En effet, vous voudriez que la sécurité sociale ne soit qu'une instance de redistribution, conformément au mantra souvent entendu : « Il faut produire avant de distribuer. » Cela vous empêche de voir plus loin que le bout de votre nez et de reconnaître que la sécu produit d'ores et déjà beaucoup. C'est l'évidence, puisque notre système de soins financé à 80 % par la sécurité sociale contribue directement au PIB, donc à la production nationale de richesses. Sa production est même bien plus efficace et moins chère que celle de son équivalent privé : les complémentaires santé accomplissent en effet l'exploit de dépenser autant de frais de gestion que la sécurité sociale pour couvrir sept fois moins de pathologies et sept fois moins de frais de santé !
L'apport du système de soins public relève également de l'évidence historique : le doublement du taux de cotisation à l'assurance maladie entre 1944 et 1978 – passé sur cette période de 8 % à 16 % du salaire brut – a permis, sans aucun endettement public, de réaliser un investissement massif et formidable dans l'appareil hospitalier, notamment dans les centres hospitalo-universitaires (CHU).
J'entends parfois dire que nous voudrions baisser les salaires nets en appliquant une augmentation des cotisations, ce qui est évidemment absurde. Je rappelle tout d'abord que, depuis 1945, on a triplé les cotisations sans que, à ce que je sache, les salaires nets aient baissé : l'histoire prouve donc que l'argument est erroné. Par ailleurs, augmenter un taux de cotisation ne signifie pas rogner sur la part nette du salaire, mais orienter une partie de la richesse future vers le bien commun. Et je sais que si on propose demain à tous nos compatriotes de leur rembourser l'intégralité des médicaments, ils seront d'accord pour une augmentation de salaire de 110 euros seulement au lieu de 115.
La situation où nous nous trouvons résulte également d'une doctrine particulière : la fiscalisation de la sécurité sociale. On voit bien que, depuis l'arrivée au pouvoir d'Emmanuel Macron en 2017, il y a substitution de l'impôt aux cotisations : la sécurité sociale, qui était initialement abondée aux deux tiers par des cotisations, ne l'est plus que pour à peine la moitié en 2022. Or la différence entre l'impôt et la cotisation est évidemment énorme et, puisque M. Attal a apparemment oublié de mentionner cette distinction sur le site qu'il a créé, je suis heureux de réparer cette omission. D'un côté, il y a l'impôt, versement obligatoire et sans contrepartie au budget de l'État, dont l'usage est décidé par le Parlement tous les ans ; de l'autre, il y a la cotisation sociale, versement obligatoire des travailleuses et des travailleurs, qui socialisent ainsi une partie de la richesse produite par la force de travail, seule source de richesse existant réellement dans ce pays, qui permet de financer la couverture des risques maladie, invalidité, accidents du travail, chômage, mais aussi bien sûr les retraites. Ce financement est assuré par une partie de nos salaires mise en commun et dans laquelle personne ici ne peut venir piocher, à moins de fiscaliser la sécurité sociale et de s'approprier ainsi les sources de financement pour mieux contraindre les dépenses en aval !
Finalement, cette question de la sécurité sociale pose la question de la citoyenneté. Aujourd'hui, dans une France économiquement très libérale, la citoyenneté se résume à s'acquitter d'impôts à proportion de son succès personnel sur le marché du travail ou de ses privilèges en matière patrimoniale, ce qui a certes permis par le passé une ouverture démocratique en abolissant la dépendance de l'État vis-à-vis de grandes aristocraties financières, mais qui exclut celles et ceux qui ne peuvent pas payer d'impôts directs et dont la contribution par la TVA est invisibilisée. La cotisation, elle, fonde une autre citoyenneté : en effet, pour exercer du pouvoir sur le monde qui nous entoure, c'est-à-dire pour être capable de décider d'un destin commun, il faut maîtriser le travail, et ce aux deux sens du terme : maîtriser la valeur d'usage dont on décide de l'affectation à partir du produit de ce que l'on a fait, et produire une valeur économique abstraite, une richesse monétaire qui part dans des caisses qui, elles, sont socialisées. L'un sans l'autre cause de la souffrance, car contrôler son travail sans partager les richesses, c'est renoncer à assurer les risques collectifs, et partager les richesses sans contrôler le travail signifie produire en raison et en fonction des besoins et des désirs d'autres, ceux que l'on nomme généralement des actionnaires.