Je vous remercie de votre invitation. Le premier président aurait souhaité présenter ces deux rapports lui-même mais il en a été empêché. Je suis accompagnée de Nicolas Fourrier, rapporteur général, Jean-Luc Fulachier, président de la première section et Thibault Perrin, rapporteur général adjoint.
Ce rapport est établi, comme chaque année, dans le cadre de la mission constitutionnelle d'assistance de la Cour des comptes au Parlement. C'est une grande première : il accompagne désormais le projet de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale, présenté et discuté au Parlement au mois de juin, et non plus le projet de loi de financement de la sécurité sociale à l'automne. Il s'agit d'une avancée importante en matière de gouvernance des finances sociales, d'une réforme que la Cour des comptes a souhaitée. Nous nous réjouissons que le Parlement ait à connaître dorénavant de l'exécution des recettes et des dépenses, comme moment d'évaluation et de bilan des politiques publiques conduites par la sécurité sociale.
Ce rapport restera un exercice annuel et traditionnel pour la Cour des comptes. Il intervient toutefois dans un contexte quelque peu particulier : d'une part, la fin de l'urgence sanitaire liée à la covid-19, déclarée par l'Organisation mondiale de la santé et, d'autre part, l'affaiblissement sensible de la croissance en raison du choc d'inflation et des conséquences de l'invasion russe en Ukraine. Plus généralement, une forte incertitude prévaut sur l'évolution des paramètres macroéconomiques.
La première partie du rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale (RALFSS) analyse les comptes 2022 de la sécurité sociale et leurs perspectives pour les quelques années à venir. Ils resteront durablement dégradés malgré une amélioration temporaire en 2023. Un effort de redressement durable des finances de la sécurité sociale est donc absolument nécessaire. Sans lui, nous manquerons des marges de manœuvre nécessaires pour investir dans l'avenir. Nous devons également faire face aux coûts associés à l'augmentation rapide, ces prochaines années, du nombre de personnes âgées dépendantes dans des conditions permettant de vivre dignement. Il est enfin impératif de ne pas transférer aux générations futures le financement de nos dépenses courantes. Cette responsabilité collective, ce contrat entre les générations, nous oblige.
Nous devons être attentifs à la qualité de la dépense sociale comme, d'ailleurs, de toute dépense publique. Le RALFSS trace des pistes pour améliorer l'utilité, l'efficacité des dépenses de sécurité sociale ; en résumé, le service rendu aux citoyens. Il faudrait plusieurs illustrations de ce qui pourrait être amélioré à travers un bilan des réformes inscrites dans les récentes lois de financement de la sécurité sociale, objet de la deuxième partie du rapport, en s'intéressant à des domaines ou à des sujets qui n'ont pas, à notre sens, bénéficié d'une attention suffisante, objet de la troisième partie du rapport. Ces deux préoccupations à la fois financières et qualitatives sont, cette année encore, au cœur de notre analyse.
Plutôt que d'en étaler les chapitres successifs, je souhaiterais souligner cinq enjeux principaux. Le premier enjeu a trait aux conditions de certification des comptes des caisses et des branches du régime général de la sécurité sociale par la Cour des comptes. Le deuxième enjeu est relatif à la situation financière actuelle et future de la sécurité sociale. Le troisième enjeu est lié à la réforme de notre système de santé. Le quatrième enjeu concerne l'amélioration du service rendu aux usagers. Enfin, le cinquième enjeu consiste dans la lutte contre la fraude aux prestations sociales.
Concernant les comptes de la sécurité sociale et leur certification, nous attirons cette année l'attention sur quatre points.
En premier lieu, la comparabilité des produits et du résultat entre les années 2022 et 2021 n'est pas assurée. Des produits de prélèvements sociaux sur les travailleurs indépendants qui auraient dû être comptabilisés en 2020 l'ont été en 2021. Lors de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2023, le Parlement, contre l'avis du Gouvernement, a pris en compte la correction demandée par la Cour des comptes ; il a en conséquence approuvé pour 2021 un montant de recettes de 100 milliards d'euros inférieur à celui qui ressort des comptes approuvés par les branches du régime général. Les organismes nationaux du régime général et leur tutelle ont toutefois refusé à la Cour des comptes d'établir des comptes pro forma de l'exercice 2021. Il existe donc un écart constant de 5 milliards d'euros entre les comptes 2021 approuvés par les caisses nationales et les tableaux d'équilibre approuvés par le Parlement.
En deuxième lieu, nous avons refusé de certifier les comptes de la branche famille en raison, pour l'essentiel, des insuffisances du contrôle interne de celle-ci. En effet, les erreurs qui affectent les prestations neuf mois après leur mise en paiement représentent près d'un quart des montants versés de primes d'activité, un sixième des montants versés de revenus de solidarité active et un huitième des aides au logement. De plus, l'indicateur de risque financier résiduel à vingt-quatre mois indique que les rappels et les indus, soit les montants dus à des bénéficiaires ou montants versés indument, se montent à 5,8 milliards d'euros et ne seront jamais corrigés. Ce montant a doublé en seulement quatre ans. La Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) met en œuvre des contrôles insuffisants. Elle ne s'est pas dotée d'une stratégie de redressement à court terme. Pour ces raisons, nous avons refusé de certifier.
En troisième lieu, la Cour des comptes réitère ses critiques sur l'absence de combinaison des comptes de la branche vieillesse avec ceux du fonds de solidarité vieillesse et sur l'absence d'engagement hors bilan pour les retraites futures, comme le fait par exemple l'État. Nous l'avons déjà mentionné et nous alertons de nouveau cette année.
En quatrième lieu, le dernier point d'alerte porte sur la gestion de l'indemnité inflation exceptionnelle, d'un montant de 100 euros, versée par les organismes de sécurité sociale à 38 millions de Français. Ce n'est pas tant sur les montants que nous attirons l'attention, puisque ceux-ci se chiffrent à 170 millions d'euros. Au regard des 3,8 milliards d'euros engagés, la somme est relativement faible. Pour autant, la récupération des indus est non seulement incertaine, mais quasiment impossible du fait même de la conception de cette prime inflation et de ce qui a été prévu – ou plutôt non prévu –au moment de sa création.
L'ensemble des travaux de certification des comptes de la sécurité sociale a contribué à alimenter la première partie du RALFSS, à savoir la partie financière. J'aborderai à présent le deuxième enjeu souligné par notre rapport, à savoir la situation financière actuelle de la sécurité sociale ainsi que ses perspectives pour les prochaines années.
Le déficit des régimes obligatoires de base de la sécurité sociale s'établit en 2022 à un niveau élevé, à savoir 19,6 milliards d'euros. Il devrait néanmoins s'améliorer substantiellement en 2023, à 8,2 milliards d'euros, sous l'effet d'un reflux de la crise sanitaire et d'une vive progression de la masse salariale. Cette tendance favorable devrait toutefois s'interrompre dès 2024 et le déficit de la sécurité sociale recommencer à augmenter. En effet, si la réforme des retraites promulguée le 14 avril 2023 aura des effets favorables sur les soldes de la branche vieillesse, il est avéré qu'elle ne devrait pas permettre à elle seule de rétablir les comptes à l'horizon 2030. Le régime général, et plus encore celui géré par la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités locales (CNRACL) pour les agents de la fonction publique locale et de la fonction publique hospitalière, resterait structurellement déficitaire.
Dans ces conditions, la question du financement des déficits sociaux se posera dès l'exercice 2024. L'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) ne sera pas en mesure de prendre en charge ces déficits. Quant à la Caisse d'amortissement de la dette sociale (Cades), elle ne le ferait qu'au prix d'une nouvelle prolongation de sa durée, au-delà de 2033, dont la contrepartie, si elle était décidée, devrait être un programme de réformes structurelles.
Intéressons-nous maintenant à l'assurance maladie. Le respect de la trajectoire générale suppose que l'objectif national de dépenses d'assurance maladie (Ondam), qui en représente une bonne partie, soit respecté. Or, les dépenses d'assurance maladie progressent à vive allure depuis 2021 en raison des charges exceptionnelles liées à la crise sanitaire et des mesures décidées dans le Ségur de la santé, mais aussi du fait d'une forte croissance de la dépense, notamment pour les indemnités journalières et les produits de santé – médicaments et dispositifs médicaux. L'objectif 2023 et la prévision pour les années ultérieures marquent sans doute la volonté des pouvoirs publics de donner un coup d'arrêt à cette progression, avec une hypothèse de progression de l'Ondam particulièrement volontariste, inférieure à la prévision de l'inflation pour 2023 et 2024. Nous recommandons que des mesures correctrices soient déclenchées en cas de dérapage, quelle qu'en soit la cause, et que les dispositifs de régulation soient mis en œuvre pour l'ensemble des secteurs qui n'en disposent pas encore, notamment les soins de vie et les indemnités journalières.
Un point de fragilité particulier est l'évolution des déficits et de la dette de l'hôpital public qui n'entre pas dans le champ dans de l'Ondam. La loi organique du 14 mars 2020 a créé une nouvelle annexe – numéro 6 – aux lois de financement de la sécurité sociale qui permet de s'assurer que les recettes des hôpitaux sont suffisantes pour investir dans leur modernisation sans augmenter leur dette. Elle est déjà considérable puisqu'elle s'élève à 30 milliards d'euros. Pour un réel suivi de la situation financière des établissements de santé, nous recommandons d'accélérer le versement des dotations de fin d'exercice aux hôpitaux publics, actuellement opéré à la mi-mars de l'année suivante, soit trop tardivement. Nous recommandons également d'accélérer le calendrier d'établissement de leurs comptes, actuellement bouclés en juillet de l'année N+1. Il faut par ailleurs homogénéiser les informations financières entre hôpitaux publics et cliniques privées, qu'elles soient à but lucratif ou non lucratif.
Le troisième enjeu est central pour l'avenir de l'assurance maladie : l'efficience du système de santé et notamment des soins de vie. Ce chantier doit être envisagé avec clarté, détermination et constance dans le temps. Nous l'illustrons à travers trois exemples qui portent sur les expérimentations engagées par la loi de financement de la sécurité sociale de 2018, dites « article 51 ». Nous évoquons ensuite la situation des services d'aide médicale d'urgence (Samu) et des structures mobiles d'urgence et de réanimation (Smur) ainsi que les actions de maîtrise médicalisée des dépenses de santé.
Nous avons examiné d'abord le cadre dans lequel environ cent vingt expérimentations ont été engagées depuis 2018 pour tester de nouveaux modes de tarification ou d'organisation des soins. Il n'est pas simple de réformer notre système de santé. L'expérimentation est utile pour adapter la réforme aux besoins, mais aussi démontrer par l'exemple en laissant les professionnels de santé s'approprier de nouveaux modes de travail, de nouveaux modes d'organisation plus collaboratifs et coordonnés. Or, nous constatons que, jusqu'ici, rien n'a été fait pour préparer la généralisation des règles après expérimentation. Par conséquent, la Cour des comptes rappelle que, lorsque les doutes sont levés sur l'utilité de certaines évolutions, il faut mettre en œuvre ces dispositifs dès que possible. La technique de l'expérimentation ne doit pas devenir un moyen dilatoire pour repousser l'engagement de réformes utiles à nos concitoyens qui permettraient des soins plus efficaces, de meilleure qualité et de moindre coût.
Nous avons également souhaité examiner la régulation médicale autour des Samu et des Smur ainsi que les nouveaux services d'accès aux soins (SAS) censés apporter une solution aux demandes de soins restées sans réponse de la médecine de ville. Nous avons constaté que, depuis 2014, le nombre d'appels reçus par les Samu a augmenté de près de 22 %. Nous constatons dans le même temps que, du fait d'un rattrapage nécessaire puis de la création des SAS, le coût total des dispositifs concourant à la régulation médicale a augmenté de 46 % entre 2016 et 2022, augmentation qui pourrait atteindre 62 % en 2023. S'il était normal que Samu et Smur bénéficient d'un rattrapage moyen, le succès des investissements dans les SAS dépendra en grande partie de la capacité de la médecine libérale à se mobiliser et à s'organiser afin que toute personne ayant besoin d'un examen par un généraliste puisse bénéficier d'une consultation en ville dans les 48 heures. La Cour des comptes sera attentive à ce que cet objectif fixé aux SAS soit atteint et mesuré.
Enfin, dans le cadre de la revue des dépenses publiques, la Cour des comptes aura l'occasion de revenir fin juin sur les enjeux déficients des soins de ville qui représenteraient la moitié de l'objectif national des dépenses d'assurance maladie. En attendant, nous avons porté un regard critique sur les économies figurant en annexe au projet de loi de financement de la sécurité sociale au titre de la « maîtrise médicalisée des dépenses de santé ». Nous démontrons le caractère artificiel des économies présentées et notre démonstration n'est contestée ni par l'administration ni par l'assurance maladie. En outre, force est de constater que les actions de l'assurance maladie pour rendre efficientes les dépenses de prescription des médecins de ville n'ont pas été efficaces. Si l'on étudie la consommation de médicaments génériques, par exemple, la France reste dans une situation peu favorable. Nous privilégions le médicament « princeps » et notre consommation de générique est deux fois plus faible qu'en Allemagne.
Le quatrième enjeu est la qualité du service rendu aux usagers. Nous l'illustrons par quatre exemples qui montrent à divers degrés l'importance des efforts à consentir pour justifier de l'usage pertinent de sommes consacrées à notre système de sécurité sociale.
Tout d'abord, nous nous sommes intéressés à l'objectif de parité des pensions servies aux hommes et aux femmes. Prévu par le code de la sécurité sociale, il est loin d'être atteint. Les femmes perçoivent en moyenne une pension de retraite inférieure de 28 % à celle des hommes en 2020. L'écart est plus important encore hors réversion, soit 40 %. Sans les dispositifs de solidarité et sans réversion, la pension moyenne de droits directs des femmes serait inférieure de 50 % à celle des hommes. Ces écarts ne seront pas substantiellement modifiés par la réforme des retraites. Environ 50 milliards d'euros sont dépensés chaque année à travers des mécanismes complexes, des droits familiaux de retraite et des dispositifs de réversion. Nous sommes convaincus que repenser ces dispositifs permettrait de les rendre plus efficaces, avec un moindre coût pour la collectivité.
Nous avons également examiné les règles et la gestion d'indemnisation des congés de maternité et de paternité. Nous constations les limites des politiques d'alignement des règles applicables aux non-salariés sur celles applicables aux salariés. Même avec des droits quasi identiques, les indépendantes et les exploitantes agricoles prennent moins de congés maternité que les mères salariées. Par ailleurs, la gestion des indemnités par les caisses de sécurité sociale est d'une qualité insuffisante, avec des délais de versement anormalement longs qui pénalisent les assurés concernés. Le caractère perfectible de la gestion de la sécurité sociale apparaît aussi à travers les litiges qui opposent assurés et organismes. Chaque année, les assurés sociaux déposent près de 70 000 recours devant les tribunaux. Plus de 100 000 dossiers sont auparavant soumis aux instances précontentieuses des caisses. Une intervention accrue de médiateurs doit être favorisée pour éviter que les litiges ne se terminent devant les tribunaux. Par ailleurs, des simplifications sont à apporter pour éviter que les assurés ne soient contraints, dans certains cas, à saisir deux juges différents pour les mêmes motifs.
Sur ces enjeux d'efficacité et de qualité de service public de la sécurité sociale, nous avons enfin souhaité donner un coup de projecteur sur le régime social des marins et les difficultés majeures qu'il rencontre depuis plusieurs années. Les conditions d'une gestion efficace de la sécurité sociale n'y sont absolument plus garanties et une évolution en profondeur est indispensable. Elle passe notamment par un alignement progressif sur le régime général.
Le dernier enjeu concerne la lutte contre les fraudes aux prestations sociales. Le sujet ne laisse personne indifférent. Il est au cœur du plan de lutte contre les fraudes aux finances publiques dévoilé en mai par le Gouvernement. Au-delà des dommages financiers considérables qu'elle entraîne, la fraude constitue une atteinte au principe de solidarité et donc au pacte républicain qui fonde depuis 1945 la sécurité sociale. La lutte contre la fraude est donc à la fois un impératif d'efficacité économique et de justice sociale. Nous avons une idée qui se précise de son coût, entre 6 et 8 milliards d'euros, hors erreurs fautives des assurés. C'est beaucoup trop. L'administration et les caisses de sécurité sociale ont manifestement la volonté d'agir et nous avons constaté des progrès, mais trop peu de moyens sont consacrés aux contrôles. La coopération entre administrations ne progresse pas assez rapidement et les fraudeurs ne sont pas sanctionnés de façon suffisamment ferme et systématique. La lutte contre la fraude doit devenir une priorité de premier plan, qui oblige responsables et gestionnaires de la sécurité sociale, mais aussi l'ensemble des assurés sociaux.
Je vous remercie pour votre attention et me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.