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Intervention de Stéphane Pesce

Réunion du jeudi 13 juillet 2023 à 9h05
Commission d'enquête sur les causes de l'incapacité de la france à atteindre les objectifs des plans successifs de maîtrise des impacts des produits phytosanitaires sur la santé humaine et environnementale et notamment sur les conditions de l'exercice des missions des autorités publiques en charge de la sécurité sanitaire

Stéphane Pesce, directeur de recherche à l'Inrae :

Je suis devant vous en tant que l'un des pilotes scientifiques de l'expertise scientifique collective sur les impacts des produits phytopharmaceutiques sur la biodiversité et les services écosystémiques. J'ai piloté cette expertise avec deux collègues de l'Inrae et de l'Ifremer. Cette expertise a été demandée par les ministères de la transition écologique, de l'agriculture et de l'enseignement supérieur dans le cadre du plan Écophyto.

Quarante-six experts scientifiques de la recherche publique ont été mobilisés, dix-neuf instituts et universités ont été représentés. Ce travail a duré deux ans (2020-2022) et plus de 4 500 références ont été citées dans le rapport final de 1 400 pages. Je serai donc devant vous aujourd'hui le porte-parole de ces scientifiques et suis chargé de vous présenter les principales conclusions de notre travail.

Cette étude portait sur les produits phytopharmaceutiques au sens large : nous avons pris en considération les pesticides de synthèse autorisés et interdits, les produits de biocontrôle et les produits phytopharmaceutiques minéraux comme le cuivre. En complément, nous nous sommes également intéressés aux produits de transformation, c'est-à-dire les produits qui sont formés à partir des substances actives initiales, ainsi qu'aux adjuvants et coformulants présents dans les formules commerciales.

Nous nous sommes intéressés à la contamination et aux impacts le long du continuum terre-mer, en incluant les sols, les milieux aquatiques continentaux (eaux de surfaces et sédiments), mais également le milieu martin. L'objectif était de produire à la fin un état des lieux des connaissances sur l'impact de cette contamination sur la biodiversité structurelle – les espèces présentes ou absentes – mais également la biodiversité fonctionnelle – le fonctionnement des écosystèmes, le rôle écologique des organismes présents dans l'environnement – en allant jusqu'aux services écosystémiques, c'est-à-dire aux avantages de cet écosystème dont nous tirons parti.

En plus de notre étude, deux autres expertises scientifiques collectives de ce type ont eu lieu. La première, menée par l'Inserm, concernait les effets des pesticides sur la santé humaine. La seconde, portée par l'Inrae, s'intéressait à la protection des cultures à travers l'augmentation de la diversité végétale des espèces agricoles. En complément, la prospective « Agriculture européenne sans pesticides chimiques en 2050 » a rendu ses conclusions il y a quelques mois. Le programme prioritaire de recherche (PPR) « Cultiver et Protéger Autrement » est quant à lui en cours.

Le premier enseignement de notre étude est le suivant : tous les compartiments de l'environnement sont contaminés par des produits phytopharmaceutiques issus principalement de l'activité agricole et généralement en mélange. À la suite de la mise en œuvre de la loi Labbé, la tendance est à la diminution de l'usage des produits phytopharmaceutiques pour les produits non agricoles. Par conséquent, la part de l'agriculture a fortement augmenté ces dernières années dans les produits phytosanitaires.

La contamination est majoritairement agricole mais elle n'épargne pas les zones non agricoles, y compris des zones très éloignées des sources. On retrouve par exemple ces produits dans des fonds marins situés à des milliers de kilomètres des zones où ils sont utilisés. Des mélanges de produits phytopharmaceutiques sont présents dans tous les compartiments environnementaux, y compris dans les organismes biologiques. Pour les produits historiques identifiés comme les plus préoccupants et interdits depuis de très nombreuses années pour certains, la tendance est à la baisse des concentrations dans l'environnement.

En revanche, nous pâtissons d'un véritable manque de données pour de nombreux produits phytopharmaceutiques, notamment les substances mises sur le marché récemment, tous les produits en biocontrôle, et pour les produits de transformation. Certaines substances actives donnent ainsi lieu à plusieurs dizaines ou centaines de produits de transformation. Or ces produits sont parfois plus rémanents que la substance initiale, et parfois plus toxiques. Cependant nous n'étudions que quelques dizaines de produits de transformation, alors qu'il y en a plusieurs centaines dans l'environnement.

Il faut également mentionner l'importance du phénomène de « pseudo-persistance » pour les phytopharmaceutiques les plus utilisés. Désormais, la durée de vie des substances est relativement courte, mais les substances utilisées de manière quasi permanente et en grande quantité sont toujours présentes dans l'environnement car on en apporte continuellement.

Pour le grand public, la biodiversité est liée à la présence ou l'absence des espèces. Les PPP contribuent au déclin de la biodiversité à travers la combinaison d'effets directs et indirects. Le déclin de la biodiversité est réel mais il est multi-causal. La pollution par les produits phytopharmaceutiques s'inscrit dans le cadre plus large de la pollution chimique en général. À cette pollution chimique s'ajoutent de nombreux stress environnementaux : le changement climatique, la perte des habitats, l'apparition d'espèces invasives, les maladies. L'IPBES ou plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques, qui est à peu près l'équivalent du Giec pour la biodiversité, estime dans son dernier rapport que la pollution chimique est le troisième ou quatrième facteur responsable du déclin de la diversité et de la dégradation des écosystèmes, à peu près au même niveau que le changement climatique. La cause principale est liée aux changements d'utilisation des terres et des mers. Encore une fois, les phytopharmaceutiques ne sont qu'une partie des polluants chimiques que l'on retrouve dans l'environnement.

On constate une hétérogénéité des connaissances mais les conclusions les plus robustes concernent les espaces agricoles, qu'il s'agisse des milieux terrestres ou aquatiques. En revanche, en milieu marin, très peu de travaux s'intéressent à l'impact des produits phytopharmaceutiques.

Dans les espaces agricoles, l'abondance de données permet d'effectuer des analyses à larges échelles spatiales ou temporelles. Cependant, ces analyses concernent surtout des pesticides de synthèse et principalement des pesticides historiques, parfois interdits aujourd'hui. Par ailleurs, de nombreux travaux ont porté sur les impacts du cuivre utilisé en agriculture biologique. Un manque de connaissances doit néanmoins être déploré concernant le biocontrôle et les territoires d'outre-mer, au-delà de la problématique du chlordécone.

Sur la base des connaissances scientifiques, il est indéniable que les produits phytopharmaceutiques sont une des causes majeures du déclin de certaines populations, en particulier tous les invertébrés terrestres, comme les vers de terre, les carabes et les coccinelles. Les invertébrés aquatiques sont également touchés dans les territoires agricoles, de même que les oiseaux. Les effets ne sont pas les mêmes selon le mode de vie et l'alimentation de ces oiseaux.

Il existe également des suspicions très fortes sur les amphibiens et les chauves-souris, même s'il est difficile d'isoler la part relative des produits phytopharmaceutiques par rapport aux autres stress environnementaux, notamment en raison du nombre d'études limité.

Historiquement, les effets étaient très marqués lorsque l'on utilisait des substances très toxiques, à forte concentration et très rémanentes – ils étaient fréquemment létaux. Les effets sont aujourd'hui plus insidieux et chroniques. La science met de plus en plus en évidence des effets sublétaux, sur le long terme. Il peut exister par exemple des immunodéficiences (les organismes seront plus vulnérables à certaines maladies) ou des déficiences comportementales (les abeilles n'arrivent plus à retrouver leur ruche, les oiseaux prennent du retard dans leur migration), des dysfonctionnements en matière de reproduction. Ces effets ne sont pas forcément visibles de manière simple mais les conséquences de long terme sont réelles, entraînant un déclin des populations.

À ces effets directs liés à la toxicité des substances, il convient d'ajouter les effets indirects. Parmi ceux-ci, on observe par exemple des diminutions de ressources alimentaires ou la dégradation des habitats. Pour ma démonstration, je vais utiliser l'exemple des oiseaux, qui est à la fois parlant et pédagogique. Les oiseaux granivores sont plutôt intoxiqués directement, lorsqu'ils avalent des semences traitées et qui contiennent des produits toxiques. L'effet sur les granivores peut également être indirect, en cas de baisse de la disponibilité des graines adventices.

La situation est inverse chez les oiseaux insectivores : il y a peu d'effets directs, à part s'ils ingèrent des proies contaminées. Le plus souvent, les effets sont liés à une perte de ressources : si les insectes sont très touchés par la présence de phytopharmaceutiques, le garde-manger de ces oiseaux se vide. Une étude trop récente pour avoir été prise en compte dans notre expertise a porté sur l'observation des oiseaux pendant plus de trente ans, sur 20 000 sites à l'échelle européenne. Ces effets indirects ont été démontrés scientifiquement et l'on constate un fort impact sur le déclin de ces populations.

À présent, je souhaite évoquer la question des fonctions écosystémiques, c'est-à-dire le rôle écologique de ces organismes dans le milieu. Une première fonction importante consiste à fournir des habitats et des biotopes pour les organismes. Par exemple, la végétation remplit ce rôle, en servant d'habitat et de refuge pour différents organismes. Si elle est impactée par les herbicides ou par le cuivre, une dégradation, voire une perte de ces habitats peut survenir. La notion de zone refuge est essentielle : les impacts sont moindres dans les régions où il existe une diversité d'habitats, où les organismes peuvent aller se réfugier lorsque la pression chimique est forte et ensuite recoloniser le milieu quand cette pression diminue. Ces zones refuge constituent donc des réservoirs de biodiversité que nous devons protéger, au même titre que la connectivité de ces zones avec les écosystèmes. Or si les produits phytopharmaceutiques sont présents partout, il n'existe plus de zones refuge, mais uniquement des zones tampon.

Une autre fonction porte sur la dégradation de la matière organique. L'hiver, les feuilles mortes envahissent nos écosystèmes terrestres et aquatiques. Ces ressources sont importantes pour les écosystèmes à cette période de l'année : la matière organique dégradée sert de base énergétique grâce à l'activité des micro-organismes et de certains invertébrés qui vont s'en nourrir pour produire de la biomasse, qui sera elle-même consommée par les autres organismes. Cette décomposition de matière organique est très impactée par les insecticides, les fongicides et le cuivre. Dans certaines rivières situées en zone agricole, ces substances sont fréquemment présentes et entraînent une inhibition parfois complète de la dégradation des feuilles, qui ne servent plus de ressource alimentaire pour l'écosystème rivière, lequel, de ce fait, dysfonctionne. Les microorganismes ne sont pas très considérés en matière de biodiversité mais leur relai écologique est primordial. Il est donc important de tenir compte de cette biodiversité fonctionnelle.

Une autre fonction essentielle consiste à conférer à l'écosystème une résistance aux perturbations. De plus en plus de travaux sont menés sur les effets concomitants des produits phytopharmaceutiques et du dérèglement climatique, non seulement par le changement des températures mais aussi par la multiplication des évènements extrêmes : fortes précipitations, épisodes de sécheresse. Dans 80 % des cas, les travaux mettent en évidence que les effets des stress pris individuellement sont accrus lorsqu'on les mélange. Par ailleurs, la communauté scientifique a également besoin d'innovations conceptuelles et méthodologiques pour aborder cette question du lien entre changement climatique et pression chimique de manière plus globale que ce que nous faisons pour le moment. Il sera sans doute nécessaire de faire appel à la modélisation pour pouvoir passer un cap en termes de connaissances.

Une autre vulnérabilité concerne celle des parasites et agents pathogènes. De plus en plus de travaux soulignent que certains produits phytopharmaceutiques, en particulier les insecticides néonicotinoïdes, fragilisent les populations d'abeilles, d'oiseaux ou de chauves-souris, qui deviennent plus vulnérables lorsqu'elles sont soumises à des pressions biologiques comme des maladies ou des virus. Les effets sont sublétaux mais entraînent néanmoins des conséquences sur les populations.

Si l'on va plus loin, en dépassant cette fonction écologique, il est possible d'aller jusqu'aux services écosystémiques. En matière de santé environnementale, trois grands services sont étudiés : la production végétale cultivée, la lutte naturelle contre les ravageurs et la pollinisation. La production végétale cultivée est plutôt favorisée par l'utilisation des produits phytopharmaceutiques, mais la lutte naturelle contre les ravageurs et la pollinisation subissent les effets négatifs de la contamination par ces mêmes produits.

La notion de service écosystémique est assez récente dans la sphère scientifique et il importe de créer des passerelles entre les chercheurs. Elle permet de prendre des décisions car elle prend en considération les effets négatifs comme positifs pour établir un choix in fine. Certains services sont quasi ignorés, comme les services en lien avec la qualité des sols. Les experts que vous auditionnerez la semaine prochaine seront certainement plus précis que moi dans ce domaine.

Dans cette expertise, nous nous sommes également intéressés aux leviers d'action. Il est possible de continuer à utiliser les substances, en choisissant les moins dangereuses et surtout en adaptant les pratiques pour limiter les transferts. Parmi les substances les moins dangereuses, il est souvent question du biocontrôle. Vraisemblablement, l'utilisation du biocontrôle est bénéfique, mais avons besoin de connaissances pour nous en assurer : à ce stade, nous ne sommes pas capables de fournir des réponses robustes. La communauté scientifique est bien consciente de la nécessité de travailler sur ces substances et de ne pas se contenter de son origine naturelle.

La phase d'application est importante. Les agriculteurs connaissent la nécessité de s'adapter aux conditions météorologiques et d'adopter une utilisation raisonnée. La gestion du sol est également essentielle : le sol est le premier récepteur.

Notre expertise s'attache également à mettre en lumière la nécessaire réflexion à l'échelle du paysage, au-delà de la parcelle. L'utilisation des produits phytopharmaceutiques doit ainsi être pensée au sein d'un paysage et essayer de faire en sorte que ce paysage soit aussi diversifié que possible, en contenant des zones tampons et des zones refuge permettant aux organismes d'aller se réfugier si besoin avant de revenir dans le milieu. À l'échelle d'un paysage, différents acteurs interviennent, avec des attentes et des prérogatives distinctes.

La zone tampon permet d'éviter les transferts et d'épargner le milieu aquatique, qui est le vecteur de cette contamination. Il faut également penser en termes de zones refuge, de biodiversité et de multiplicité d'habitats. Il n'existe pas de solution miracle. Seule une combinaison de leviers permet d'améliorer les impacts. Il importe donc de pas raisonner uniquement en quantités de substances utilisées, mais en impacts. Les premiers plans Écophyto ont surtout raisonné en quantités, mais nous nous orientons de plus en plus vers les notions de risque et d'impact. Les Suisses disposent d'une longue expertise en la matière.

Le dernier levier est constitué par la réglementation. Dans la littérature scientifique internationale, il apparaît que les objectifs de la réglementation européenne sont vus comme suffisamment protecteurs et ambitieux. De fait, de nombreux substances et produits phytopharmaceutiques sont interdits en Europe mais encore utilisés dans d'autres parties du monde. Cette réglementation est en effet très exigeante mais elle nécessite, pour être appliquée, la production d'un grand nombre de données. Les objectifs sont ainsi ambitieux, mais les routines des procédures d'évaluation des risques et les critères de détermination des risques sont encore largement perfectibles.

Il est donc également nécessaire de faire appel aux savoirs non académiques et aux sciences humaines et sociales pour aider à la prise de décision. La réglementation ne permet pas d'éviter complètement la contamination du milieu, ni de protéger la biodiversité à hauteur des objectifs affichés.

Pour y remédier, la littérature scientifique propose plusieurs pistes. Il s'agit d'abord de pistes réglementaires, comme de faire réaliser les études par des laboratoires indépendants et non par les firmes qui commercialisent les produits phytopharmaceutiques elles-mêmes. Tous les résultats des tests doivent être publiés pour permettre aux scientifiques d'y accéder, ce qui n'est pas toujours le cas à l'heure actuelle. Il faut également renforcer les suivis post autorisation. En France, le dispositif de phytopharmacovigilance permet de suivre le devenir et les impacts des substances une fois qu'elles sont présentes dans le milieu. Porté par l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), ce dispositif constitue une spécificité et un point fort de la France.

Il faut également se concentrer sur le passage de la connaissance scientifique à la prise de décision. Bien souvent, les scientifiques produisent de nombreux rapports dont les recommandations ne sont pas toujours appliquées, pour diverses raisons. Sans doute convient-il de revoir le processus, afin d'y apporter une plus grande souplesse. Enfin, les scientifiques doivent également faire l'effort de normaliser leurs approches ; de développer de nouveaux tests sur d'autres types d'espèces pour être plus représentatifs de la biodiversité et de sa complexité ; et enfin d'essayer de nouvelles méthodes et de nouveaux concepts pour aborder les questions de multi-stress.

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