Le sujet dont vous vous êtes saisis est d'une extrême complexité, comme vous l'avez souligné. Il faut d'abord avoir conscience que le secteur agricole est engagé depuis longtemps dans de profondes transformations, qui vont devoir encore plus s'accélérer. Ce secteur n'a pas cessé d'évoluer. On ne peut pas comprendre le sujet des produits phytosanitaires si l'on ne mesure pas à quel point ils ont contribué à l'essor et au développement de notre agriculture.
Ces produits sont apparus il y a longtemps : on en parlait déjà en 1800. Mais leur utilisation a connu une formidable accélération après la Deuxième Guerre mondiale. Les résultats enregistrés ont été notables pour la protection des cultures. Il faut avoir à l'esprit qu'un agriculteur est confronté à de multiples aléas, de toutes natures. Il y a évidemment l'aléa climatique, comme on le constate encore en ce moment. Par ailleurs, à partir des semis et tout au long de leur développement, les productions végétales sont soumises à de multiples bioagresseurs. Les produits phytosanitaires ont ainsi apporté une sécurité incroyable dans la régularité des rendements, en permettant aux agriculteurs de s'exonérer d'un grand nombre d'aléas. Si l'on veut bien mesurer ce changement, il suffit de s'intéresser à ce qu'étaient les famines au Moyen-Âge. Aujourd'hui, ces aléas sont encore très présents à l'échelle de la planète : il suffit de voir les ravages des criquets en Afrique. On ne peut donc pas parler des produits phytosanitaires sans concevoir la nécessité de la protection des cultures.
Aujourd'hui, les produits phytosanitaires sont devenus une question sociétale : ils ne concernent plus que les agriculteurs., En effet, on a observé au fur et à mesure de la montée en puissance de leur utilisation, des impacts négatifs de ces produits sur l'environnement et la santé, conduisant certains acteurs à s'interroger et à demander un certain nombre de changements.
Dans ce contexte, nous avons beaucoup mis l'accent sur des mesures incitatives, visant à faire en sorte que les agriculteurs utilisent moins ces produits. Il faut bien reconnaître qu'elles n'ont pas toujours conduit aux résultats espérés. On a quand même obtenu des résultats très positifs, comme le développement de l'agriculture biologique, qui a montré que l'on pouvait se passer des produits phytosanitaires. Les politiques publiques menées ces dernières années ont essentiellement reposé sur l'encadrement réglementaire de l'utilisation de ces produits, qui a fortement fait évoluer les pratiques. Le nombre de substances actives autorisées au niveau communautaire n'a fait que diminuer. Aujourd'hui, un peu moins de 500 substances actives sont autorisées, dont 250 sont en cours de réévaluation. On a ainsi un rétrécissement considérable de l'éventail des possibilités.
Il faut avoir conscience que les produits phytosanitaires ont permis de développer des pratiques agricoles extrêmement simples à mettre en œuvre, à un moment où le secteur a connu une forte diminution du nombre d'actifs. Ces pratiques ont eu pour conséquence inattendue d'éloigner les producteurs de l'agronomie et de la réflexion sur les systèmes de production.
Aujourd'hui, en raison du changement climatique et d'interrogations quant à la durabilité de notre secteur, nous devons reprendre le travail sur notre manière de concevoir les systèmes de production. Il y a maintenant un lien entre la protection de cultures et la manière de penser nos systèmes de production. Cela doit nous conduit à développer une approche positive : en dépit des difficultés, il est possible de réussir. Il faut allonger la rotation des cultures, favoriser leur diversité, mais aussi réfléchir à des environnements différents. Nous avons passé beaucoup de temps à lutter contre le vivant, il faut apprendre à se servir du vivant, de manière positive. Je pense par exemple aux haies, aux auxiliaires.
À titre d'exemple, le colza est une culture importante dans notre pays. L'insecticide phosmet, qui permettait de lutter contre les altises du colza, a été interdit. Ces altises viennent piquer les premiers pédoncules du colza et font mourir le plan. Nous avons travaillé avec les instituts techniques et les producteurs pour trouver une parade, que nous avons trouvée : nous semons le colza plus tôt, pour qu'il soit plus développé et plus résistant lorsque les altises arrivent, en septembre.
Autre exemple dans le secteur de la betterave, où sévit un virus transmis par les pucerons. Le retrait des néonicotinoïdes a entraîné des conséquences massives sur la baisse de la production de sucre, du fait de ce virus. Les sélectionneurs travaillent aujourd'hui pour identifier des lignées de betteraves qui ont une odeur qui ne plaît pas aux pucerons. L'idée consisterait donc à sélectionner des variétés de betterave qui « embarquent » ce gène d'odeur qui sert de répulsif.
Je vous invite à regarder un indicateur assez simple dans un premier temps : celui des quantités de substances actives utilisées dans notre pays. Au passage, je souligne que nous sommes le seul pays de l'Europe à publier des données aussi détaillées sur l'utilisation des produits phytosanitaires. Elles sont disponibles à la fois aux niveaux national, régional et départemental.
Nous avons enregistré des avancées incontestables : les données pour 2020, 2021 et 2022 témoignent de la plus faible utilisation de produits phytosanitaires à ce jour. Ce n'est sans doute pas suffisant mais, de fait, la consommation de produits phytosanitaires n'augmente pas. En 2022, nous avons même enregistré une réduction de 30 % de l'utilisation du glyphosate. Surtout, nous assistons à une réduction très importante de l'utilisation des produits et des substances les plus préoccupantes. Ces données sont utiles car elles donnent une idée de ce qui a pu être fait, de ce qui reste à faire mais aussi du fait que nous ne sommes pas restés inactifs.
La pression réglementaire ne fléchit pas. Le problème auquel nous sommes confrontés est le suivant : la stratégie de réduction de l'emploi des produits phytosanitaires est plus subie que partagée par les acteurs. Il s'agit là d'une difficulté majeure : dans un domaine particulièrement sensible, les politiques publiques n'ont pas réussi à totalement convaincre les acteurs. Cela incite à réfléchir pour la suite.
Par ailleurs, vous le verrez sans doute lors de vos prochaines auditions, en matière de publication des données, de stratégies développées, nous nous singularisons en Europe. En tant que fonctionnaire d'État, je l'affirme : nous n'avons à pas à rougir du travail collectif que nous produisons en France, nous sommes plutôt en avance en Europe. Il importe aujourd'hui de partager ce travail avec nos partenaires européens et de renforcer l'harmonisation des actions menées au niveau communautaire. À défaut, nous créons des distorsions de concurrence préjudiciables pour les producteurs. Nous devons aussi répondre à la question posée par la concurrence des pays tiers. Nous pouvons certes multiplier les exigences applicables aux producteurs nationaux mais nous devons veiller à ne pas induire des importations supplémentaires de produits qui ne répondent pas à nos normes. Dans cet esprit, nous avons ainsi déclenché une nouvelle fois la clause de sauvegarde sur les cerises cette année.
En conclusion, les travaux que vous menez sont importants car ils donnent du sens au domaine assez large de la protection des cultures. Aujourd'hui, nous cherchons clairement à réduire notre dépendance à l'utilisation des produits phytosanitaires : nous essayons de construire des alternatives. Vous devez prendre conscience du fait que nous ne sommes plus dans une situation de type « un problème, une solution phytosanitaire ». Cette vision sera de moins en moins vraie à l'avenir. Il nous faut aujourd'hui élargir la palette des solutions offertes aux producteurs, ce qui passe par des investissements significatifs, pour développer l'ensemble des leviers que sont mula génétique, le biocontrôle, les solutions mécaniques, la reconception de système.
Nos objectifs consistent donc bien à réduire notre dépendance et diminuer les quantités de produits phytosanitaires, à réduire les impacts négatifs sur la santé et l'environnement et à ouvrir des voies d'avenir intelligentes, en mobilisant des leviers qui avaient été un peu été sous-estimés jusqu'à présent. Ce chemin n'est pas complètement utopique : certains de ces leviers sont déjà à l'œuvre sur le terrain. Désormais, la massification des bonnes idées et des bonnes pratiques est l'un des enjeux principaux.