Par une raison non proclamée : c'est une prise de gage consécutive au refus de la Commission européenne, justifiée et approuvé par les États membres, de libérer les sommes du plan de relance prévues pour la Hongrie, que ce pays ne mérite pas de recevoir aussi longtemps que, ne respectant pas ses engagements, il commet des violations avérées et nombreuses des principes de l'État de droit. On peut supposer que la Hongrie cherche un donnant-donnant. Mais si la Turquie ratifiait le traité d'adhésion de la Suède à l'OTAN, il serait difficile à la Hongrie, Etat membre de l'Union européenne, de justifier qu'elle ne ratifie pas l'entrée d'un autre État membre de cette même Union dans l'Alliance atlantique.
J'en ai fini avec le sommet de Vilnius et j'en reviens à l'Ukraine pour souligner que la bataille sur le terrain diplomatique est aussi une bataille narrative. Depuis le début, la Russie essaie de faire douter de ses responsabilités. Je ne suis pas en mesure de vous dire quelle personne, quel groupe ou quel État a saboté le barrage de Kakhovka, mais l'intérêt de la propagande russe, et elle a pour partie réussi, est de faire oublier que ce barrage est situé dans une zone de l'Ukraine qu'elle occupe illégalement. Sur le fond, la responsabilité première et unique de la Russie dans le déclenchement de la guerre doit être rappelée. On ne se poserait pas ce genre de question si Moscou n'avait pas attaqué l'Ukraine le 24 février 2022, rompant un processus diplomatique auquel concouraient la France et d'autres États. La Russie s'attache en permanence à jeter le trouble dans les esprits, à épaissir le brouillard dont vous parliez, monsieur le président, par exemple sur le succès ou l'insuccès des premières opérations ukrainiennes.
Mais quelle que soit l'issue de l'offensive en cours, les difficultés militaires que connaît la Russie sont avérées puisque son plan d'origine a raté : Kiev n'est pas tombée en 48 heures, l'Ukraine ne s'est pas effondrée et résiste, l'Union européenne a réagi, les alliés sont unis. Rien ne se passe comme la Russie le souhaitait. Si ces difficultés devaient persister, elle serait tentée de les compenser en continuant de diluer ses responsabilités, voire de les inverser, et de faire prospérer des propositions de paix non fondées sur les principes de la Charte des Nations Unies mais qui appelleraient – on en voit déjà quelques prémices – à un cessez-le feu immédiat, sur le thème : « Des gens meurent, il faut arrêter les frais, nous sommes pour la paix ». Tout le monde est pour la paix, les Ukrainiens plus que quiconque, mais nous ne devons pas oublier quelles sont les responsabilités respectives.
La vigilance doit être vive, d'autant que de nombreux pays non alignés commencent à se positionner et que la Russie peut être tentée d'exploiter certaines échéances : les rencontres économiques de Saint-Pétersbourg, le sommet Afrique-Russie prévu à la fin du mois de juillet, ou encore le sommet des BRICS – pour Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud – à la fin du mois d'août, prévu en Afrique du Sud – en principe, car l'Afrique du Sud, partie au statut de Rome, est liée par les obligations qui en découlent, dont l'arrestation de toute personne sous mandat d'arrêt de la Cour pénale internationale présente sur son territoire, si bien qu'en l'état du droit, ce pays devrait arrêter le président Poutine s'il venait sur son sol.
Les intérêts de la Chine et de la Russie ne sont pas identiques. On l'a vu, lors du déplacement du président chinois à Moscou, à la difficulté de négociation du communiqué conjoint, à ce qui y figure et surtout à ce qui n'y figure pas. On y a noté le rappel qu'un État ne doit pas disséminer des armes nucléaires en dehors de son territoire et je pense que les Chinois ont peu apprécié que, le 25 mars 2023, la Russie, qui s'était dite d'accord sur cette assertion quatre jours auparavant, annonce par la voix du président Poutine qu'elle déploierait début juillet des armes nucléaires en Biélorussie. Ce serait une erreur de croire que les positions de la Chine et de la Russie sont parfaitement alignées. Nous devons donc contribuer à convaincre la Chine de plaider en faveur de la paix. Ses vues ne sont pas les mêmes que les nôtres mais elle ne cesse de rappeler son attachement à la stabilité et aux grands principes de la Charte des Nations Unies, dont celui de l'intégrité territoriale des États. Il n'est pas indifférent que la Chine envoie au sommet de Paris des 22 et 23 juin son premier ministre et ce sommet sera l'occasion d'entretiens entre le président de la République et M. Li Qiang.
La position de la France au sujet de Taïwan n'a pas changé ; notre politique – « une seule Chine » – reste la même. Elle se traduit par la reconnaissance diplomatique de la Chine continentale et pas de Taïwan. Avec l'île, nos relations sont d'ordre commercial, économique, universitaire, parlementaire, mais rien ne concerne ce qui toucherait à la sphère diplomatique. Nous sommes défavorables à tout changement du statu quo, a fortiori par la contrainte. La France est le seul pays ayant fait passer un bâtiment militaire dans le détroit de Taïwan pour des missions de souveraineté visant à assurer la liberté de circulation dans les eaux internationales lors des manœuvres chinoises de fin avril. J'ai rendu visite à l'équipage et au commandant de la frégate Prairial qui ont assuré cette mission lorsque j'étais en Corée. Les missions de souveraineté de notre marine sont fréquentes et je ne peux pas laisser dire que nous aurions une position ambiguë alors que nous sommes le seul pays à en avoir effectué une en cette période tendue.
Le document de position chinoise sur l'Ukraine n'est pas sans valeur. Son article premier, qui rappelle les principes de la Charte des Nations Unies, est excellent, et certains disent que la Chine aurait pu s'en tenir à cela. De même, nous avons des conversations intéressantes avec l'Afrique du Sud. Nous souhaitons continuer de dialoguer avec ces pays et rappeler que toute initiative de paix doit veiller à ce que soient respectés les principes fondamentaux de la Charte : la non-agression, la souveraineté des États, leur indépendance, l'intangibilité des frontières, le respect de l'intégrité territoriale. Il faut être vigilants et s'assurer que les initiatives de paix en gestation n'avalisent pas de fait les annexions russes.
Toute proposition conçue sous la forme : « Cessez-le-feu immédiat, pour le reste on verra plus tard » entérinerait les annexions condamnées par l'Assemblée générale des Nations Unies à une très forte majorité parce qu'illégales ; le président de la République l'a dit clairement à Bratislava le 31 mai dernier. Une telle situation créerait un nouveau conflit gelé et, à coup sûr, une nouvelle guerre à l'avenir. Cela nous affaiblirait tous. La seule paix possible est une paix dont les termes respectent le droit international ; elle doit être négociée et conclue par le pays, attaqué, envahi et dont une partie du territoire est aujourd'hui illégalement occupé. Il faut éviter que la fausse neutralité affichée par un certain nombre de pays non alignés aboutisse de facto à avantager l'agresseur russe par l'adoption d'une initiative de paix déséquilibrée, soit à l'une des occasions que j'ai évoquées soit lors de l'Assemblée générale des Nations Unies, fin septembre.
Forts de ces considérations, le président de la République, moi-même, Sébastien Lecornu et d'autres dans leur champ de compétences déployons nos efforts auprès de pays qui ne sont pas seulement des pays occidentaux, européens ou membres de l'Alliance atlantique. Tout récemment, je me suis entretenue avec mes homologues sud-africaine et brésilien ; j'ai eu des entretiens bilatéraux en Arabie saoudite et au Qatar et je serai à Pretoria lundi et mardi prochains.
Il nous faut aussi répondre aux préoccupations des pays dont je viens de parler au sujet des conséquences négatives en matière de sécurité alimentaire, de transport des céréales et de prix de l'énergie, dues à une guerre qui est de la responsabilité russe. Nous avons beaucoup fait à ce sujet et continuerons de faire. L'un des objectifs du sommet pour un nouveau pacte financier mondial des 22 et 23 juin prochains est de montrer que nous cherchons à faciliter l'accès des pays en développement aux financements internationaux.
La guerre russe nous vise aussi, pour le moment sous des formes non létales mais actives. Le site du Quai d'Orsay est le site le plus attaqué de France après celui de l'Élysée. Nous ne pouvons pas toujours attribuer ces attaques mais je puis vous dire qu'elles sont très souvent russes ou chinoises, et en ce moment majoritairement russes. Nous avons dénoncé aujourd'hui même la fabrication par les Russes de faux sites de journaux destinés à diffuser de fausses informations et la tentative d'usurpation d'identité du site Internet du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. De telles dénonciations publiques sont rares ; nous y avons procédé délibérément pour alerter sur ce que fait la Russie.
Un mot sur l'Europe, à présent : comme l'a montré le discours du président de la République à Bratislava, l'une des conséquences indirectes de la guerre russe en Ukraine est que nous devons tirer toutes les conséquences du bouleversement géopolitique en cours. Cela signifie nous engager davantage en Europe centrale et orientale, et nous avons tous les atouts pour le faire. Les pays concernés y ont tout intérêt. Ils n'ont pas particulièrement envie d'être trop exposés au risque d'un recul américain dans les décennies qui viennent ; ils ont besoin d'une Europe forte et, en son sein, de partenaires autres que la seule Allemagne.
Nous devons donc nous investir et reconnaître, comme l'a fait le président de la République, les intérêts stratégiques de ces pays, dire que nous serons plus présents, les encourager à aller de l'avant par les réformes qui les rendront aptes à nous rejoindre. Nous devons, en parallèle, travailler au renforcement d'une Europe plus politique, plus autonome, plus souveraine. Ils doivent avancer dans la voie des réformes et nous devons avancer sur les garanties de sécurité. Les perspectives d'élargissement aux Balkans occidentaux sont ouvertes depuis la fin de l'année 2000 et l'élargissement se fera, peut-être à un rythme plus rapide que ce qui avait été envisagé. Cela signifie que nous devrons réformer plus vite nos processus de décision, de manière qu'une Europe élargie puisse prendre des décisions sans être paralysée par la nécessité d'unanimité. Même si désormais les décisions sont prises à la majorité qualifiée dans presque tous les champs, il faudrait aller plus loin, adapter les modalités de prise de décision et aussi, sans doute, les formats et les contenus des politiques pour permettre que certains pays membres fassent plus vite à condition de permettre aux autres de les rejoindre.
L'Arménie n'est pas seule. Nous la soutenons avec l'aide de l'Union européenne et des États-Unis, engagés dans des efforts de médiation et, comme lors du premier sommet de la Communauté politique européenne il y a six mois, le président de la République a à nouveau réuni avec Charles Michel et, cette fois, le chancelier Scholz les dirigeants arménien et azéri. Je me suis rendue dans les deux pays fin avril 2023 ; j'ai été reçue par leurs dirigeants et par mes collègues.
Nous expliquons que la paix est possible et que seul un accord de paix permettra de régler durablement les difficultés, y compris du point de vue azerbaïdjanais. Mais l'Azerbaïdjan, étant en position de force, tend à faire pression, n'a toujours pas accepté de mettre en œuvre la décision de la Cour internationale de justice du 22 février 2023 et continue de bloquer le corridor de Latchine, qui donne accès au Haut-Karabakh. Cependant, il faut dire les choses comme elles sont : le Haut-Karabakh est peuplé en majorité d'habitants arméniens aux droits desquels nous tenons mais ils ne souffrent pas de famine puisque les convois des Nations Unies et ceux de la Croix-Rouge y parviennent. Dire que 120 000 personnes sont en train d'y mourir n'est pas exact. La nouvelle réunion prévue à Bruxelles fin juillet est une manifestation de bonne volonté.
Les Européens nous suivent : je me suis rendue à la frontière, du côté arménien, là où est déployée la mission européenne d'observation. Elle existe très largement grâce aux efforts de la France mais d'autres Européens ont accepté d'en être. Le commandant est allemand, son adjoint est français et de nombreux autres pays y participent. Je pense être la seule ministre d'un pays européen à avoir visité cette mission, pour montrer son utilité ; de fait, sa présence a réduit la tension.
J'en viens à la situation dans le golfe arabo-persique. En Arabie saoudite, début février, j'ai été reçue par le prince héritier qui m'a exposé la stratégie que l'on a vue se dérouler depuis lors. L'Iran reste la principale préoccupation des Saoudiens, à la fois parce que ce pays arrive au seuil nucléaire, s'il ne l'a déjà franchi, et parce qu'il mène des activités déstabilisatrices dans la région. Le prince Mohammed ben Salmane constate que les Occidentaux ne parviennent pas à traiter la question et considère qu'il faut l'aborder autrement, en cherchant un modus vivendi avec l'Iran. C'est le sens de l'accord conclu aux termes de discussions engagées à Oman et qui se sont poursuivies en Chine, le rôle joué par les Chinois étant difficile à mesurer mais réel. Cet accord prévoit le rétablissement des relations diplomatiques et l'Arabie Saoudite attend des Iraniens qu'ils modèrent les ardeurs de leurs proxies, tous ceux qui s'agitent pour eux par procuration dans plusieurs pays dont le Yémen, où l'on constate une légère amélioration, un calme précaire due à une trêve non officielle avec les Houtis.
Au cours de cet entretien, le prince m'a aussi exposé son deuxième axe d'action : avancer sur le dossier syrien, que les Occidentaux n'ont pas non plus traité complétement. En réintégrant Bachar El-Assad au sein de la Ligue arabe, les Saoudiens espèrent parvenir à détacher l'Iran de la Syrie, pari audacieux sur lequel je ne me prononcerai pas. Au Yémen, la stratégie saoudienne fonctionne relativement mais le calme est précaire. Pour l'Irak, on observera le déroulement et les conclusions de la troisième conférence en format Bagdad rassemblant tous les pays de la région, Iran compris, pour aider l'Irak à se relever.
Au sujet de la Syrie, nous avons publiquement exprimé des doutes et rappelé nos exigences, qui sont celles du Conseil de sécurité des Nations Unies : il faut veiller à la lutte contre la résurgence de Daech, contre le trafic de stupéfiants auquel le régime syrien se livre et contre l'impunité ; déterminer les conditions du retour des millions de réfugiés syriens pour l'instant hébergés dans les pays voisins ; soutenir nos alliés kurdes, efficaces dans la lutte contre Daech au point d'avoir permis le recul territorial et la fin du califat.
Le sommet qui se tiendra les 22 et 23 juin prochains à Paris démontrera qu'il n'y a pas « deux poids deux mesures » et que l'on aide les pays en développement, les plus vulnérables en particulier, à accéder plus facilement aux financements internationaux, en usant de la méthode multilatérale qui, incidemment, n'est pas morte. Cette méthode a permis l'accord historique de Montréal sur la biodiversité, l'accord aux Nations Unies sur la conservation et l'utilisation durable de la biodiversité en haute mer, et des progrès il y a deux semaines, à Paris, dans les discussions en vue d'un accord sur un traité juridiquement contraignant mettant fin à la pollution plastique. L'objectif est de poser les principes d'une refonte des mécanismes de financement international et d'accès des pays qui en ont le plus besoin aux financements internationaux, tant multilatéraux que privés.
Le CICID se tiendra après le conseil présidentiel du développement, qui a réaffirmé les grands piliers de notre politique de développement tout en affirmant l'intention de transformer des objectifs géographiques en objectifs de fond. Le terrain est ainsi préparé pour le CICID que Mme la première ministre présidera, je l'espère, le 13 juillet, pour mettre en musique au niveau interministériel les conclusions du conseil présidentiel du développement, ce qui permettra d'exercer une politique plus agile et un meilleur pilotage des opérateurs, notamment l'excellent opérateur qu'est l'Agence française de développement.
Cela se passera d'autant mieux que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères se transforme pour faire face à ses nombreuses tâches, dont je n'ai cité que quelques-unes, avec le « réarmement » annoncé par le président de la République et auquel le Parlement donnera, je l'espère, son assentiment lors de la discussion des projets de loi de finances pour 2024 et les années suivantes. Le président a pris des décisions qui couvrent la période allant jusqu'à la fin de son mandat mais il vous reviendra de nous donner les moyens financiers et humains nous permettant de réaliser son ambition.