Le 23 mai dernier, j'ai eu l'honneur de présenter ce projet de loi devant le Sénat. Il a été adopté à l'unanimité, au terme d'une séance chargée de gravité et d'émotion.
Quatre-vingts ans après les faits, nos collections publiques et nos mémoires gardent l'empreinte des persécutions auxquelles ont été confrontés les Juifs, en France et dans toute l'Europe. Leurs biens ont été confisqués, pillés, spoliés. Il s'agissait, le plus souvent, d'objets du quotidien dont on n'a jamais retrouvé la trace. Ces objets ont été spoliés par l'Allemagne nazie, puis par l'État français lui-même, lequel s'était doté d'un commissariat général aux questions juives ayant décidé d'une politique d'aryanisation des biens mobiliers et culturels – livres, objets d'art manuscrits, etc.
Ce projet de loi a pour objectif de couvrir toutes les spoliations intervenues dans le contexte des persécutions antisémites, quel qu'ait été l'auteur de ces dernières : l'Allemagne nazie, les autorités des différents pays et territoires contrôlés, occupés ou influencés, ou le régime de l'État français. Pour ce dernier, nous avons eu plusieurs échanges au Sénat concernant la formulation à retenir. À cet égard, je remercie la rapporteure Fabienne Colboc pour son investissement, son travail de médiation et son travail partenarial afin d'aboutir à un consensus sur les mots, parce que chaque mot compte.
À l'origine, le Gouvernement, éclairé par le Conseil d'État, avait retenu l'expression de l'ordonnance du 9 août 1944 de rétablissement de la légalité républicaine, encore utilisée dans la jurisprudence du Conseil d'État : « l'autorité de fait se disant "gouvernement de l'État français" ». Cette expression a été partiellement revue par le Sénat, qui a amendé l'une des deux occurrences de la formule en écrivant à l'article 1er « l'autorité de fait du "régime de Vichy" ». Toutefois, cet amendement examiné en séance, alors qu'il aurait fallu avoir plus de temps, n'a pas été déposé à l'article 2, qui conserve la formule initiale. C'est la raison pour laquelle il est important de travailler avec vous pour clarifier les formules.
Cette formule ayant reçu un avis défavorable de la commission de la culture du Sénat et du Gouvernement, elle doit être modifiée. Nous avons poursuivi nos consultations dans cette optique. L'expression « l'État français », utilisée dans la loi du 10 juillet 2000, instaurant une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'État français et d'hommage aux Justes de France, semble s'imposer. Par le choix des termes comme par la reconnaissance des faits, ce projet de loi s'inscrit dans ce travail d'histoire et de mémoire consacré à la seconde guerre mondiale et à la Shoah depuis les années 1990. Je salue, à cet égard, l'importance du discours du président Chirac au Vélodrome d'Hiver en 1995, qui a reconnu notre responsabilité en affirmant la complicité de la France dans la déportation et l'assassinat des Juifs de France au cours de l'occupation du pays par les nazis.
Rappelons aussi l'importance de la mission Mattéoli, en 1997, qui a levé le voile sur le sujet longtemps oublié des spoliations des Juifs de France, en dénombrant les avoirs en déshérence dans les banques et les compagnies d'assurance et en dressant un bilan des œuvres spoliées encore à la garde des musées nationaux. Ces recherches ont permis de rappeler que les spoliations participaient de l'horreur du génocide, puisqu'elles procédaient de la même volonté de priver les victimes de tous leurs biens, préalable à leur annihilation. Individus et professionnels, tous ont été touchés – jusqu'aux galeries d'art appartenant à des Juifs, qui ont été aryanisées par le commissariat général aux questions juives, privant leurs propriétaires de leurs biens et de leur capacité même à exercer leur métier. Les historiens estiment qu'environ 100 000 œuvres et objets d'art ont été arrachés des mains de leurs propriétaires ou vendus sous la contrainte pour financer un exil.
Au lendemain de la guerre, certains de ces biens ont été retrouvés, notamment grâce au travail colossal et courageux de cette femme extraordinaire, Rose Valland. Attachée de conservation bénévole au musée du Jeu de Paume, où les œuvres des collections privées spoliées étaient entreposées avant de partir vers le Reich, elle a inventorié en secret tout ce qu'elle voyait passer. Grâce à ses notes, à son courage et à sa rigueur, on a pu retrouver dès 1945 la trace de milliers d'œuvres. Certaines ont été rendues à leur propriétaire légitime, d'autres pas. Quand elles n'ont pas été vendues au début des années 1950, elles ont été labellisées MNR, Musées nationaux récupération, et confiées à la garde des musées nationaux. Elles sont restituables lorsque la spoliation est établie et que les ayants droit de leurs propriétaires peuvent être identifiés. Mais des milliers d'œuvres spoliées n'ont jamais été identifiées comme telles. Elles ont été dissimulées, vendues, revendues parfois, y compris à des musées qui les ont acquises en ignorant tout de leur histoire sombre.
Je voudrais partager avec vous le parcours de quelques-uns de ces tableaux – par exemple Nus dans un paysage, de Max Pechstein, qu'Hugo et Gertrud Simon ont dû laisser derrière eux pour fuir au Brésil, loin de toute l'existence qu'ils avaient reconstruite après leur premier exil d'Allemagne en 1933. La majeure partie de leur collection a été pillée. Des années plus tard, ce tableau s'est retrouvé dans les collections du Musée national d'art moderne avant que les conservateurs du musée et l'arrière-petit-fils des Simon ne retracent son histoire et qu'il puisse être restitué en 2021. Vous avez aussi en tête l'exemple emblématique du tableau de Gustav Klimt, Rosiers sous les arbres, vendu sous la contrainte à un prix bien inférieur à celui du marché par Nora Stiasny qui avait tenté en vain de fuir l'Autriche en 1938, année de l'Anschluss. Elle sera déportée et assassinée en 1942. Ce n'est qu'après des investigations poussées menées par une chercheuse indépendante autrichienne, par la galerie du Belvédère à Vienne et, en France, par le musée d'Orsay et par nos équipes du ministère de la Culture, qu'il est apparu que ce tableau avait été spolié. L'année dernière, grâce à la loi d'espèce défendue par ma prédécesseure Roselyne Bachelot et que le Parlement a adoptée à l'unanimité, nous avons enfin pu restituer Rosiers sous les arbres aux ayants droit de Nora Stiasny. Le nombre d'œuvres qui ont connu des parcours similaires est impossible à évaluer, mais nous savons qu'il est élevé.
Alors que les derniers témoins de la Shoah sont encore parmi nous, mais plus pour très longtemps, nous devons progresser dans la voie des restitutions, en mémoire de leurs histoires et par devoir envers leurs ayants droit.
En l'état actuel du droit, même lorsque l'on sait qu'une œuvre entrée dans les collections publiques a été spoliée, même si la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation, la CIVS, s'est prononcée favorablement et même si toutes les parties sont d'accord, l'œuvre ne peut pas être restituée en raison du principe d'inaliénabilité de nos collections. Prenons l'exemple d'un des tableaux volés au galeriste d'avant-guerre Georges Bernheim, retrouvé dans les collections publiques du musée Utrillo-Valadon de la ville de Sannois en 2018. Malgré l'accord de toutes les parties, les investigations et la confirmation de la spoliation, il a fallu attendre quatre ans et la loi d'espèce votée par le Parlement l'an dernier pour qu'il puisse être restitué aux ayants droit de Georges Bernheim, qu'il n'aurait jamais dû quitter.
Il est nécessaire de faire évoluer ce cadre, pour éviter de retourner devant le Parlement à chaque cas ou d'attendre trop longtemps pour pouvoir regrouper plusieurs cas pour une loi d'espèce, et pour que ce qui est juste devienne un droit et non plus un combat ou un parcours du combattant.
Si cette loi est votée, toutes les collections publiques seront concernées, et pas uniquement celles des musées nationaux. Des années d'attente, d'interrogation et d'incompréhension pourront être apaisées. À chaque fois qu'une enquête aura attesté la provenance frauduleuse et la spoliation de l'œuvre entre 1933 et 1945, celle-ci sera restituée de droit. Pour l'État, un décret simple de la Première ministre suffira. Pour les collectivités, il faudra une décision de l'organe délibérant.
En parallèle, nous nous engagerons à développer les recherches de provenance. Elles sont nécessaires pour faire la lumière sur l'origine et sur l'entrée dans les collections de toutes nos œuvres. Avec cette loi, les établissements nationaux devront rendre publics chaque année, dans un rapport adressé au Parlement, les moyens qu'ils affectent à la recherche en provenance. Un dispositif de subvention sera instauré par nos directions régionales des affaires culturelles, les Drac, pour aider les autres musées à lancer des missions d'investigation, véritables enquêtes. Les collectivités pourront également être accompagnées lorsqu'elles souhaiteront solliciter une mission de recherche en provenance auprès d'historiens de l'art spécialisés. Selon les cas, il faudra aller chercher d'autres compétences.
Je suis fière de soutenir ce projet de loi devant vous. C'est le premier, depuis la Libération, à reconnaître la spoliation spécifique subie par les Juifs en France et ailleurs du fait de l'Allemagne nazie et des diverses autorités qui lui ont été liées – le « régime de Vichy », « l'État français » pour ce qui concerne notre pays.
Comme cela a été précisé au Sénat, rien ne saurait réparer la Shoah, ce drame terrible. Rien ne saurait réparer ce qui a été commis. Notre dette est imprescriptible, pour reprendre les mots du président Chirac en 1995. Les familles ne retrouveront jamais les livres, les cahiers, les ustensiles et les meubles qui faisaient l'intimité de leur foyer et qu'elles auraient dû transmettre à leurs enfants puis à leurs petits-enfants. Mais nous pouvons agir pour restituer les œuvres d'art spoliées. Le ministère de la Culture prendra ses responsabilités pour que les musées consacrent plus de temps et de moyens à ces recherches de provenance. Il y va de notre rapport à notre histoire, de notre rapport à la justice et de notre devoir de mémoire – devoir de mémoire qui se prolonge dans notre combat quotidien contre l'antisémitisme, qui n'a pas disparu avec la guerre et qui est encore trop présent. Nous devons le combattre sans relâche. Ce projet de loi est aussi un moyen de le faire, en préférant la restitution au déni ou au repli.
J'espère que ce texte recueillera votre confiance, en mémoire de celles et ceux qui ont lutté contre l'horreur, et par devoir envers ceux qui en portent l'héritage.