Aujourd'hui débute, avec la présentation de ce rapport, une étape importante pour l'avenir de nos peuples et territoires dits d'outre-mer.
Je tiens tout d'abord à remercier tous les collègues députés qui ont activement participé aux auditions et contribué aux travaux de la commission d'enquête, dont le président Guillaume Vuilletet ainsi que les vice-présidentes Maud Petit et Estelle Youssouffa, qui ont chacun et chacune pris leur mission à bras-le-corps. Je tiens également à remercier particulièrement l'équipe du secrétariat de la commission d'enquête, qui a produit un travail conséquent de synthèse, jusqu'à la dernière minute, dont est issu le projet de rapport qui vous est aujourd'hui soumis.
La commission d'enquête, créée par une résolution adoptée à l'unanimité et consacrée au coût de la vie – sujet souvent réduit à la vie chère qui en est une conséquence – s'est intéressée à dix territoires dits d'outre-mer situés du Pacifique à l'océan Indien, en passant par l'Atlantique.
Nous avons mené un travail approfondi pendant cinq mois, avec peu de moyens au regard des enjeux et des défis à relever. Le coût de la vie est au cœur de notre lutte pour la dignité et la justice de nos peuples respectifs, pour l'amélioration de leurs conditions de vie, pour la réduction des inégalités – notamment de niveaux de vie – vis-à-vis des Français résidant dans l'Hexagone, dans le respect de l'égalité des droits et de nos différences.
Les informations recueillies au cours des cinq mois d'enquête m'ont permis de rédiger le rapport de 330 pages que je vous présente aujourd'hui. Il offre un éclairage sur un sujet crucial pour le quotidien des familles, des entreprises, des associations et des collectivités, et constitue un premier pas important sur le chemin vers une espérance en ouvrant des perspectives nouvelles.
Ce rapport, qui était très attendu, n'est pas un aboutissement mais un commencement ; il n'est pas un simple état des lieux ; il propose une nouvelle vision dynamique et pragmatique, un nouveau paradigme ; il n'est pas un objectif mais un moyen pour atteindre le bien-être, l'épanouissement collectif et individuel ainsi que le progrès, en plaçant l'être humain au centre de nos préoccupations.
Nous avons étudié la question, historique dans ces territoires, du coût de la vie de manière très factuelle, en mettant en lumière ses causes structurelles et conjoncturelles.
Nous avons aussi analysé le modèle économique dans de nombreux secteurs d'activité – transport aérien et maritime, télécommunications, logement, santé, etc. –, avec une attention particulière pour l'organisation et le fonctionnement du puissant secteur de la grande distribution.
Bien sûr, nous avons examiné les différents déterminants du coût de la vie que sont le niveau des revenus, le niveau des prix, le sous-financement des collectivités et l'action de l'État.
Enfin, nous nous sommes attachés à faire des propositions concrètes à court, moyen et long terme afin d'offrir des solutions et des perspectives aux peuples dits ultramarins et à leurs territoires pour un avenir meilleur.
Comme vous le savez, le coût de la vie dans les territoires concernés tient à un niveau de revenus dans les territoires ultramarins très inférieur à ceux de l'Hexagone et des inégalités qui se sont accrues ; un niveau des prix beaucoup plus élevé – de 9 % à La Réunion à 16 % en Guadeloupe – et des écarts de prix qui n'ont cessé de se creuser, selon les chiffres pour 2022 publiés la semaine dernière par l'Insee ; une perte sèche de dotations de l'État depuis près d'une quinzaine d'années par les collectivités publiques locales qui n'a pas été intégralement compensée. Par ailleurs, les multiples défaillances continues de l'État ont ajouté aux difficultés ; elles ont accru les inégalités avec l'Hexagone mais aussi à l'intérieur des territoires d'outre-mer, tout en augmentant leur vulnérabilité économique et sociale, donc le coût de la vie. Pourtant, ce problème global, multifactoriel et profond a des conséquences pour tous et dans tous les domaines de la vie économique et sociale de nos territoires.
La combinaison de ces facteurs a produit des conséquences insupportables – mal développement, insécurité, précarité et extrême pauvreté, crises socio-économiques récurrentes – qui peuvent devenir irréversibles et provoquer davantage encore de dégâts humains, voire le chaos social.
Quelles sont donc les causes réelles et précises du problème du coût de la vie ? Les causes structurelles – l'éloignement, l'insularité, l'exiguïté des marchés – sont réelles, mais il n'est pas possible de leur en attribuer la responsabilité exclusive. Surtout, elles ne sont ni fatales ni sans solutions.
En effet, comme le démontre mon rapport, le modèle économique des territoires ultramarins est caractérisé par une concurrence très limitée, une production locale insuffisante voire très faible, des importations historiques et massives depuis la France et l'Europe, des oligopoles et des monopoles ainsi que la présence de très nombreux intermédiaires dans la chaîne d'approvisionnement, chacun réalisant sa marge.
Certains grands groupes sont eux-mêmes composés de très nombreuses petites entreprises. Ils utilisent un schéma organisationnel complexe qui leur permet à la fois de multiplier des marges plus petites, mais plus nombreuses, et de renforcer leur groupe en pratiquant la concentration verticale et horizontale – je pense à GBH et SAFO pour la franchise Carrefour. L'enseigne Leclerc, qui est un distributeur coopératif regroupant des adhérents, est tout aussi importante, mais moins segmentée. Ces deux réseaux forment un duopole puissant, présent dans de très nombreux territoires dits d'outre-mer. Les autres grands groupes, plus modestes, sont très loin derrière.
En outre, il existe des importateurs, fournisseurs, grossistes locaux puissants, ce qui ajoute un intermédiaire supplémentaire à la chaîne d'approvisionnement, donc une marge supplémentaire. Ceux-ci détiennent un monopole de fait de la distribution de certaines marques nationales, à défaut d'un monopole de droit tombant désormais sous le coup de l'interdiction des accords exclusifs d'importation. Ce monopole de fait les place en position de faiseurs de prix.
Les outils mis en place par l'État pour réguler certains prix en outre-mer et pour lutter contre les pratiques anticoncurrentielles se sont révélés inefficaces. Enfin et surtout, l'État reste historiquement défaillant dans ses interventions et sa volonté d'agir est insuffisante.
Je souhaite, avec ce rapport, lancer un message d'alerte sur la situation urgente et critique des territoires ultramarins, mais aussi donner une espérance nouvelle, car les solutions existent et les potentialités de ces territoires sont réelles, reconnues et importantes.
Quelle est cette situation critique et urgente ? C'est celle de peuples et de territoires confrontés à l'incapacité de l'État à agir, à résoudre les problèmes inhérents à leurs particularités et à résorber les inégalités issues d'une histoire coloniale qui a laissé ses empreintes prédatrices dans les économies contemporaines. C'est celle de peuples et de territoires enfermés dans un modèle de consommation largement calqué sur celui de l'Hexagone, donc fondé sur l'importation de marchandises, au détriment d'une production locale qui peine à créer la richesse nécessaire pour permettre aux petits producteurs de vivre dignement de leur travail et à tendre vers l'autonomie alimentaire. C'est celle de peuples et de territoires prisonniers de quelques grands groupes de la grande distribution, toujours à la recherche d'une concentration plus importante. Ces derniers maîtrisent la totalité de la chaîne logistique et des méthodes d'approvisionnement, rachètent les entreprises dans une logique d'intégration horizontale et verticale, et sont en situation d'oligopole de fait, notamment pour l'approvisionnement en gros de certains produits. Tout cela, sans réaction des autorités chargées de garantir la concurrence et les droits des consommateurs comme le voudrait la démocratie économique. Les grands groupes finissent par déterminer les prix du marché dans de très nombreux secteurs, prix que leurs concurrents sont contraints d'accepter, faute d'alternative pour s'approvisionner.
Même si le travail d'investigation doit être poursuivi et complété, nous avons découvert des mécanismes extrêmement troublants et contraires à l'éthique économique. Nous avons notamment pu confirmer l'existence des marges arrière. Les grands groupes intégrés accumulent, à chaque étape, les marges tout en maintenant l'opacité du système, ce qui empêche de savoir où vont les bénéfices accumulés. En tout état de cause, les marges arrière exigées par certains distributeurs n'atterrissent jamais dans la poche du consommateur, car les prix ne baissent pas.
Il a fallu les pouvoirs d'une commission d'enquête pour convoquer les dirigeants des grands groupes – GBH, SAFO, CréO, Parfait, Wane – et leur demander de s'expliquer sur leur fonctionnement, notamment sur l'accumulation de marges que leur permet la concentration. Il a fallu aussi ces prérogatives pour obliger à s'exprimer les dirigeants de la compagnie CMA CGM, en position dominante en matière d'approvisionnement des Outre-mer. Ils ne sont pas parvenus à me convaincre de leur générosité et des faibles marges qu'ils réaliseraient alors qu'ils sont manifestement en situation de position dominante. Je rappelle que cette compagnie a réalisé un bénéfice net de 23 milliards d'euros en 2022.
La situation critique et urgente, c'est celle de citoyens ultramarins pour lesquels l'État ne joue pas son rôle de régulateur et ne propose aucune solution adaptée à leurs réalités pour parvenir à une gouvernance plus responsable et respectueuse de l'humain. Or, l'égalité des droits des Ultramarins avec leurs compatriotes vivant en France hexagonale est tout simplement une question de dignité et de justice.
La situation critique et urgente, c'est celle de collectivités territoriales souffrant d'un sous-financement chronique, alors que, selon le rapport « Soutenir les communes des départements et régions d'outre-mer » de Georges Patient et Jean-René Cazeneuve, les communes et les intercommunalités ultramarines ont été défavorisées dans l'attribution des dotations de l'État. Les mesures de péréquation n'ont pas compensé intégralement ce déficit ni pris en compte des années de sous-dotation. La capacité des territoires à réaliser des investissements importants et à en récolter les bénéfices dans le temps est donc aujourd'hui fortement amputée.
Voilà la situation critique et urgente que subissent les Outre-mer et leurs habitants. Or, face à une telle situation, le remède doit être fort. Nous n'en sommes plus aux mesures palliatives, mais bien à un plan de déchoquage économique et social en faveur des Outre-mer. Quand le malade fait un arrêt cardiaque, il faut le réanimer rapidement en relançant la circulation sanguine, en mobilisant les forces vives et en lui redonnant, dans un premier temps, oxygène et nourriture avant qu'il ne puisse retrouver son autonomie de fonctionnement.
Ce rapport porte l'espoir de sortir d'une spirale vicieuse pour entrer dans un cercle vertueux. L'État, en partenariat avec les collectivités territoriales et les forces vives locales, doit mettre en place un grand plan d'investissement productif, comportant des moyens financiers exceptionnels. Il s'agit, pendant au moins une décennie, de créer de la confiance, d'inciter les investisseurs privés à investir, de favoriser le développement d'activités, de créer de l'emploi, d'augmenter les revenus afin d'accroître le niveau de vie des peuples des territoires ultramarins et de réduire durablement les inégalités avec l'Hexagone.
Le plan de déchoquage que je propose est courageux et ambitieux ; il prend enfin pleinement en considération les spécificités ultramarines. Aimé Césaire rappelait en citant Hegel qu' « il ne faut pas opposer le singulier à l'universel, que l'universel, ce n'est pas la négation du singulier, mais que c'est par l'approfondissement du singulier que l'on va à l'universel ».
Le plan comporte soixante-huit propositions, non exhaustives. Je souhaite vous présenter brièvement les plus importantes. La commission d'enquête n'étant qu'un premier pas, chacun de nos territoires doit se saisir de la question en organisant, avec toutes ses forces vives, des états généraux du coût de la vie et du pouvoir d'achat Outre-mer afin de créer une dynamique partagée.
Il faut ensuite aboutir à une véritable baisse des prix pour les consommateurs de l'ordre de 10 à 20 %, en négociant avec les grands groupes une diminution des marges de l'ensemble des acteurs de la filière, mais aussi en passant d'une logique de maîtrise volontaire des prix – celle du bouclier qualité-prix – à une logique de blocage des prix des produits de première nécessité.
En ce qui concerne le coût du fret maritime, il faut, d'une part, expérimenter un dispositif de compensation intégrale des coûts d'acheminement pour les produits de première nécessité, et d'autre part, concentrer l'aide de 750 euros de CMA CGM sur les produits de première utilité sociale, comme le proposent le préfet de la Martinique et le président du conseil exécutif de Martinique.
En matière de revenus, il faut permettre aux Ultramarins d'avancer vers l'égalité réelle avec les Hexagonaux. Pour cela, il est nécessaire d'augmenter significativement les salaires ultramarins, de l'ordre de 20 %, en réunissant une conférence sociale ; de créer une prime de vie chère pour les salariés du secteur privé, de 20 % également, financée par une taxe sur les profits des grandes entreprises opérant Outre-mer ; de rétablir les plafonds de la réduction d'impôt sur le revenu des contribuables ultramarins ; d'affecter les recettes de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) des trois départements d'outre-mer dans lesquels elle existe – Guadeloupe, Martinique et La Réunion – aux ménages modestes sous la forme d'une allocation destinée à acheter des services et des produits issus des circuits courts ; de majorer les prestations sociales légales versées Outre-mer d'un complément égal au différentiel de coût de la vie avec l'Hexagone.
Pour venir en aide aux petits entrepreneurs, acteurs incontournables du développement endémique, il faut mettre fin aux concentrations et aux rachats, qui mettent les grands groupes de distribution en situation d'oligopole et de faiseur de prix ; contrôler plus strictement les grands groupes intégrés, et notamment leurs filiales grossistes importatrices, afin qu'ils ne puissent plus discriminer les petits distributeurs ; simplifier et accélérer les procédures de demande de financement de création d'entreprises pour les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME) ; réformer les règles d'attribution du programme d'options spécifiques à l'éloignement et à l'insularité (Posei) pour qu'il finance la diversification agricole au profit de l'autonomie alimentaire et non seulement les filières d'exportation ; accompagner les petits producteurs pour qu'ils sortent de l'emprise des grands groupes et des gros producteurs.
Des zones franches globales et des ports francs doivent être créés dans les départements et régions d'outre-mer. Les TPE et PME seront exonérées pendant dix ans de cotisations fiscales et sociales, à condition de créer des emplois et de recruter. Les aides à l'embauche seront conditionnées au recrutement de résidents du territoire ultramarin concerné.
Afin de créer des activités économiques endogènes, il faut développer des filières industrielles de transformation de matières premières importées de l'environnement régional – j'ai pris l'exemple du Brésil pour approvisionner la Martinique – et organiser l'exportation de produits locaux – bois pour la construction, matériels mobiliers, plantes médicinales – et des pôles d'exportation de services.
La position géostratégique des territoires ultramarins, leurs potentialités ainsi que leurs expertises locales sont des atouts pour devenir des hubs de recherche et d'innovation dans des domaines comme la santé, le numérique ou l'aérien.
Afin que les Outre-mer bénéficient d'une véritable continuité territoriale, il faut leur appliquer le dispositif en vigueur pour la Corse en y affectant un financement public équivalent. Il faut également encourager le retour des forces vives en instaurant une priorité d'affectation dans leur territoire d'origine des lauréats ultramarins des concours de la fonction publique – les fonctionnaires d'État originaires de Corse demandant une mutation se voient octroyer 1 400 points de bonus pour revenir dans leur île, les Guadeloupéens les Martiniquais et les Réunionnais seulement 1 000.
Enfin, et surtout, dans le respect de la volonté des peuples des territoires ultramarins, et dans le droit fil de l'appel de Fort-de-France, il faut aller plus loin sur le plan institutionnel, autrement dit envisager le transfert aux collectivités ultramarines qui le souhaitent du pouvoir normatif nécessaire au développement économique et social. Cela concerne aussi bien l'aménagement du territoire, les transports, l'énergie, écologie, la régulation économique, les échanges commerciaux, le développement économique, les aides et subventions, la continuité territoriale que la fiscalité.
Il s'agit d'appliquer le principe de subsidiarité. En effet, ceux qui connaissent le mieux les territoires ultramarins sont ceux qui y habitent. Aucun progrès dans leur développement ne pourra être fait sans eux. Aucun progrès ne sera possible sans responsabilité ni responsabilisation locales. Aucun progrès ne sera réaliste sans libérer l'initiative locale publique et privée.
Il s'agit de trouver les outils au service du développement, adaptés aux identités singulières et aux réalités des territoires ultramarins, pour conjuguer le droit à l'égalité et le droit à la différence. Nous sommes naturellement à la fois égaux en droit et différents par nos cultures, nos modes de vies et nos positions géographiques. Il faut en finir avec le principe jacobin qui fait de l'égalité des droits l'ennemi du droit à la différence. Le plan de déchoquage, qui s'étalera sur au moins une décennie, doit être coconstruit avec les Ultramarins.
En conclusion, ce plan de développement endogène, économique, social, politique, démocratique et avant tout humaniste, vise tout simplement, par le prisme du coût de la vie, à apporter enfin aux Français des territoires d'outre-mer l'égalité de niveau de vie corollaire de l'égalité des droits.
Nous n'avons plus le droit d'hésiter, nous n'avons plus le droit de chercher des excuses, nous n'avons plus le droit de remettre les choses à plus tard. Nous devons agir maintenant ensemble, et c'est ce que propose le rapport. Ce rapport prône la solidarité, le partenariat, et l'unité au service de l'intérêt général.
Il ouvre un chemin et des perspectives : il s'agit d'un outil d'aide à la décision et surtout d'une manière de se projeter dignement, collectivement, solidairement et en pleine responsabilité vers un mieux vivre ensemble et un mieux-être ensemble.
Pour conclure, je citerai encore une fois Aimé Césaire, « Ma conception de l'universel est celle d'un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers. »