Intervention de Constance Le Grip

Réunion du jeudi 1er juin 2023 à 10h00
Commission d'enquête relative aux ingérences politiques, économiques et financières de puissances étrangères-États, organisations, entreprises, groupes d'intérêts, personnes privées-visant à influencer ou corrompre des relais d'opinion, des

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaConstance Le Grip, rapporteure :

Je m'en tiendrai, pour ma part, au rôle qui est le mien en tant que rapporteure, à savoir vous présenter le projet de rapport que j'ai l'honneur de soumettre aujourd'hui à votre vote. Je me garderai d'entrer dans des considérations personnelles qui, à ce stade, n'intéressent personne.

Nous achevons donc un cycle de quarante-quatre auditions, menées entre le 19 janvier et le 24 mai. Toutes ont été éclairantes, même si certaines ont retenu davantage l'attention des médias. Chacune d'entre elles, y compris celles qui ont été menées à huis clos pour les raisons que nous savons, a fait l'objet d'un compte rendu détaillé. Ceux de ces documents qui pouvaient être mis en ligne sur le site de l'Assemblée nationale l'ont été dans les meilleurs délais, de manière à les porter à la connaissance de tout un chacun. Il est également possible de retrouver sur le portail vidéo de l'Assemblée les images des très nombreuses auditions qui se sont déroulées sous le régime de la publicité.

Je tiens aussi à vous faire savoir d'ores et déjà que, si vous me faites l'honneur d'adopter ce projet de rapport, celui-ci comportera un second tome consacré aux comptes rendus des auditions. J'ai en effet souhaité, même si ce n'est pas forcément l'usage, que l'intégralité de ces comptes rendus soit jointe au rapport. Je pense essentiel que tout le monde – experts, universitaires, étudiants, participants à des think tanks, fonctionnaires, élus, ainsi que toutes celles et tous ceux qui s'intéressent aux ingérences étrangères – ait accès à cette mine d'informations, de données, de points de vue, d'expertises et de témoignages.

Cette commission d'enquête est née dans un contexte de vive polémique. Le dépôt de la proposition de résolution tendant à sa création a été annoncé le 23 septembre 2022 par un communiqué de presse cosigné par M. Jordan Bardella et par vous-même, monsieur le président. Cette démarche faisait suite à des déclarations publiques de M. Stéphane Séjourné, secrétaire général du parti Renaissance, et de M. Jean-Maurice Ripert, ancien ambassadeur de France à Moscou et à Pékin. Sur un ton à peine moins véhément, l'exposé des motifs de la proposition de résolution donnait pour objectif à cette commission d'enquête d'établir « s'il existe oui ou non des réseaux d'influence étrangers qui corrompent des élus, responsables publics, dirigeants d'entreprises stratégiques ou relais médiatiques dans le but de diffuser de la propagande ou d'obtenir des décisions contraires à l'intérêt national ».

Décrite ainsi, cette tâche considérable n'est pas à la portée d'une commission d'enquête parlementaire, si ardemment dédiée à sa mission fût-elle. En effet, les prérogatives, le champ et les moyens de ces organes sont très strictement encadrés par le droit et limités par le principe de séparation des pouvoirs, qui prévaut dans notre République.

Compte tenu de la nature des sujets traités et des responsabilités professionnelles de plusieurs personnes auditionnées – chefs de services de renseignement, par exemple, dont les auditions se sont déroulées à huis clos –, la commission d'enquête s'est vu opposer à plusieurs reprises le secret de l'enquête, le secret de l'instruction ou le secret de la défense nationale. En effet, elle s'est trouvée confrontée au fait que des enquêtes judiciaires étaient en cours sur les sujets dont elle avait à connaître. Ces limites sont tout à fait normales et nul ne saurait s'en étonner ou prétendre en tirer d'autres conclusions.

Le Parlement s'est déjà penché sur la question des ingérences étrangères.

En 2021, le Sénat a consacré une mission d'information, présidée par M. Étienne Blanc et dont le rapporteur était M. André Gattolin, aux influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et à leurs incidences. Nous avons d'ailleurs auditionné M. Gattolin.

À l'Assemblée nationale, plus récemment, la délégation parlementaire au renseignement (DPR) – présidée par Sacha Houlié, dont j'ai l'honneur d'être vice-présidente et où siège également une autre députée membre de notre commission d'enquête – travaille depuis l'automne dernier sur la question, à laquelle elle a décidé de consacrer une grande partie de son rapport annuel. La DPR travaille sous le sceau de l'habilitation secret-défense et son rapport ne sera que très partiellement rendu public, ce qui ne nuit pas à l'intérêt de ses travaux.

Enfin, le Parlement européen a créé dès 2020 une commission spéciale sur l'ingérence étrangère dans l'ensemble des processus démocratique de l'Union européenne, dite INGE 1, présidée par Raphaël Glucksmann. Après avoir remis un premier rapport, elle a vu son mandat prolongé. La rapporteure actuelle, Nathalie Loiseau, présente en ce moment même son rapport à ses collègues. Nous avons auditionné nos deux collègues députés européens.

Autant dire que la question des ingérences étrangères, déjà très présente dans bien des esprits, comme nous l'avons constaté lors des auditions d'universitaires, d'experts et de représentants des services de renseignement, est également appréhendée par l'institution parlementaire.

La commission des lois, qui a eu à se prononcer, après le bureau de l'Assemblée nationale, sur la recevabilité de la proposition de résolution, avait émis des doutes sérieux quant à la pertinence du périmètre envisagé, le jugeant beaucoup trop large et par conséquent peu pertinent. Néanmoins, faisant primer l'exercice du droit de tirage par le groupe du Rassemblement national sur les critères de recevabilité, la commission ne s'était pas opposée à la proposition de résolution.

Le présent projet de rapport est le fruit d'un travail de synthèse des auditions, dont il rend compte assez fidèlement, comme le montrent les nombreuses citations qui y figurent. Il n'avait pas vocation à entrer dans le détail de l'ensemble des sujets abordés lors des auditions, car il y avait là matière à plusieurs commissions d'enquête – et à plusieurs rapports…

Le projet de rapport est divisé en deux parties. La première est intitulée : « La France est la cible d'ingérences de la part de puissances étrangères », et la seconde : « Une prise de conscience salutaire mais tardive des autorités françaises vis-à-vis de l'ensemble des menaces transversales ».

Il m'a paru essentiel, dans un premier temps, d'expliciter le sujet même de cette commission en rapportant les riches échanges que nous avions eus, au début des auditions, avec plusieurs experts. La distinction entre ingérence et influence, ainsi que tous les termes qui gravitent dans ce continuum sont traités dans la première sous-partie.

Ensuite, je me suis attachée à établir une typologie des principales ingérences ciblant notre pays. À cette fin, j'ai repris la catégorisation établie par M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), en y ajoutant le recrutement d'une partie de nos élites par des puissances étrangères.

Une fois ces bases méthodologiques posées, j'ai esquissé un panorama des puissances étrangères s'adonnant à l'ingérence, notamment à l'encontre de notre pays. Il est apparu, en particulier après l'audition de représentants de tous les services de renseignement – que je remercie pour la qualité et la clarté de leurs propos –, que les deux principales menaces étaient la Russie et la Chine. C'est pourquoi j'ai consacré une sous-partie à chacun de ces pays. Les autres pays concernés, qui avaient été cités dans plusieurs auditions, mais de manière incidente et moins fréquemment, figurent dans une même sous-partie. Il s'agit de l'Iran, du Maroc, de la Turquie et du Qatar. En ce qui concerne ce dernier pays, j'ai mentionné explicitement l'affaire de corruption présumée qui s'est fait jour au sein du Parlement européen, grâce aux enquêteurs belges, qui ne relève pas directement du sujet traité par notre commission d'enquête puisque ces faits se sont déroulés sur le territoire du royaume de Belgique : c'est le fameux « Qatargate ». Il est question également du « Marocgate ».

S'agissant des ingérences en France, un pays se distingue plus particulièrement : la Russie. Une sous-partie entière du rapport lui est consacrée. Le rapport conjoint du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) et de l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM), datant de 2018 et intitulé Les Manipulations de l'information : un défi pour nos démocraties, identifiait spécifiquement la Russie comme étant à l'origine de 80 % des influences caractérisées par de la désinformation, de la manipulation de l'information et de la « mal-information » en Europe. Ces pratiques extraordinairement pernicieuses et déstabilisatrices visent tous nos intérêts, sur le territoire hexagonal et à l'extérieur.

La stratégie russe en la matière passe par des médias, en particulier RT France et Sputnik, pour ne citer qu'eux, mais ce n'est là qu'un aspect de la guerre hybride menée par ce pays contre nos sociétés démocratiques : il y a d'autres relais et cercles d'influence, y compris parmi les élites françaises. À cet égard, nous n'avons pas esquivé les cas de M. Fillon et de M. Leroy. Il convenait également de mentionner les liens tissés depuis des années entre la Russie et le Front national, puis le Rassemblement national. En effet, je n'ai pas voulu passer sous silence les nombreuses analyses, les faits et les propos portés à la connaissance de la commission d'enquête par plusieurs personnes auditionnées, qui établissent une forte proximité politique entre le pouvoir russe et ce parti, ce qui éclaire certains aspects de celui-ci.

La seconde partie porte plus largement sur le dispositif français de lutte contre les ingérences étrangères. Nous n'avons pas à rougir du système mis en place, comme en témoigne la sécurisation réussie de l'élection présidentielle de 2022 par le SGDSN, en liaison avec l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) et le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), après l'affaire des Macron Leaks, en 2017, dont l'origine a été clairement déterminée.

Dans de nombreux domaines, nos institutions ont amélioré leur capacité de résistance face aux très nombreuses formes d'ingérence étrangère, qui sont souvent sournoises. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), par exemple, et la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), garantissent une forme d'étanchéité du financement de la vie politique française par rapport aux puissances étrangères en s'assurant que la législation est appliquée.

De même, nous avons tous noté les progrès notables qui ont été effectués dans le domaine de la protection de l'économie et des intérêts économiques français face aux ingérences, notamment grâce à la loi Sapin 2. Nos services de renseignement – parmi lesquels la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) et Tracfin – sont pleinement mobilisés dans la lutte contre tous les types d'ingérence étrangère. J'en profite pour rendre hommage à ces services : je salue leur professionnalisme, leur sens de l'État et leur dévouement.

L'article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure dispose que « la prévention de toute forme d'ingérence étrangère » est l'un des objets du « recueil de renseignements relatifs à la défense et à la promotion des intérêts fondamentaux de la Nation ». La stratégie nationale du renseignement, publiée en juillet 2019, qui est en quelque sorte la feuille de route des services de renseignement, définit la « lutte contre les menaces transversales » comme l'un de ses enjeux prioritaires, au même titre que la lutte contre « la menace terroriste », « l'anticipation des crises et des risques de ruptures majeures » et « la défense et la promotion de nos intérêts industriels et économiques ».

Il m'apparaît clairement, à la suite des auditions, de mes nombreuses lectures sur le sujet, des travaux de la délégation parlementaire au renseignement et de mes cinq années d'expérience, sous la précédente législature, en tant que membre de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), qu'une véritable prise de conscience est intervenue, de la part des autorités et de l'ensemble de l'appareil de l'État, quant à la dangerosité de toutes les formes d'ingérence étrangère.

La situation est le fruit d'un contexte géopolitique marqué par un renforcement des grandes confrontations, qui nous a vu passer d'un monde de compétition à un monde de confrontation, dans lequel les puissances autoritaires, au premier rang desquels la Russie et la Chine, contestent l'ordre international hérité de la fin de la Guerre froide, fondé sur la démocratie, l'économie de marché et l'État de droit. Ces puissances cherchent par tous les moyens à déstabiliser et affaiblir les démocraties occidentales. Elles mènent contre les sociétés démocratiques une guerre hybride, de manière insidieuse, sournoise et systémique, dont les ingérences sont la forme la plus répandue.

Le déni des réalités, la naïveté, la complaisance voire l'allégeance ne peuvent plus être de mise en Europe. Notre pays doit encore progresser en ce qui concerne la prise de conscience, l'appréhension de la dangerosité de cette grande confrontation entre les régimes démocratiques et les régimes autoritaires, lesquels sont passés maîtres dans l'art d'exploiter nos vulnérabilités, nos propres valeurs, notre espace de liberté. Notre pays doit aussi diffuser davantage une certaine culture, un esprit de résistance citoyen fondé sur la responsabilité, la transparence et l'engagement de toute la société.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion