Après la séquence de la réforme des retraites, désastreuse pour le fonctionnement démocratique et pour le débat parlementaire, la méthode que vous avez choisie pour aborder la question cruciale du partage de la valeur ne peut que nous interpeller. Après avoir fait la sourde oreille pendant six mois, dont quatorze jours de mobilisation interprofessionnelle soutenue unanimement par les syndicats de salariés, le Gouvernement veut se racheter à peu de frais une vertu en se présentant comme le parangon du dialogue social.
Certains de mes collègues l'ont souligné, vous avez décidé de réduire strictement la question du partage de la valeur au champ de l'accord national interprofessionnel, dont vous avez vous-mêmes limité le périmètre d'intervention, dans le document d'orientation, en commettant la faute originelle d'évacuer le sujet central, au cœur des préoccupations de nos concitoyens : les salaires. Quand les Français vous parlent de partage de la valeur, ils parlent d'augmenter les salaires, de revaloriser le Smic ; vous leur répondez avec la prime Macron, l'actionnariat salarié, la participation et l'intéressement.
Vous donnez ainsi le sentiment d'utiliser la démocratie sociale pour limiter la démocratie parlementaire, donc de ne rien comprendre à l'une ni à l'autre. Vous nous demandez d'être les gardiens de la parole du Gouvernement, donnée aux partenaires sociaux ; de transposer tout l'ANI, rien que l'ANI.
D'abord, les négociations se sont poursuivies après le dépôt du projet de loi, même après l'examen en commission, avec la commission de suivi de la transposition de l'ANI par les partenaires sociaux. Celle-ci s'apparente à un nouveau filtre dans le fonctionnement parlementaire, puisque vous avez annoncé que vous n'émettriez d'avis favorable qu'aux amendements ayant reçu son onction.
L'ANI n'est pas un bloc, il est le résultat d'une négociation : rien ne s'oppose à ce que la représentation nationale ait un débat riche et fécond à son sujet. Nous devons nous montrer particulièrement vigilants aux effets possibles de chaque article. Le rôle des parlementaires est d'analyser, article par article, alinéa par alinéa, si chaque disposition constitue une avancée ou une régression. Nous sommes le législateur de tous les salariés et l'intérêt général est notre boussole. Nous sommes tenus par l'exigence républicaine de respecter la démocratie sociale, sans nous y soumettre.
Les manques et les paradoxes de votre démarche sont frappants. Avant tout, vous manquez de hauteur de vue. Dans tous les pays du monde, la part de la valeur ajoutée distribuée aux salariés, sous forme de traitements, de salaires ou de cotisations sociales, a diminué au cours des quatre dernières décennies. Il s'agit d'une tendance mondiale qui n'épargne pas la France : en 1981, les salariés percevaient 73 % de la valeur ajoutée, contre 65 % aujourd'hui. Plusieurs causes l'expliquent : les politiques de modération salariale, comme la désindexation des salaires de l'inflation – vous vous y complaisez ; la croissance des profits non déclarés ; la financiarisation de l'économie et la place des acteurs institutionnels dans le financement des entreprises ; la gouvernance des entreprises, qui donne davantage de pouvoir aux actionnaires, à quoi vous ne vous attaquez nullement. Tout cela nuit cruellement.
Notre position est claire : tout l'ANI, mais pas seulement l'ANI. Nous sommes favorables à la transposition législative de textes issus de la démocratie sociale, et certaines de nos propositions s'inscrivent dans ce devoir de vigilance que je mentionnais précédemment. Néanmoins, nous assumons d'aller plus loin et de proposer une palette de solutions pour mieux partager la valeur au sein de l'entreprise. Tel était le sens de plusieurs amendements que nous avons déposés, visant à revaloriser les salaires, notamment les plus petits ; à augmenter le Smic ; à convoquer une conférence nationale sur les salaires ; à instaurer un ratio relatif à l'écart salarial maximal dans une entreprise ; à revenir sur l'allègement de la fiscalité sur les actions gratuites ; à conditionner les exonérations sociales au respect d'indicateurs de partage de la valeur ; à prévoir des mesures spécifiques pour les sociétés anonymes à participation ouvrière (Sapo). Malheureusement, beaucoup d'entre eux ont été déclarés irrecevables, en raison du texte de transposition que vous avez choisi.
Vous voulez un débat sans anicroche pour faire adopter l'ANI, mais vous risquez d'annihiler le débat parlementaire. Vous aurez tout de même un débat animé, mais sans animosité.