Le 17 janvier 2022, je présentais devant la commission des affaires culturelles le projet de loi devenu la loi du 21 février 2022, qui a conduit à la restitution de quinze biens spoliés issus des collections publiques. Je concluais alors mon propos avec l'idée que la loi d'espèce constituait le premier pas d'une démarche à prolonger et à accentuer. Je suis donc satisfaite de voir arriver le présent projet de loi-cadre à l'Assemblée nationale, car il constitue cette prolongation, attendue et nécessaire. Je remercie la ministre de l'avoir soutenu dès la première année de cette législature.
Le 23 mai dernier, ce texte a été adopté, à l'unanimité, en première lecture par le Sénat qui a souligné son caractère symbolique et reconnu la simplicité et la praticité du dispositif proposé. J'ai bon espoir que nous pourrons également parvenir à un accord unanime sur ce texte, qui constitue une réelle avancée dans la prise en compte par la France de la nécessité de restituer les biens culturels spoliés.
Les enjeux éthiques, artistiques, diplomatiques, juridiques et économiques de ces restitutions sont primordiaux. Celles-ci n'ont pas pour unique objet de compenser un préjudice matériel, mais aussi de rétablir un titre de propriété légitime et, surtout, de garantir le respect de la dignité des victimes de la barbarie nazie et des persécutions antisémites, auxquelles les autorités françaises ont contribué et qu'elles doivent reconnaitre dans toute la mesure de leurs moyens.
Si le terme de réparation est souvent utilisé dans ce projet de loi et dans le débat qui l'accompagne, cela s'explique par la force d'une habitude communément admise. Mais il ne s'agit en aucun cas de prétendre pouvoir réparer les persécutions et les crimes antisémites commis durant la seconde guerre mondiale – car on ne peut réparer, ni symboliquement ni financièrement, l'irréparable. On peut toutefois faire œuvre de reconnaissance, et ce n'est pas négligeable : cela contribue à restaurer un peu de l'identité de ceux dont on avait voulu l'effacer. On peut également aller vers plus de justice, en restituant aux ayants droit ce qui n'aurait jamais dû être spolié, en leur proposant des compensations, ou en convenant avec eux de la meilleure façon de faire vivre la mémoire des disparus, par exemple à travers l'exposition la plus adaptée de ces biens culturels. Dans la mesure où les biens culturels évoquent un patrimoine particulier, qui touche à l'intime, leur spoliation est l'instrument d'une volonté d'anéantissement innommable.
À travers cette loi-cadre, l'objectif est d'aller plus vite et plus loin dans le processus de restitution de biens culturels spoliés, dans lequel la France s'est malheureusement distinguée par une forme de retard face à d'autres grands pays comme les États-Unis ou l'Allemagne. Si la responsabilité historique particulière de cette dernière explique une politique plus volontariste, on ne peut nier que la France a longtemps fait preuve d'une forme de réticence à se pencher sur son passé, alors même que l'après-guerre y avait constitué une période très active pour la recherche des biens spoliés et leur restitution. Qu'il s'agisse des moyens accordés à ces efforts ou de la volonté politique affichée, la France s'est longtemps montrée trop timorée.
À ces raisons historiques, liées à la difficulté de regarder en face un passé aux heures sombres, s'ajoute la spécificité juridique française du caractère inaliénable des collections publiques, qui réduisait le champ des possibilités de restitution. Plusieurs voies juridiques existaient jusqu'à présent, chacune avec ses difficultés, pour dépasser ce caractère inaliénable.
D'abord, ce principe n'étant pas de rang constitutionnel, le législateur peut autoriser, par une dérogation limitée au caractère inaliénable d'un bien, le déclassement pour la sortie des collections publiques et le transfert de propriété d'une œuvre – sous réserve qu'il existe un motif d'intérêt général et que le déclassement ne porte pas une atteinte disproportionnée à la protection de la propriété publique. Tel est l'objet de la loi du 21 février 2022. Toutefois, l'impulsion donnée à la recherche de provenance par la création de la mission de recherche et de restitution du ministère de la Culture et la coordination de son action avec la CIVS pourraient donner lieu à la découverte de nombreux biens spoliés. Bien qu'il soit encore difficile d'estimer ce nombre, la multiplication possible de ces situations pose la question de la pertinence de lois ad hoc à répétition. Une loi-cadre, en revanche, permettra d'accélérer le rythme des restitutions et constitue une réponse globale et un signe fort d'engagement de la part de la France.
Ensuite, la restitution de biens spoliés peut également être obtenue par la voie judiciaire. Le juge peut la prononcer sur le fondement de l'ordonnance du 21 avril 1945, laquelle frappe de nullité tout acte de spoliation commis en France par l'occupant ou par les autorités en place, et impose la restitution des biens spoliés. Elle s'applique aussi aux biens qui auraient été intégrés aux collections publiques depuis leur spoliation. Cette action judiciaire connait toutefois des limites : elle n'est applicable qu'aux actes de spoliations commis en France, et non dans un État étranger, et l'action doit être engagée par l'ayant droit, ce qui ne laisse pas de place à l'initiative des institutions qui souhaitent effectuer des recherches de provenance. En l'occurrence, le projet de loi que nous examinons permet d'encourager et d'accompagner une démarche plus volontariste des établissements culturels, qui ont pris toute la mesure de l'enjeu consistant à être les conservateurs de collections « propres ».
Pour toutes ces raisons, les personnes auditionnées lors de nos travaux se sont montrées très favorables au dispositif envisagé.
L'article 1er du projet de loi institue une nouvelle procédure de déclassement des biens appartenant au domaine public, par dérogation au régime d'inaliénabilité. Ce dispositif permettra à la personne publique, après avis d'une commission administrative, de prononcer la restitution à son propriétaire ou à ses ayants droit de tout type de biens culturels ayant fait l'objet d'une spoliation. Ceux-ci ne se limitent pas aux œuvres d'art, mais peuvent également être des livres ou des instruments de musique. S'ils n'ont pas nécessairement de valeur financière, ils peuvent revêtir une importance symbolique et intime.
La commission prévue par le texte s'inscrira dans les pas de la CIVS. Instaurée en 1999, celle-ci a vu ses compétences renforcées et élargies en 2018. Le travail remarquable qu'elle effectue pourra se poursuivre et son expérience unique sera capitalisée. L'existence d'avis scientifiques et indépendants constitue une garantie d'impartialité pour l'action publique dans les restitutions, et il faut s'en féliciter.
Bien que la restitution doive demeurer la priorité et la règle générale, l'article affirme également la possibilité d'autres modalités d'accord entre les personnes publiques et les ayants droit, qui ne se limiteront pas à des compensations financières. On peut ainsi imaginer que les ayants droit souhaitent voir certains biens culturels continuer à être exposés dans les collections publiques, encadrés par un dispositif de médiation spécifique favorisant la connaissance des persécutions antisémites commises entre 1933 et 1945.
L'article 2 permet l'application de la procédure administrative dérogatoire prévue à l'article 1er aux biens des collections des musées privés ayant reçu le label « musée de France », acquis par dons et legs ou avec le concours de l'État ou d'une collectivité territoriale. Cette capacité donnée aux musées privés est susceptible de créer une impulsion intéressante dans leur prise en compte de l'enjeu des restitutions de biens spoliés.
L'article 3 rend possible l'application de la loi aux demandes de restitution en cours, dès lors qu'elles ont été reçues à la date de sa publication.
L'article 4, ajouté en séance au Sénat, prévoit un rapport du Gouvernement permettant l'information du Parlement quant aux biens culturels spoliés et ayant fait l'objet d'une restitution durant l'année écoulée.
Vous l'aurez compris, ce projet de loi apparaît cohérent et nécessaire, et répond à un besoin de simplification qui facilitera les processus de restitution. Il permettra à la France de mieux se conformer aux principes de Washington de 1998, pour la recherche de solutions « justes et équitables ». Je proposerai quelques amendements visant à préciser des points rédactionnels et à rétablir la cohérence pour la dénomination du régime français visé par les deux premiers articles.
Je rappelle que l'application de la loi ne doit pas conduire à écarter le Parlement. Il nous reviendra d'user des instruments dont nous disposons pour continuer à faire vivre la mémoire de ces évènements et à suivre l'avancée des restitutions. Cela pourra passer par l'audition régulière de la commission qui sera instaurée, ou par des travaux d'information et d'évaluation des résultats obtenus. Ce suivi devra nous permettre d'alerter le Gouvernement, le cas échéant, quant aux besoins de moyens supplémentaires.
Qu'il me soit permis, pour conclure, de rendre hommage à toutes les personnes qui se sont engagées, individuellement ou collectivement, à la défense des familles juives dépossédées. Je pense à Rose Valland, qui a œuvré à ce que soient documentés un grand nombre de transferts de biens culturels. Je pense aussi à Jean Mattéoli, dont le rapport de 1997 sur la spoliation des Juifs de France a fait date, ainsi qu'à toutes les institutions culturelles qui se sont emparées de ce sujet, avec l'appui de la mission de recherche et de restitution des biens spoliés dirigée par David Zivie, et à la CIVS, présidée par M. Michel Jeannoutot. Je remercie enfin les historiens consultés lors de notre réflexion, pour leurs éclairages précieux sur une période complexe et difficile pour la France – Mme Claire Andrieu, Mme Annette Wieviorka, M. Laurent Joly et M. Johann Chapoutot.