Mon exposé portera sur l'historique les politiques de contrôle des pesticides, qui recoupera, avec un point de vue différent, un certain nombre d'éléments évoqués par M. Durand. Les pesticides sont devenus un indispensable vecteur de réassurance des rendements agricoles en France depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, même s'ils étaient très utilisés depuis la fin du XIXème siècle. À l'époque, les substances employées étaient naturelles. Après 1945, les progrès de la chimie de synthèse ont permis de démultiplier le nombre de produits pour protéger les cultures contre les ravageurs. Chaque décennie a amené sa nouvelle famille de produits : les organochlorés, les organophosphorés, les carbamates, les nicotinoïdes, les néonicotinoïdes, etc.
Dès les années 1980, la France est de facto très dépendante des pesticides : à cette époque, plus de 500 substances actives sont autorisées et contenues dans plus de 3 000 préparations commerciales. Les pesticides sont devenus un élément central de la « révolution silencieuse » : l'immense mouvement de l'agriculture française vers une agriculture plus productiviste, à partir des décennies qui ont suivi la deuxième guerre mondiale. Cette évolution est allée de pair avec l'agrandissement des surfaces agricoles, le remembrement, la mécanisation et l'utilisation croissante de matières fertilisantes. Les pesticides constituent donc un ensemble de ce tout.
Cela conduit à une augmentation spectaculaire des rendements dans la deuxième partie du XXème siècle : ils ont été multipliés par quatre pour le blé et par six pour le maïs, par exemple. L'utilisation massive des pesticides a aussi été associée à une transformation des conditions de travail et de vie sur les exploitations agricoles. Les pesticides représentent une assurance mais aussi un confort de travail par rapport au désherbage mécanique, par exemple. Leur utilisation a permis de dégager du temps et des revenus ; elle a permis à une fraction des agriculteurs de bénéficier d'une forme de « moyennisation » de leurs conditions par rapport au reste de la société, avec l'accès aux vacances, à la société de consommation, etc.
Les pesticides font donc partie d'un tout économique, technique et social. Certains collègues l'ont qualifié de « verrouillage sociotechnique » : une fois que les pesticides sont là, ils font partie d'un tout dont il est difficile de sortir. Les politiques publiques ont visé, depuis la massification de l'usage des pesticides au milieu du XXème siècle, à en contrôler les effets. Les pesticides sont en effet des produits dangereux, conçus pour endommager des organismes vivants. On a donc cherché à en maitriser les risques pour permettre leur diffusion massive en agriculture, sans commettre trop de dégâts.
On a d'abord essayé de maîtriser les risques de ces produits dangereux en jouant sur la dernière variable de l'équation : la limitation des expositions aux pesticides. Celle-ci s'est caractérisée par de multiples tentatives de définir leurs conditions d'utilisation par les agriculteurs, afin de protéger des effets indésirables la santé humaine des travailleurs, des riverains et des consommateurs, mais aussi l'environnement.
Cette philosophie « d'usage contrôlé » ou « safe use » est au cœur du principal instrument de politique publique que sont les autorisations de mise sur le marché (AMM). En France, les pesticides y sont soumis depuis 1943. Cette préoccupation est donc très ancienne. Les modalités d'AMM ont largement été revues en 1972 pour donner une place plus importante à l'évaluation des risques des pesticides.
Au cœur de cette évaluation de risque, on trouve la question de la définition de bonnes pratiques agricoles, avec notamment le port de vêtements de protection. Les politiques publiques de contrôle des dangers des pesticides ont en effet surtout visé la protection de la population la plus exposée, c'est-à-dire les agriculteurs.
La mise en œuvre de la politique d'usage contrôlée des pesticides est longtemps passée par des acteurs institutionnels spécifiques au monde agricole. Par exemple, les politiques de protection de la main-d'œuvre agricole contre les risques professionnels ont largement été administrées par des institutions relevant de l'agriculture. Ainsi, le régime de protection sociale agricole est spécifique : il est géré par la mutualité sociale agricole (MSA), qui dispose de sa propre branche « accidents du travail et maladies professionnelles », mais aussi de sa propre médecine du travail et son propre corps d'ingénieurs en prévention. En outre, jusqu'en 2009, il existait une inspection du travail agricole à part, qui était rattachée au ministère de l'agriculture. C'est par ce biais que les politiques d'usage contrôlé des pesticides ont été mises en œuvre des années 1950 jusqu'à une date récente.
Ceci s'est traduit par exemple par l'établissement de tableaux de maladies professionnelles particulières, portant mention des effets indésirables, par la mise en œuvre d'un réseau de toxicovigilance visant à repérer les effets indésirables des pesticides sur la main-d'œuvre agricole.
Ces dispositifs ont eu le mérite de rendre visibles certains effets des pesticides sur la main-d'œuvre agricole, mais ils sont restés centrés sur la prévention, l'identification et la réparation des intoxications aigües produites par des expositions accidentelles. Ils offrent toujours très peu de moyens pour repérer, prévenir et réparer les effets chroniques d'exposition de long terme aux pesticides.
Au cours des vingt ou trente dernières années, des préoccupations portées notamment par des mouvements sociaux assez hétérogènes – associations de victimes, associations environnementalistes, collectifs de riverains, syndicats d'apiculteurs – ont mis en lumière les préoccupations relatives aux effets indésirables de ces pesticides, lesquels semblent être insuffisamment contrôlés par les politiques en vigueur.
Parmi ces effets qui ont échappé à la politique d'usage contrôlé, on peut citer les effets des pesticides néonicotinoïdes sur la santé des abeilles, qui font l'objet d'affaires importantes dès la fin des années 1990, mais aussi la pollution des eaux et de l'air. On peut évidemment penser aussi à la question du coût sanitaire des expositions professionnelles aux pesticides, avec notamment le développement de diverses maladies chroniques. Depuis les années 1990, des études épidémiologiques multiples indiquent qu'il s'agit là d'un facteur de risque pour des pathologies comme les cancers du sang, le cancer de la prostate, les maladies neurovégétatives, les troubles respiratoires et les troubles de la reproduction. On peut enfin citer les effets des pesticides sur les riverains des parcelles agricoles, même si l'on a moins de données en épidémiologie sur ce sujet.
Ces nouvelles données scientifiques et ces mouvements sociaux ont mis l'accent sur des défaillances notables dans la politique d'usage contrôlé des pesticides. Manifestement, des produits ont atteint le marché, qui avaient des effets indésirables sur la santé humaine et sur l'environnement.
Au cours du dernier quart de siècle, depuis que les indésirables de l'usage massif de ces produits en agriculture ont été rendus plus visibles, deux évolutions ont contribué à l'évolution des politiques publiques de contrôle des pesticides. Ces politiques ont d'abord été européanisées. L'un des effets de la construction du marché commun a ainsi été l'harmonisation des pratiques d'évaluation des risques, s'agissant notamment des pesticides. La directive 91/414/CEE a ainsi harmonisé l'évaluation des risques des substances actives des pesticides et le règlement 1107/2009, qui s'y est substitué, a renforcé l'harmonisation des pratiques d'évaluation des risques des préparations commerciales. Les États conservent la main sur les autorisations de mise sur le marché mais selon des modalités d'évaluation des risques très encadrées par l'Europe, notamment à partir des lignes directrices édictées par l'Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa).
Cette européanisation de l'évaluation des risques n'a pas modifié la philosophie de l'usage contrôlé qui, selon les termes du règlement 1107/2009, vise à « fixer des niveaux de sécurité en matière d'exposition et à définir des modalités d'un emploi inoffensif ». L'idée demeure la même : on peut définir les bonnes règles par le biais des étiquettes qui vont permettre aux agriculteurs d'utiliser les produits dangereux avec un niveau de risque contrôlé pour eux-mêmes, leurs salariés, les riverains et les consommateurs de produits agricoles, ainsi que pour la faune et la flore adjacentes.
Deuxième dynamique à l'œuvre, l'espace politique évolue fortement, en France notamment. Cela s'explique en partie par la montée de contestations sociales portées par une grande variété d'acteurs très mobilisés. Mais au-delà, on assiste à une « tectonique des plaques institutionnelles », qui procède d'une forme d'érosion des prérogatives du ministère de l'agriculture en matière de contrôle des pesticides. En 2006, l'évaluation des risques des préparations commerciales a ainsi été transférée à l'Agence française de sécurité sanitaire de l'alimentation (Afssa). En 2009, l'inspection du travail agricole a été fusionnée avec l'inspection générale du régime général, au sein ministère du travail.
À partir de la fin de la première décennie des années 2000, nous avons également vu l'émergence des mouvements sociaux mais aussi d'autres acteurs jusque-là en retrait, qui sont venus s'intéresser à la question des pesticides, comme le ministère de la santé, le ministère de l'environnement et le ministère du travail. Ces institutions ont été la cheville ouvrière de demandes d'expertises scientifiques sur ce sujet, qui ont entrainé la multiplication de rapports d'experts depuis une quinzaine d'années. Ces rapports mettent tous en avant, d'une manière ou d'une autre, le danger des pesticides pour la santé et l'environnement. En 2016, le transfert des autorisations de mise sur le marché à l'Anses a parachevé cette évolution. En résumé, il existe des concurrences institutionnelles de plus en plus marquées quant à la mesure des risques des pesticides et la manière de les contrôler.
Je souhaite conclure mon propos en évoquant l'évolution des politiques de contrôle des pesticides. Incontestablement, ces produits sont plus strictement contrôlés qu'il y a trente ou quarante ans, notamment sous l'effet de l'harmonisation européenne. Cela a conduit à durcir les conditions d'accès au marché des pesticides et notamment à réduire le nombre de substances actives sur le marché européen.
De nouvelles mesures de gestion du risque ont été introduites en France, comme les bandes enherbées pour protéger les cours d'eau, les délais de réentrée pour protéger les travailleurs agricoles qui retournent travailler dans des parcelles traitées, ainsi que, plus récemment, les zones de non-traitement. La succession des plans Écophyto témoigne également du souci institutionnel pour favoriser une déprise et une sortie de la dépendance de l'agriculture française aux produits phytosanitaires.
Néanmoins, en dépit de ces changements importants, les politiques publiques de contrôle des pesticides sont toujours marquées par la prééminence d'une philosophie d'usage contrôlé, qui repose sur l'idée qu'un agriculteur correctement formé et informé des dangers des pesticides doit avoir les moyens de les utiliser de telle manière que les effets dangereux ne l'atteindront pas.
En matière de santé au travail, cela se manifeste notamment par le poids substantiel du vêtement de protection dans l'évaluation des risques, à travers l'attribution de très forts coefficients de protection, alors même que de nombreuses questions se posent sur l'efficacité de la protection permise par les combinaisons et les gants lors de l'exposition aux pesticides. Il en va de même des mesures de gestion des risques pour la protection des riverains et des cours d'eau. C'est toujours sur les épaules des exploitants utilisateurs de produits que repose l'essentiel des mesures de prévention des risques liés aux pesticides.
Cela pose de nombreuses questions qu'il est souvent difficile d'aborder car les données, notamment académiques, manquent en matière de mesure de l'exposition aux pesticides. Cependant, celles dont nous disposons nous enjoignent à réfléchir sur l'effectivité des mesures de prévention en place.
Dans cette affaire comme dans beaucoup d'autres, il ne faut pas tout attendre de la science, qui n'aura pas réponse à tout. Il convient donc de procéder à des choix politiques et je me félicite que votre commission d'enquête s'en préoccupe.