Intervention de Kévin Pfeffer

Réunion du jeudi 1er juin 2023 à 10h00
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaKévin Pfeffer :

Je remercie moi aussi les administrateurs, la rapporteure, le président et les membres actifs de la commission. Les auditions ont été très sérieuses, bien menées et intéressantes, ce qui tranche avec le rapport, lequel exprime un point de vue politique et partisan. J'ai été frappé d'y voir apparaître quelques points que nous n'avions jamais évoqués en commission et sur lesquels jamais aucun intervenant n'avait été interrogé. D'autres déclarations ont disparu de l'analyse. Enfin, on y trouve de nombreuses interprétations orientées.

À la page 76, le projet de rapport cite M. Konstantin Rykov, ancien député russe, qui aurait déclaré, dans un entretien pour mediametrics.ru apparu dans un documentaire de Paul Moreira sur Arte, en 2018 : « Nous avons réussi, Trump est président. Malheureusement, Marine n'est pas devenue présidente. Une opération a fonctionné, mais pas la deuxième. » La personne qui aurait prononcé cette phrase n'a cependant jamais été auditionnée et, de toute façon, étant de nationalité étrangère, elle n'aurait pas pu être entendue sous serment. En tout état de cause, il n'en a jamais été question durant les auditions. Jeune parlementaire, je pensais naïvement qu'un rapport sérieux de commission d'enquête devait s'appuyer sur des faits et sur des déclarations vérifiées et prononcées sous serment.

On lit page 79 une interprétation : après avoir rappelé que le parquet national financier nous a indiqué que 708 affaires étaient en cours, que seules huit d'entre elles pouvaient toucher potentiellement des faits d'ingérence étrangère et que, parmi ces huit, une seulement la Russie, vous ajoutez, madame la rapporteure, que « ce faible niveau de corruption observée relève moins d'une absence d'attitude corruptrice russe en France que de la nature même de ces agissements qui sont secrets et souvent complexes à identifier ». J'en fais la traduction suivante : la corruption financière existe en Russie mais nos services ne la verraient pas. Ce n'est pas tout à fait ce que j'avais retenu des auditions !

Page 82, la DGSI dit n'avoir connaissance d'aucune structure ou parti politique qui, en tant que tel, ferait l'objet d'une influence ou d'une ingérence étrangère organisée et systémique. Vous ajoutez, madame la rapporteure : « De fait, si aucun parti ne s'affiche comme étroitement apparenté à Moscou, […] nombre d'élus affichent […] une proximité idéologique avec le régime de M. Poutine […]. » Certains élus ont peut-être des avis différents des vôtres, et cela ressortait du reste de certaines auditions, mais c'est le droit des élus dans une démocratie. Cela ne prouve nullement une quelconque ingérence étrangère et ne peut en aucun cas infirmer la déclaration de la DGSI.

Sur trois pages – 83 à 85 –, M. Thierry Mariani, député européen, est, si l'on peut dire, mis à l'honneur. Son intégrité y est mise en doute, mais on omet d'indiquer que, sous serment, M. Mariani a dit à plusieurs reprises qu'il n'avait jamais été conseiller ou salarié ni n'avait pris de commission dans une entreprise russe et qu'il n'avait jamais rien touché d'une entreprise ou du gouvernement russe. Ces déclarations me sembleraient éclairantes au regard de ces trois pages d'accusations.

Page 86, vous écrivez à propos du projet AltIntern, qui nous a tant agités durant les travaux de cette commission d'enquête, que « rien n'indique qu'il soit totalement abandonné ». Personnellement, ce que j'ai surtout retenu de ces auditions et des déclarations de toutes les personnes qui seraient liées à ce projet est que personne n'en a entendu parler et qu'aucune audition ne pourrait montrer qu'il existe vraiment. Personne ne nous a confirmé l'existence de ce projet, qui relève donc plutôt du fantasme, voire du complot. Au lieu de dire que rien ne prouve qu'il est complètement abandonné, je dirais plutôt que rien ne prouve qu'il a vraiment existé.

Cela ne vous empêche pas d'écrire, page 103 : « Au vu des nombreux liens tissés par M. Malofeïev avec des membres du RN, il apparaît que son projet […] intégrait tout à fait le Rassemblement national dans son périmètre. » Là encore, aucune audition ni aucune déclaration sous serment n'a permis de l'établir.

À deux reprises, pages 96 et 110, vous citez, à propos du prêt octroyé en 2014 au Front national, une banque russe. Je rappelle, et je pense qu'il faudrait ajouter ce point important dans le rapport – on le trouve, du reste, dans la déclaration de Mme Le Pen –, qu'il s'agissait d'une banque tchéco-russe agréée par l'Union européenne. C'est d'ailleurs ce dernier critère qui a poussé le Front national et Marine Le Pen à choisir cette banque. Je vous renvoie, là encore, à l'audition de cette dernière.

Page 96 toujours, à propos du rapport de M. Glucksmann, vous écrivez : « Les eurodéputés [du RN] qui ont été sanctionnés [par le Parlement européen] ont suivi la ligne politique de leur mouvement. » Pourtant, MM. Schaffhauser, Mariani et Olivier ont dit exactement l'inverse dans leur audition, affirmant à plus reprises qu'il n'y avait aucun contrôle ni aucune validation préalable de leurs voyages, ni par le parti politique ni par Mme Le Pen.

Page 108, vous reprenez une déclaration de M. Ripert, qui a avoué au passage qu'il n'y avait aucune preuve de ce qu'il avançait : « Personne n'a jamais pensé que Moscou souhaitait la victoire de l'autre candidat. » Eh bien si ! et on le retrouve aussi dans l'audition de Mme Le Pen, mais vous n'avez pas jugé utile de le préciser à cet endroit. C'est, du reste, vérifiable dans un article de presse. L'ambassadeur russe en France, M. Orlov a en effet déclaré en 2017 : « J'ai l'impression que Macron sera un grand président, qui marquera l'histoire de France. » Il a aussi affirmé sa « préférence » pour François Fillon, son « indulgence » pour Marine Le Pen et son « admiration » pour Emmanuel Macron. Il y avait donc bien des gens que l'on peut qualifier de proches de Moscou – cela semble pouvoir s'appliquer à un ambassadeur russe en France – qui souhaitaient la victoire de l'autre candidat, mais cela n'a malheureusement pas été rappelé dans votre rapport.

Page 112, on lit une citation de M. Schaffhauser : « Si [le pouvoir russe] y avait été opposé, l'affaire ne se serait pas faite. » Vous avez toutefois oublié une autre déclaration de cette même personne, faite en réponse à une question de M. le président Tanguy : « Il n'y a pas de preuve que le président Poutine a donné son assentiment. Je ne peux pas en avoir. » Un rapport ne peut certes pas reprendre 100 % des citations, mais les omissions, madame la rapporteure, paraissent très sélectives.

Le rapport évoque une autre déclaration de M. Schaffhauser, citée sans guillemets au bas de cette même page : « Quant à Jean-Luc Schaffhauser, il a déclaré devant la commission d'enquête que les nouveaux propriétaires de la créance s'étaient présentés au Rassemblement national comme agissant sur ordre du pouvoir politique. » Je n'ai retrouvé cette déclaration dans aucune audition. Je précise d'ailleurs qu'au moment de la renégociation de la créance du Front national avec cette banque, dans un avenant en date du 1er juin 2020 que vous avez peut-être pu consulter auprès de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, M. Schaffhauser n'était déjà plus élu ni membre du Front national, qu'il avait quitté bien avant les élections européennes de 2018 – il a d'ailleurs déclaré dans son audition qu'il s'était fâché avec Marine Le Pen. Il me paraît donc bien étrange qu'il ait pu avoir à ce moment un contact avec les repreneurs du prêt. J'y reviendrai à la fin de mon propos.

Il me reste à souligner trois points.

Je n'ai pas trouvé dans le rapport une citation de la CNCCFP qui me paraissait importante, selon laquelle les prêts d'origine étrangère sont consentis à des taux plutôt supérieurs à ce qu'ils auraient été s'ils avaient été accordés par un établissement bancaire national.

Sur le même sujet, une précision s'impose à la page 113. Vous y apportez en effet, madame la rapporteure, un nouvel élément que vous n'aviez jamais évoqué auparavant durant les auditions : « Dans les documents contractuels que la rapporteure a pu consulter auprès de la CNCCFP, aucun élément ne laisse apparaître que le FN apportait des garanties contre l'octroi de ce crédit. Or une absence de garanties de la part de l'emprunteur constitue un avantage considérable eu égard aux exigences qui s'appliquent ordinairement à ce type de transaction. » Je vais donc peut-être vous apprendre quelque chose sur le fonctionnement des partis politiques : quand une banque prête dans le cadre d'une élection, elle le fait à un candidat à titre personnel en lui demandant des garanties personnelles, et parfois des garanties de son parti. Lorsque, comme c'est le cas ici et comme cela a été le cas pour le prêt de 2014, la banque prête à un parti politique, la garantie est automatique : il s'agit de la subvention de l'État français, qui est une créance annuelle sur l'État, automatique car prévue par la loi. À n'importe quel moment, donc, la banque ou le prêteur qui prête à un parti peut saisir le ministère de l'intérieur par courrier, l'avertir du non-paiement d'une échéance et en obtenir le paiement direct. C'est la raison pour laquelle il n'y avait pas de garantie : cette garantie automatique était suffisante compte tenu du montant de la subvention annuelle que percevait alors le Rassemblement national.

Enfin, Marine Le Pen ne connaissait pas les aspects techniques qui sous-tendaient le rachat du prêt, comme elle l'a dit et expliqué. Il est d'ailleurs faux de dire qu'il y aurait eu négociation ou renégociation de ce prêt : c'est la justice russe qui a tranché à propos du rachat de la créance par une entreprise. À aucun moment des membres du Front national ou sa présidente ne peuvent intervenir auprès de la justice russe pour choisir la personne qui rachètera le prêt, ni même pour donner leur avis à ce propos. Qui plus est, les aspects techniques relèvent de la compétence du trésorier du parti, qui avait eu la charge de négocier ce prêt à l'époque, et éventuellement des avocats qui suivaient le dossier, mais absolument pas de sa présidente.

Je regrette l'absence de toute recommandation à propos du financement des partis et de la banque de la démocratie. De nombreuses auditions ont en effet montré que cette commission a pour origine les difficultés rencontrées par des partis politiques, et particulièrement le Front national, pour se financer dans leur propre pays, voire dans l'Union européenne, ce qui est dommageable pour notre démocratie. J'ai entendu que s'exprimait également sur d'autres bancs le souhait d'ajouter une recommandation à cet égard.

En raison de ces omissions sélectives, de ces interprétations et de ces rédactions partisanes, nous ne pourrons pas valider la publication de ce rapport.

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