Mon intervention portera sur les grands traits de l'évolution des modes de culture en France. Je prendrai l'exemple des grandes cultures, mais nous pourrons parler d'autres systèmes si vous le souhaitez. Je montrerai d'abord que le contexte macroéconomique n'est pas favorable à la réduction de l'usage des produits phytosanitaires, avant d'expliquer comment la diffusion des solutions alternatives bute sur les stratégies et l'organisation de l'ensemble des acteurs de l'agriculture, lesquels sont organisés autour de la solution phytosanitaire.
Depuis cinquante ans, on assiste à une spécialisation croissante des exploitations et des régions du monde, amplifiée par le développement du commerce international, chaque région du monde se spécialisant dans les cultures pour lesquelles elle dispose d'un avantage comparatif. En France, cela s'est traduit, depuis des décennies, par l'expansion du blé – augmentation de 50 % des surfaces cultivées depuis les années 1970, du maïs et du colza – les surfaces cultivées ont été multipliées par dix depuis les années 1970, au détriment de toutes les autres cultures ou presque, et notamment des légumineuses. Cette évolution entraîne des rotations de plus en plus courtes. Dans le monde, ce phénomène se traduit par l'extension des espaces de monoculture.
L'exemple de l'expansion du colza dans la moitié nord de la France depuis 1970 est édifiant à ce titre. Elle est notamment liée au soutien du colza par les biocarburants, qui a entraîné une augmentation des surfaces cultivées dans les années 2000. Pour le blé, C'est le soutien des prix qui a contribué à façonner cette spécialisation. Outre les mécanismes commerciaux internationaux susmentionnés, cette spécialisation est ainsi également le fruit des politiques publiques qui ont été conduites.
Les rotations courtes entraînent un retour rapide des espèces qui se développent, au détriment des espèces qui régressent. Dans le bassin parisien, les rotations dont les surfaces ont le plus augmenté depuis les années 1980 sont la rotation colza – blé – orge, voire même des rotations encore plus courtes : colza – blé, tous les deux ans, quand on n'est pas dans la monoculture de blé. Aujourd'hui, en France, pour 17 % des surfaces en blé tendre, le blé suit un autre blé. Dans certaines régions ou départements comme l'Eure-et-Loir, jusqu'à 30 % des surfaces sont concernées.
Ceci n'est pas sans conséquence sur les bioagresseurs. En effet, un blé favorise un certain nombre d'espèces d'adventices comme le vulpin. Les épis de vulpin du premier blé vont produire des graines qui vont se démultiplier dans le deuxième blé, et ainsi de suite. À chaque fois, les agriculteurs traitent, ce qui engendre la création de variétés de vulpin résistantes aux herbicides. Il en va de même pour l'augmentation des surfaces cultivées en colza, qui favorise les bioagresseurs liés au colza.
Mais les conséquences s'en ressentent également sur les performances agronomiques : les rotations courtes entraînent une diminution des rendements, comme le montrent plusieurs enquêtes menées par le ministère de l'agriculture. Quand on observe les petites régions agricoles, du bassin parisien par exemple, on voit que la relation entre la surface en colza et le nombre de traitements phytosanitaires est évidente, qu'il s'agisse des herbicides ou des insecticides. Les mécanismes qui expliquent cette relation sont distincts. Je l'ai expliqué pour les herbicides, dans le contexte des rotations courtes. S'agissant des insecticides, c'est davantage un « effet région » qui explique ce besoin accru de traiter : plus les insectes ont à manger dans la région, plus ils se multiplient, plus les agriculteurs les voient et les traitent. En agriculture biologique, ces rotations courtes ne se sont pas pratiquées, et les agriculteurs en grande culture n'ont pas besoin de traiter. Le lien entre le système de culture, la durée des rotations et le recours aux pesticides est ainsi très clair.
On assiste aussi à une réduction du travail du sol, pour diverses raisons. Économiques d'abord, parce que le travail du sol – notamment le labour – coûte du temps et de l'énergie. Cette évolution s'explique aussi par un souci lié à la fertilité des sols : le travail du sol a, en effet, un impact souvent négatif sur l'activité biologique du sol, en particulier sur les vers de terre. Les statistiques agricoles montrent ainsi que le sol est de moins en moins travaillé. Or, les situations avec labour sont toujours moins traitées que les situations sans labour.
Les agriculteurs recherchent dans leur majorité à exprimer le potentiel de production du blé, d'autant plus que le prix du blé est actuellement assez élevé. Quand les prix sont hauts ou que des espérances de prix hauts existent, les agriculteurs cherchent ainsi à obtenir le rendement le plus élevé. Or, les techniques qui accroissent le rendement, sur le blé comme sur d'autres cultures, accroissent aussi le risque de bioagresseurs. Par exemple, le semis très précoce, qui augmente la durée de photosynthèse, ce qui permet des rendements potentiellement plus élevés, favorise aussi les adventices et un certain nombre de maladies cryptogamiques. La fertilisation azorée soutenue, qui permet à un blé d'être plus productif, favorise aussi un certain nombre de maladies. Les variétés les plus productives sont ainsi fréquemment plus sensibles aux maladies. Il existe donc des relations entre la recherche de rendements très élevés et le recours aux produits phytosanitaires.
Au total, la spécialisation et les rotations courtes, la réduction du travail du sol et la recherche d'un potentiel de production élevé, qui ont contribué au niveau de production de l'agriculture française, ont aussi conduit à accroître le besoin de traitement. Or ces évolutions de fond contrebalancent les efforts – réels – de réduction de l'usage des pesticides des agriculteurs. C'est la raison pour laquelle on ne voit pas de baisse nette sur les statistiques nationales : les traitements phytosanitaires restent les pivots des systèmes de culture dominants et c'est d'autant plus compliqué d'en réduire l'usage que les systèmes dominants évoluent dans le sens que je viens de décrire.
Par ailleurs, la diffusion des solutions alternatives est freinée par le fait que tous les acteurs se sont organisés autour des solutions phytosanitaires. En grande culture, on dispose d'un grand nombre de solutions techniques pour réduire les traitements phytosanitaires : les outils d'aide à la décision, pour mieux positionner les traitements ; le bulletin de santé du végétal ; les variétés résistantes aux maladies ; le désherbage mécanique ; la lutte biologique contre un certain nombre d'insectes ; les mélanges de variétés ; les associations plurispécifiques ; les itinéraires techniques blé bas intrants ; ou encore, les successions diversifiées, pour maîtriser les adventices et favoriser la santé des sols.
Si l'on regarde ces solutions une par une, certaines sont assez courantes mais la plupart sont délaissées par les agriculteurs. Quand on en analyse les raisons sur le terrain, en interrogeant les agriculteurs et leurs partenaires commerciaux, on s'aperçoit que la cause réside dans les interactions entre l'agriculture et ses partenaires.
Par exemple, les mélanges de variétés de blés, efficaces pour réduire les quantités de fongicides, n'ont pas été pratiqués pendant longtemps parce que la plupart des meuniers préfèrent acheter des lots de variétés pures. Les associations plurispécifiques sont peu cultivées faute de trieur dans la plupart des coopératives. La conduite du blé « bas intrants » se heurte à la réticence des collecteurs quant à une réduction des volumes ; ils demandent des volumes importants pour amortir leurs silos. De même, les variétés résistantes existent, par exemple les pommes de terre résistantes au mildiou, mais elles nécessiteraient un changement des procédés de transformation. Enfin, l'allongement des rotations se heurte à la difficulté de développer des filières pour les espèces de diversification.
Ainsi, la diffusion des solutions alternatives bute sur les stratégies des acteurs d'amont ou d'aval, qui sont tous organisés autour de la solution phytosanitaire. Les systèmes de production agricole actuels, fortement utilisateurs de produits phytosanitaires, sont totalement cohérents avec l'organisation des filières amont et aval, où la stratégie de chaque acteur renforce la stratégie des autres acteurs. Dans ces circonstances, personne n'a vraiment intérêt à remettre en cause les tendances lourdes auxquelles il s'est adapté.
Nous avons ce que les économistes appellent des « mécanismes d'auto-renforcement » autour de la solution phytosanitaire, mécanismes de surcroît interconnectés. Par exemple, les espèces de diversification sont actuellement cultivées sur de faibles surfaces. Cela fait qu'elles sont peu sélectionnées, en raison de coûts de logistique et de transaction élevés et de références agronomiques rares, car elles sont peu étudiées. Leur rentabilité est ainsi inférieure à celles des grandes espèces, ce qui fait qu'elles continuent à être cultivées sur des petites surfaces. Inversement, les espèces cultivées sur les grandes surfaces bénéficient d'un progrès génétique important, d'innovations en protection des plantes ou en technologie de transformation, de références agronomiques nombreuses et donc d'une compétitivité confortée. Dans les travaux de recherche internationaux, on appelle cela une situation de lock-in ou de verrouillage sociotechnique, qui freine les alternatives aux traitements phytosanitaires. Pour pouvoir agir dessus, il faut comprendre comment il fonctionne. C'est d'autant plus compliqué que ce verrouillage est multidimensionnel : économique, social, culturel, cognitif, réglementaire.
Pour conclure, le contexte macroéconomique est favorable à l'usage des produits phytosanitaires. On observe par ailleurs des obstacles à la diffusion des solutions alternatives qui renvoient à l'organisation collective des acteurs. Dans ce contexte, travailler à la réduction des traitements phytosanitaires suppose de repenser l'action publique et l'action collective. Nous étudions ces sujets au sein de notre équipe ; je pense en particulier à notre collègue Viviane Trèves, qui travaille sur une analyse gestionnaire de la construction des plans Écophyto, à l'interface entre sciences de gestion et agronomie dans le cadre de sa thèse, dont la soutenance est prévue en décembre.