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Intervention de Claire Hédon

Réunion du mercredi 17 mai 2023 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Claire Hédon, Défenseure des droits :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je tiens d'abord à vous remercier de m'accueillir aujourd'hui. Le partage de ce rapport annuel est un moment important pour moi et cette présentation est inscrite dans la loi, de même qu'au Sénat et au Président de la République, présentations pour lesquelles des rendez-vous seront prévus d'ici l'été. Ce moment me permet de vous présenter l'état des lieux de l'institution ; il s'agit d'un véritable révélateur d'atteinte aux droits d'une partie de la population et des difficultés qui sont vécues par de nombreuses personnes. Ainsi, nous constituons un observatoire intéressant pour les pouvoirs publics, pour le Parlement. Notre institution est une autorité administrative indépendante, inscrite dans la Constitution avec deux missions : d'une part, traiter les réclamations que nous recevons dans les cinq domaines de compétences que vous avez rappelés et rétablir les personnes dans leurs droits à partir de ces réclamations, d'autre part, promouvoir les droits et les libertés. Ainsi, le législateur a bien pensé qu'il ne s'agissait pas simplement de réparer individuellement, mais bien de faire un certain nombre de préconisations, de rendre des avis sur des projets et propositions de loi ainsi que d'établir des rapports d'observation.

Nos missions sont les suivantes : protection des droits des enfants, protection et orientation des lanceurs d'alerte, contrôle externe de la déontologie des forces de sécurité, lutte contre les discriminations et défense des droits des usagers de service public qui constitue 80 % des réclamations. Ces missions peuvent sembler diverses, mais elles se complètent et ont un point commun : la défense des droits et des libertés. Il s'agit du point de départ et de l'aboutissement de chaque mission, la boussole qui nous guide dans notre activité. Dans un contexte où ils sont en danger, leur préservation est notre raison d'être.

Pour mener à bien nos missions, le législateur nous a donné des pouvoirs de médiation, d'enquête et de recommandation. 80 % des réclamations sont d'ailleurs traités en médiation, qui aboutissent dans les trois quarts des cas. Nous nous appuyons sur 250 agents, majoritairement au siège avec quelques chefs de pôles régionaux ainsi que sur des pôles régionaux avec 570 délégués territoriaux, bénévoles indemnisés qui reçoivent les réclamants en présentiel et 120 ambassadeurs et ambassadrices des droits, des jeunes en service civique qui se rendent notamment dans les écoles, les collèges et les lycées pour parler des droits de l'enfant et de la lutte contre les discriminations.

En 2022, nous avons enregistré près de 126 000 réclamations, une augmentation de 10 %. Ce chiffre s'établissait à 100 000 réclamations en 2020 et 115 000 en 2021.

Je reviendrai sur notre rôle concernant le contrôle externe des forces de sécurité, mais je souhaite commencer par les droits d'usagers de service public. Ainsi, j'observe un éloignement des services publics. Ils incarnent l'accès aux droits et doivent être concrets et accessibles, mais nous constatons de manière persistante leur déshumanisation, qui se traduit par une dégradation des relations avec les usagers, le silence, l'absence de réponse des administrations qui entraînent la résignation, le non-recours et la perte de droit pour les usagers. Je ne mets nullement en cause les agents publics, mais bien au contraire le manque d'agents publics et leur effacement du fait d'une dématérialisation excessive.

Les difficultés de relations avec les services publics font partie de notre quotidien à tous, pas simplement ceux qui sont le plus éloignés du droit. Qu'il s'agisse de l'école, de la caisse d'allocations familiales (CAF), des impôts, de l'assurance maladie, de Pôle emploi ou de la commune, nous pouvons nous trouver à différents moments de notre vie dans une situation d'incompréhension avec l'administration. Les conséquences sont redoutables, en particulier pour les personnes les plus vulnérables, lorsqu'elles se traduisent par des ruptures de droits sociaux et elles sont renforcées par la dématérialisation, qui est l'une des expressions du recul des services publics. Les droits ne peuvent être garantis que si des personnes sont en mesure de répondre aux situations particulières.

La dématérialisation est une chance pour de nombreuses personnes et démarches, mais elle ne peut constituer la seule option. Cette politique publique est menée sans avoir été évaluée dans sa globalité et son coût et son efficacité n'ont pas été mesurés. Nous avons beaucoup travaillé sur ce sujet et nous avons précisément décrit les atteintes aux droits qui découlent de cette dématérialisation des services publics. Nous avons rendu deux rapports en 2019 et 2022, car nous réalisons un suivi de nos recommandations et nous avons constaté une aggravation de la situation.

Nos rapports ont sans doute contribué à la prise de conscience des enjeux liés à la transformation de nos services publics : cette dématérialisation se fait au prix de l'exclusion de certaines personnes. Le Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie (Credoc) évoque près de 16 millions de personnes, soit 31,5 % des Français de plus de 18 ans vivant en métropole et un tiers de la population, concernées par ce phénomène d'éloignement des services publics. Par ailleurs, le Credoc évalue à 4 millions le nombre de personnes en difficulté avec le numérique et qui n'ont pas forcément de connexion Internet. La dématérialisation peut simplifier les démarches, mais chacun d'entre nous peut se retrouver confronté à un site internet des services publics qui dysfonctionne.

Il est frappant de constater que cette dématérialisation s'accompagne d'un report sur l'usager de tâches qui incombaient auparavant à l'administration. On demande à l'usager de s'adapter alors que le principe même du service public est son adaptation à l'usager. On demande à l'usager de s'équiper, de se former et d'être capable de formuler des démarches en ligne, tout en comprenant le langage administratif et sans commettre d'erreurs.

Selon moi, nous sommes renvoyés à la question suivante : quel service public voulons-nous ? Le premier défi que doit relever cette transformation numérique des services publics est la garantie d'accessibilité dans le respect des principes qu'ils guident, notamment du principe d'égalité. Or, nous constatons aujourd'hui que les alternatives au numérique sont très insuffisantes. Nous avons mené avec l'Institut national de la consommation (INC) une étude de quatre services publics sur l'évaluation des réponses apportées aux usagers par les plateformes téléphoniques, une alternative au tout numérique, et nous avons appris que sur les 1 500 appels passés, 40 % n'avaient pas abouti.

On dit souvent que les personnes sont éloignées du droit, mais il nous semble surtout que le service public s'est éloigné d'elles, notamment des plus vulnérables et des plus pauvres, en faisant peser sur elles une charge administrative, matérielle et mentale très lourde. La dématérialisation ne peut être considérée comme un progrès si elle exclut et déshumanise le service public.

Quand 28 % de la population éprouve des difficultés face aux démarches administratives, le service public doit s'adapter à l'usager et non l'inverse. Je souhaite vous citer l'exemple d'une femme âgée qui devait changer sa chaudière et qui était éligible à MaPrimeRénov'. Elle a donc créé un compte sur le site de l'Agence nationale de l'habitat (Anah), mais, malgré plusieurs tentatives, elle n'a pas réussi à compléter le dossier en raison d'un dysfonctionnement du site. Entre-temps, sa chaudière a cessé de fonctionner et cette femme s'est retrouvée en plein hiver sans eau chaude ni chauffage. Elle s'est donc résolue à initier les travaux avant la réponse de l'Anah, ce qui aurait dû avoir pour conséquence de la priver du bénéfice de la MaPrimeRénov'. Nous sommes face à une femme âgée qui se trouve privée d'une aide financière à laquelle elle a droit en raison d'un dysfonctionnement d'un site avec une procédure entièrement dématérialisée et sans alternative.

En l'occurrence, l'intervention de l'institution du Défenseur des droits a permis le versement de l'aide, mais nous ne sommes pas saisis de toutes les difficultés. Nous avons reçu des centaines de réclamations similaires dès 2020. Nous avons constaté des écueils dans le traitement des demandes, des problèmes techniques, des défauts d'information, des délais de traitement et des difficultés liées à la dématérialisation totale. Toutes ces entraves ont des conséquences importantes pour les usagers, dont certains ont passé l'hiver sans chauffage.

Pour respecter les droits, les services publics ne peuvent absolument pas être intégralement dématérialisés. À partir de nos enquêtes, nous avons adressé un certain nombre de recommandations à l'Anah. Au moment où nous avons rendu cette décision, nous avions eu environ 500 saisines et nous en avons reçu 900 supplémentaires depuis le mois d'octobre. Ainsi, le problème n'est pas réglé et nos délégués ne reçoivent pas de réponse quand ils saisissent l'Anah sur certaines difficultés. Je vous rappelle que nos délégués sont des bénévoles qui reçoivent une indemnité. Ils trouvent une satisfaction parce qu'ils arrivent à régler des problèmes, mais si tel n'est pas le cas, leur travail perd tout sens. Ainsi, certains s'en vont, car ils ne reçoivent pas de réponse des administrations. La dématérialisation touche particulièrement des personnes en situation de vulnérabilité et contribue aussi à en créer. Ainsi, les personnes étrangères rencontrent de nombreux obstacles à l'exercice de leurs droits.

Les réclamations relatives aux droits des étrangers sont devenues le premier motif de saisine de l'institution. Elles représentent 24 % des réclamations pour 2022 et 30 % pour les quatre premiers mois de 2023. Ces chiffres me mettent particulièrement en colère, car ce sont majoritairement des réclamations pour des renouvellements de droit au séjour. Ces personnes l'obtiendront de fait, mais se retrouvent en situation irrégulière, ne parviennent pas à prendre de rendez-vous en préfecture, n'ont pas de réponse après le dépôt de dossier et multiplient les récépissés. Certaines perdent leur emploi, leur logement et des aides auxquelles elles ont droit.

Cette situation est inacceptable. Nous constatons une dégradation de l'accueil des étrangers en France, qui est invisibilisée par la dématérialisation puisque les rendez-vous en préfecture sont pris en ligne. Auparavant, les queues devant les préfectures choquaient, mais on ne les voit plus. Elles sont virtuelles, devant les ordinateurs.

Le service public doit conserver son rôle de soutien et de service au public. Il doit veiller à ne pas engendrer la précarité et c'est notre rôle de le rappeler. Les conséquences de la dématérialisation empêchent l'accès de nombreux usagers au service public et donc à leurs droits. Leur gravité est individuelle, mais également collective, avec une population et un principe d'égalité qui ne sont plus incarnés. Nous sommes ici confrontés à un dysfonctionnement structurel auquel mon institution, avec ses moyens, ne peut pallier seule et qui n'en a pas la vocation. Nous ne pouvons ni devons nous substituer aux services publics. Notre rôle est de répondre aux réclamations individuelles, révéler les atteintes aux droits et faire des recommandations pour que les pouvoirs publics s'en saisissent.

Sans réaction, mon institution risque l'embolie. Est-il normal qu'un usager doive saisir le juge des référés du tribunal administratif, ou le Défenseur des droits, seulement pour obtenir un rendez-vous ? Ce système marche sur la tête et je n'ai pas vocation à être le Doctolib des rendez-vous en préfecture – pour reprendre l'expression de la présidente du tribunal administratif de Versailles.

Le problème doit être résolu à la source, au niveau des préfectures. Encore une fois, je ne porte aucune accusation envers les agents dans ces préfectures qui cherchent à faire au mieux. Cependant, la Cour des comptes a indiqué que la réduction des effectifs trop significative les empêchait de traiter tous les dossiers. Ces difficultés d'accès aux services publics minent notre cohésion sociale et portent atteinte à notre démocratie.

Je souhaite que notre institution puisse être un recours pour tous et qu'elle soit facilement accessible. Nous travaillons à réduire la distance avec les personnes qui nous saisissent et qui ne nous connaissent pas toujours. L'expression « aller vers » a tout son sens : nous sommes joignables gratuitement, par mail, par téléphone, partout en France, avec nos 570 délégués qui assurent des permanences et qui reçoivent physiquement les réclamants. Ils sont présents dans 990 points d'accueil et effectuent deux demi-journées de permanence, pas toujours au même endroit. Par ailleurs, nous sommes présents dans des préfectures, des maisons de la justice et du droit et nous créons de nouvelles permanences dans des locaux d'associations et des centres sociaux. Nous sommes présents dans une centaine d'espaces France Services, des tiers lieux et des missions locales, pour essayer d'atteindre les jeunes.

Dans leurs permanences, nos délégués comblent un manque dont souffrent de plus en plus nos services publics : la présence de guichets qui permettent un accueil physique et une écoute. Grâce à leur implication et leur rigueur, l'action de nos délégués et de nos agents est efficace. Ainsi, 75 % de nos médiations ont abouti en 2022. Nous faisons aussi en sorte d'être joignables par téléphone. Nous enregistrons 8 000 appels mensuels sur notre plateforme téléphonique généraliste, avec un taux d'appels décrochés de plus de 90 % pour répondre à des demandes d'informations et d'explications. Nous avons également mis en place un numéro dédié et gratuit pour les détenus, le 3141. Il risque d'ailleurs d'être victime de son succès, car les détenus l'utilisent largement.

Par ailleurs, nous utilisons le site Antidiscriminations.fr et le numéro de téléphone 3928, créés à la demande du Président de la République il y a un peu plus de deux ans. Ce service d'accompagnement gratuit recense un millier d'acteurs engagés localement. La lutte contre les discriminations repose sur une écoute attentive – certains appels peuvent durer plus de quarante-cinq minutes – et nous montrons aux personnes qu'elles peuvent faire valoir et respecter leurs droits. L'institution du Défenseur des droits est un recours pour tous.

Je voudrais en venir maintenant à la nécessaire défense des droits des enfants. Nous constatons que les enfants ne sont pas suffisamment considérés comme sujets de droit. Certains n'ont pas accès au logement, à l'éducation, à la cantine et à la protection à laquelle ils ont droit. Ainsi, la scolarisation des enfants en situation de handicap reste très insuffisante malgré les progrès de ces dernières années. Les réclamations se multiplient dans ce domaine. Non seulement le nombre d'accompagnants d'élèves en situation de handicap (AESH) doit augmenter, mais les pouvoirs publics doivent également rendre possible la formation des enseignants pour mieux garantir l'effectivité des droits de l'enfant.

Au lieu de s'adapter à l'enfant, le système scolaire demande souvent à l'enfant et à sa famille de s'adapter aux contraintes. Nous voyons encore des enfants qui sont privés de liberté en centre de rétention administrative (CRA), parfois rattachés arbitrairement à un tiers pour être retenus. À Mayotte, les atteintes aux droits sont particulièrement fréquentes et graves dans tous les domaines. À cet égard, les actions liées à l'opération « Wuambushu » m'inquiètent particulièrement et nous y attachons la plus grande vigilance. J'ai saisi à ce sujet le ministre de l'intérieur et d'autres ministres concernés par des risques d'atteintes aux droits et j'ai souhaité qu'une délégation de juristes de l'institution se rende sur place.

Notre préoccupation porte sur deux points : les conditions de « décasage », alors même que le nombre de constructions est très insuffisant pour l'accueil des familles, et les conditions d'éloignement des personnes étrangères. Nous sommes inquiets concernant le droit de recours dans le cas d'une rétention en CRA et en local de rétention administrative (LRA). Enfin, à cet égard, je rappelle que la France vient d'être condamnée une nouvelle fois par la Cour européenne des droits de l'homme pour la rétention d'enfants en CRA.

Le projet de loi immigration, dont l'examen devant votre assemblée est reporté, comportait une disposition pour y mettre fin, avec toutefois des insuffisances relevées dans l'avis que j'ai rendu sur ce projet de loi lors de son examen par le Sénat. Les LRA ne sont pas concernés, de même que les enfants de 16 à 18 ans. Le report de la date d'application nous inquiétait également, car en réalité, aucune loi n'est nécessaire pour changer la pratique, bien que cette interdiction textuelle soit utile. Quoi qu'il en soit, la pratique perdure à Mayotte.

Par ailleurs, nous constatons que les enfants qui doivent être protégés ne le sont pas suffisamment. Je pense ainsi à la protection de l'enfance qui ne parvient plus aujourd'hui à jouer son rôle, aux juridictions dont les décisions ne sont pas exécutées, au manque de places en foyers et d'assistants familiaux, aux mesures éducatives en milieu ouvert, aux prises en charge dans des délais pouvant excéder les six mois, aux ruptures dans les parcours des enfants, aux changements de famille d'accueil sans aucune préparation de l'enfant ni de considération pour le lien d'attachement qui s'est construit avec sa famille d'accueil… Nous sommes encore face à des problèmes systémiques. Nous publions des recommandations qui nécessitent des réponses des pouvoirs publics à la hauteur de l'enjeu : la protection des enfants et le respect de leurs droits.

J'en viens à la déontologie des forces de sécurité et au nécessaire respect des droits par les forces de sécurité. Le législateur a fait du Défenseur des droits le contrôleur indépendant des policiers, des gendarmes, des surveillants pénitentiaires et des agents de sécurité privée, soit toute personne qui exerce une activité de sécurité. La situation des derniers mois m'a conduite à réexpliquer cette fonction, absolument essentielle dans une démocratie et dans un État de droit, un État dans lequel les pouvoirs publics sont soumis au droit. La première exigence déontologique est le respect de la loi par les policiers et les gendarmes qui sont au service de la loi, des institutions et de la population.

Or, nous avons notamment rendu en 2022 deux décisions pour des faits qui mettent directement en cause ces principes, dont la destruction par des policiers, en dehors de tout cadre légal, de baraquements par des bulldozers ou même par le feu. Les familles se voient privées de leur logement, de leurs effets personnels et de tous les accompagnements que prévoit la loi en matière de santé ou encore de scolarisation des enfants.

Grâce à la rigueur de nos enquêtes et à notre indépendance, nous pouvons faire la lumière sur les faits et sur les responsabilités qui y sont attachées. Depuis plus de vingt ans, le Défenseur des droits et la commission nationale de déontologie de la sécurité avant lui enquêtent sur le comportement des policiers et des gendarmes. Le législateur a pensé qu'un contrôle indépendant et transparent était nécessaire pour établir la confiance entre les acteurs de la sécurité et les citoyens. Il a considéré que le respect de la déontologie était protecteur pour les policiers et les gendarmes et particulièrement nécessaire au regard de leurs responsabilités et prérogatives.

Ainsi, nous avons publié de nombreuses décisions sur des comportements de policiers et de gendarmes ainsi que sur leur rôle, le rôle de leur hiérarchie et des avis sur le maintien de l'ordre. Nous ne nous intéressons pas simplement aux faits commis par les forces de l'ordre, mais également à leur formation et leur encadrement à ce moment-là. Lors des manifestations des dernières années, nous avons parfois constaté des privations de liberté arbitraire et des dissimulations du visage de policiers qui sont contraires à la loi. Nous avons rendu plusieurs décisions sur l'usage de la force des armes, dites « de force intermédiaire » comme le lanceur de balles de défense (LBD). Nous avons publié un rapport intitulé Le maintien de l'ordre au regard des règles de déontologie qui avait été remis au président de l'Assemblée nationale en 2018.

Depuis, nous avons pris position sur le schéma de maintien de l'ordre et sur plusieurs projets ou propositions de loi, tels que la loi de sécurité globale. Forts de cette expertise et des pouvoirs accordés par la Constitution et la loi organique, nous traitons les réclamations que nous avons reçues. Depuis le mois de janvier, nous avons enregistré 166 réclamations sur le comportement de policiers et de gendarmes lors de manifestations et les témoignages et images qui nous parviennent laissent penser que les droits ont été bafoués.

Ma crainte est que la répétition de tels actes contribue à les rendre habituels et à rendre habituel l'inacceptable. Cette répétition risque d'installer une logique de face à face dans la durée pouvant entraîner des atteintes à la liberté de manifester, à l'intégrité physique, à la vie. Je rappelle que la sécurité des manifestants, des policiers et des gendarmes et la garantie de la liberté de manifester sont de la responsabilité de l'État ; le respect sans faille de la déontologie est la condition dans la durée de la légitimité des interventions des forces de sécurité et nous contribuons à conforter cette légitimité en veillant au respect de la déontologie.

Nous menons des enquêtes impartiales et contradictoires en prenant le temps nécessaire. J'ai bien conscience du décalage entre le temps médiatique et le temps permettant de publier des décisions résultant d'enquêtes abouties et en contradictoire. Ces questions prennent une grande place dans le débat politique et médiatique, car notre société tout entière s'en trouve ébranlée dans ses repères et dans la confiance en ses institutions. Par notre action, je suis convaincue que nous contribuons à préserver les repères indispensables de la loi, des droits et des libertés. À cet égard, je rappelle combien la liberté de manifester et la liberté d'association doivent être préservées. Je m'inquiète d'un climat qui contribue à fragiliser l'édifice démocratique. Le contrôle indépendant est toujours plus nécessaire, même s'il fait l'objet d'attaques et nous participons au débat démocratique en rendant publiques nos décisions.

La défense des droits et des libertés passe également par la lutte contre les discriminations. Le deuxième volet de l'enquête Trajectoires et Origines (TeO), réalisée par l'Institut national d'études démographiques (Ined) et l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) avec le soutien de l'institution du Défenseur des droits, montre l'ampleur des discriminations et leur augmentation. 19 % des personnes de 18 à 49 ans ont déclaré souvent ou parfois des discriminations au cours des cinq dernières années, pour 14 % en 2008.

L'enquête permet d'affirmer que la discrimination est très présente dans notre pays, et qu'elle ne régresse pas. Elle témoigne également d'un manque d'intervention des pouvoirs publics dans la lutte contre les discriminations. Nous réalisons chaque année un baromètre des discriminations avec l'Organisation internationale du travail (OIT). L'édition 2022 révèle les discriminations subies dans le secteur des services à la personne. Sans ce type d'études, une bonne part des discriminations serait invisible, car les recours juridiques sont très rares. Nous avons reçu seulement 6 500 réclamations pour des faits de discrimination et nos saisines ne sont manifestement que la partie émergée de l'iceberg.

L'ampleur des discriminations ne se reflète pas dans les démarches qui sont effectuées devant notre institution et devant la justice. Nous constatons à la fois une forme de fatalisme, mais également une crainte des représailles. Nous agissons par voie d'enquête et de médiation. Ainsi, récemment, nous avons été saisis par un professeur de guitare qu'une commune a refusé d'embaucher, car il allait devenir père et qu'il allait prendre son congé paternité de vingt-huit jours. Nous avons obtenu qu'il soit indemnisé et je rappelle que le Défenseur des droits est un recours en la matière, via le site Antidiscriminations.fr et le 3928. L'égalité est un principe fondamental et les discriminations sont des infractions, des souffrances et des injustices ; les combattre est une priorité publique. Elles entravent les parcours de vie et la possibilité de se réaliser en tant qu'individus. Toutes les études montrent qu'elles ont des impacts sur la santé physique et psychique.

Je vais terminer avec la compétence qui nous a été confiée en 2016 puis renforcée en 2022 sur la protection et l'orientation des lanceurs d'alerte. La loi nous a conféré de nouveaux pouvoirs dont celui de délivrer une certification qui reconnaît la qualité de lanceur d'alerte et nous a accordé une adjointe supplémentaire, Cécile Barrois de Sarigny. Nous recevons actuellement une saisine par jour dans ce domaine. Le nombre de saisines s'établissait à 134 en 2022 et va doubler. Nous sommes préoccupés par notre capacité à traiter l'ensemble de ces réclamations. En effet, nous devons étudier tous les dossiers pour bien vérifier s'ils sont lanceurs d'alerte.

Permettez-moi de terminer par un mot d'alerte sur notre organisation et nos moyens d'action. Depuis plusieurs années, les champs d'action du Défenseur des droits n'ont cessé de s'élargir avec l'adoption de textes législatifs et réglementaires qui lui confient de nouvelles missions : les lanceurs d'alerte, le dispositif anti-discrimination, le suivi de conventions internationales ou encore les expérimentations de médiation préalable obligatoire. Dans ce cadre, l'activité a crû continuellement et se traduit par une hausse des réclamations de plus de 70 % depuis 2014. En 2022, nous avons reçu 126 000 réclamations, soit une augmentation de 29 % par rapport à 2020 et nous enregistrons près de 100 000 appels sur la plateforme.

Dans le même temps, entre 2014 et 2022, le plafond d'emploi de l'institution a augmenté de seulement 13 %, une hausse très insuffisante pour remplir nos missions. Nous faisons face à un risque très prégnant de dégradation de niveau de service rendu au réclamant, de difficultés, voire d'impossibilités à satisfaire et soutenir les personnes les plus éloignées de leurs droits. J'ai alerté la Première ministre et je vous alerte également. J'ai tout à fait conscience du contexte actuel des finances publiques. Nous avons transmis des demandes très réalistes, d'autant plus que nos moyens sont très inférieurs à ceux de nos homologues européens.

Une étude a mis en exergue la corrélation entre l'indépendance, inversement proportionnelle aux effectifs pour les organismes externes de contrôle de la déontologie des services de sécurité. Nous sommes en queue de liste en matière de moyens dans les pays européens et quand nous faisons la comparaison de notre travail de médiateur avec celui des Ombudsmans, nos moyens sont nettement plus faibles. Or, ces moyens sont nécessaires pour que l'institution puisse jouer son rôle et rétablir les personnes dans leurs droits. Nous sommes un élément pacificateur au service de la cohésion sociale dans notre pays. La Constitution nous a chargés de veiller au respect des droits et des libertés, qui sont régulièrement attaqués. Ce rapport annuel d'activité rappelle que les droits et les libertés ne peuvent être remis au second plan. Ils sont le fondement de notre société et de notre organisation sociale. Ils sont placés en préambule de notre Constitution et sont essentiels à la démocratie et à l'État de droit.

À travers les situations individuelles que nous recevons, nous contribuons à rétablir les personnes dans leurs droits, mais aussi à renseigner les pouvoirs publics et l'ensemble des citoyens, sur les réponses plus globales à apporter pour faire progresser le respect des droits. Le rapport montre l'efficacité de notre action, en particulier des médiations, dans de nombreux domaines ainsi que l'implication sans relâche des délégués territoriaux du Défenseur des droits pour obtenir des avancées pour les droits de tous et toutes, pour rappeler sans cesse où se situe l'inacceptable et comment remédier concrètement aux atteintes aux droits. Cependant, nous ne pouvons pas faire face seuls ni nous substituer aux administrations, aux pouvoirs publics.

La révélation d'atteintes structurelles aux droits doit être prise en compte. Le rapport donne à voir la réalité des épreuves que traversent celles et ceux qui ne parviennent pas à faire respecter leurs droits. Prendre en compte cette réalité est non seulement une exigence démocratique, mais aussi la seule voie pour rétablir la confiance dans nos services publics et dans nos institutions.

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