leurs salariés. En outre, pour celles de plus de 250 salariés, les obligations de reporting de l'Union européenne constituent un élément très important : il faut montrer comment on décarbone son entreprise ; les modes de transport que l'on utilise font partie du « scope 3 ».

On ne sait pas ce que la réindustrialisation verte va donner pour le secteur de la logistique. Il y aura sans doute davantage de flux sur notre territoire, puisque l'on espère qu'il y aura davantage d'usines. Ces flux seront différents : dans une économie circulaire, pour l'acier par exemple, il s'agit davantage de récupérer de la ferraille un peu partout pour la recycler que de l'importer d'Asie. J'ai l'impression que ces évolutions vont plutôt dans le sens du développement de la logistique. Cela peut représenter de nouvelles chances pour le fret ferroviaire, puisqu'il y aura beaucoup de grosses choses à transporter : éoliennes, éléments de grandes usines ou de centrales nucléaires…

Si je suis plutôt optimiste, c'est aussi parce que les différents acteurs se sont mobilisés. Vous connaissez ce qui, dans les plans de relance, concerne les infrastructures de fret. Il me semble particulièrement intéressant que les contrats de plan État-région (CPER) comportent un volet relatif au fret : non seulement cela manifeste l'intérêt de l'État, mais cela mettra les régions dans le coup, y compris sur la question des sillons. Le plan du Gouvernement, avec l'inscription dans la durée des aides à la pince, la prise en charge d'une partie des péages et les aides au wagon isolé, est sécurisant pour les chargeurs, ce qui est essentiel : une organisation logistique ne se change pas en quelques minutes ! Il faut donner des arguments pour convaincre les entreprises de choisir le fret ferroviaire, qui est plus cher mais essentiel au développement durable.

Dans une logique de planification écologique, il faudrait à mon sens établir un schéma à dix ans des plateformes logistiques. Les opérateurs privés devraient pouvoir y participer. Dans le passé, j'ai vu des éléphants blancs, c'est-à-dire des équipements construits avec de l'argent public mais dans des endroits qui n'étaient pas pertinents, pas économiquement viables.

Les acteurs, disais-je, sont mobilisés. Vous rencontrerez probablement l'alliance 4F – Fret ferroviaire français du futur – dont France Logistique a soutenu les demandes. Les dirigeants de la SNCF réalisent un travail remarquable. Tous les acteurs de la logistique s'y mettent. Ainsi, l'Union des entreprises transport et logistique de France (TLF), organisation professionnelle privée, édite un guide de la logistique ferroviaire. Différents acteurs du transport routier s'intéressent au transport combiné, y compris par des acquisitions. L'Agence de la transition écologique (ADEME) propose différents programmes, notamment FRET21, même si celui-ci n'est pas directement ferroviaire.

Nos ambitions sont fortes, puisqu'il s'agit de doubler le fret ferroviaire. Il n'est d'ailleurs pas évident que les Allemands réussiront mieux que nous !

Le problème, ce sont les sillons. Honnêtement, SNCF Réseau fait beaucoup d'efforts : la qualité et l'attribution des sillons s'améliorent, comme la rapidité de réponse. Mais les trains de fret ne sont pas prioritaires – il est normal que la priorité soit donnée aux trains de passagers et aux travaux. Faire des travaux la nuit, c'est très bon pour les passagers, mais c'est très mauvais pour le fret ! De la même façon, développer les TER, c'est formidable – ce n'est pas moi, qui ai entamé la décentralisation des TER, qui dirai le contraire – mais ce n'est pas bon pour le fret, puisque le réseau est davantage occupé. Il en va de même pour le Transilien, en Île-de-France, ou pour les SER – services express régionaux – métropolitains. Tout cela fait un peu peur : que vont devenir les sillons de fret ? Les arbitrages sont très délicats. C'est le rôle de SNCF Réseau, sous le contrôle de l'Autorité de régulation des transports (ART), et des élus. Des conférences de coordination vont se réunir pour prendre ces décisions ; en général, à la question de savoir s'il vaut mieux faire passer des trains de voyageurs, les autorités organisatrices répondent oui. Quelle place sera laissée au fret ? Celui-ci, soit dit en passant, rapporte moins d'argent à SNCF Réseau, même si la question est désormais principalement écologique.

J'ai confiance dans cette activité. Il faudra trouver des équilibres économiques pour en assurer la pérennité, ce qui ne veut pas dire que nous devrons être dans le pur marché – cela fait des décennies que nous n'y sommes pas. Il faudra une certaine sobriété dans l'usage des aides publiques, et celles-ci devront être conformes aux règles de l'Union européenne. L'action en faveur de l'écologie, à laquelle nous sommes tous attachés, devra compenser l'évolution vers la démassification.

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